Sommaire
1. Les Hommes
2. Les Marchandises
3. Les Capitaux
3.1. Les investissements internationaux
3.2. Le système monétaire international : le ralliement à l'étalon-or
Objectifs de connaissance :
Après avoir étudié ce chapitre, l'étudiant doit être en mesure :
— de décrire globalement l'évolution de la population dans le monde au XIXe siècle et au début du XXe siècle ;
— d'analyser les facteurs et les caractères des mouvements migratoires ;
— de présenter l'évolution du commerce international dans cette période ;
— de caractériser les mouvements de capitaux dans leur causes et leurs conséquences ;
— de comprendre les origines et les mécanismes de l'étalon-or.
L'expansion de l'Europe hors de ses frontières aboutit en 1914 à une situation où "le monde entier tend à être enserré dans un réseau complexe et dense de relations économiques que l'Europe contrôle pour l'essentiel" (Asselain). Cette expansion peut être analysée au niveau des flux migratoires (1) et des relations économiques internationales sous leurs aspects réels (2) ou leurs aspects monétaires (3). Elle provoque une accélération du processus de globalisation économique qui avait démarré avec les grandes découvertes des XVe-XVIe siècles et l'ouverture d'un marché planétaire.
L'Europe, le plus petit des continents avec 10 millions de km2 représente environ un quart de la population mondiale vers 1900, proportion qui n'a fait qu'augmenter tout au long du XIXe siècle avant de baisser au XXe jusqu'à 10 % actuellement. Mais la population européenne ou d'origine européenne représente environ un tiers des habitants de la planète aujourd'hui du fait des migrations massives de l'époque.
La densité est cinq fois plus élevée en Europe que dans l'ensemble du monde (50 h/km2 contre 10), avec des écarts très importants entre les pays.
Elle est en France de 73 hab./km2 vers 1900, de 38 en Espagne, mais de 157 en Grande-Bretagne, 120 en Allemagne et 111 en Italie, trois pays de forte émigration au XIXe contrairement aux deux premiers.
Le XIXe siècle peut ainsi être caractérisé par une diaspora planétaire des Européens, The Great Resettlement, selon l'expression d'un historien anglais. À côté de celui-là, les mouvements précédents de population dans l'histoire, comme les grandes invasions du Ve ou du IXe siècle, ne sont "qu'un jeu d'enfants". Cette "grande réinstallation" a démarré aux Amériques au XVIe siècle avec l'arrivée de Portugais, d'Espagnols, d'Anglais, de Hollandais et de Français sur les côtes du Nouveau Monde, mais elle s'accélère après 1830 vers tous les continents, surtout pendant les crises, notamment celles de 1845-48 et 1873-96.
La pression démographique, les facilités nouvelles de transport, l'oppression politique et raciale, les possibilités de colonisation de pays à faible densité (Australie, Amériques, Afrique du Sud), le chômage, l'écart des salaires avec les pays où la main d'œuvre est rare, tout cela est à l'origine des migrations.
L'idée enfin de la possibilité d'une vie nouvelle remplie d'occasions de s'élever, de s'enrichir, la croyance dans les chances plus grandes d'un individu dans des sociétés plus dynamiques où les barrières sociales sont moindres, où tout est à faire, expliquent également la foule des partants.
Quelque 60 millions d'Européens partent outre-mer entre le début du XIXe siècle et la veille de la Première Guerre mondiale lorsque cet exode culmine (1,4M de départs chaque année entre 1909 et 1911, 1,5M en 1913).
Les îles Britanniques fournissent les gros bataillons comme le montre le tableau 1. Elle représentent plus de 40% des migrants européens : 8,5 millions de 1880 à 1910.
Pour tout le XIXe siècle, la population du Royaume Uni passe de 16 à 42 millions malgré le départ de 20 millions de personnes.
Vers 1900, un peu plus de la moitié des émigrants britanniques allaient aux États-Unis et 45% vers les colonies.
Tableau 1 Départs...
|
GB |
Allemagne |
Russie |
|
1841-1850 1 600 000 |
1871-1875 394 000 |
|
|
1861-1870 1 700 000 |
1891-1895 402 000 |
1895-1900 158 000 |
|
1881-1890 2 600 000 |
1901-1805 145 000 |
1906-1910 370 000 |
Tableau 2 Population mondiale en millions et pourcentages
région |
1900 |
1950 |
1989 |
2050** |
Afrique |
120 (7%) |
222 (9%) |
628 (12) |
2000 (21) |
Asie |
937 (54) |
1366 (54) |
3052 (59) |
5500 (58,5) |
Europe* |
401 (23) |
392 (16) |
497 (9,5) |
450 (5) |
Russie |
126 (7%) |
180 (7%) |
286 (5,5) |
300 (3) |
USA-Canada |
81 (4,7) |
166 (6,5) |
274 (5%) |
350 (4) |
Amérique latine |
63 (3,6) |
165 (6,5) |
439 (8%) |
750 (8) |
Océanie |
6 (0,3) |
13 (0,5) |
26 (0,5) |
50 (0,5) |
Total |
1734 |
2504 |
5202 |
9400 |
* Sans la Russie ni la Turquie ** Prévisions
Tableau 3 Population européenne
année |
1800 |
1850 |
1900 |
1950 |
1992 |
UK |
16,1 (9%) |
27,5 (10) |
41,8 (10) |
50,6 (9%) |
57,7 (8%) |
All. |
24,6 (13) |
35,9 (13) |
56,4 (14) |
69 (12) |
80,6 (11) |
F |
27,3 (15) |
35,8 (13) |
39 (10) |
41,9 (8%) |
57,3 (8%) |
Russie/URSS |
37 (20%) |
60,2 (23) |
111 (28) |
193 (35) |
148,9 (21) |
Esp. |
10,5 (6%) |
nd |
16,6 (4%) |
28,3 (5%) |
39,1 (5%) |
I |
18,1 (10) |
24,3 (9%) |
32,5 (8%) |
46,3 (8%) |
57,8 (8%) |
Sw |
2,3 (1%) |
3,5 (1%) |
5,1 (1%) |
7 (1%) |
8,7 (1%) |
B |
nd |
4,3 (2%) |
6,7 (2%) |
6,7 (1%) |
10 (1%) |
NL |
nd |
3,1 (1%) |
5,1 (1%) |
5,1 (1%) |
15,2 (2%) |
Autres |
51,1 (27) |
71,4 (27) |
86,8 (22) |
104,3 (19) |
242,6 (34) |
Total |
187 |
266 |
401 |
552 |
717,9 |
Les autres grands foyers d'émigration sont l'Italie (6M), les pays de langue allemande (5M), l'Espagne et le Portugal (3,5M), la Russie (2M), la Pologne, les régions de l'Autriche-Hongrie et les pays scandinaves (1,5M).
Les gouvernements européens facilitent les départs car ceux qui partent sont les plus pauvres et donc les plus mécontents, les laisser partir ne peut que réduire les tensions sociales, soutenir les salaires réels et renforcer la cohésion nationale.
La France, à l'inverse des flux migratoires en Europe, manque de main d'œuvre et importe des travailleurs à la fin du siècle : les étrangers constituent 3% de la population et 7 à 8% des ouvriers. Les Italiens représentent environ le tiers de ces apports extérieurs, suivis par les Belges (un quart), les Espagnols, les juifs d'Europe centrale chassés de Pologne, Russie, pays de l'Empire austro-hongrois.
Ils suscitent, surtout les plus nombreux, les Italiens dans le Midi, le même genre de réactions que les immigrés un siècle après, puis ils s'assimileront progressivement à partir des années 1900/1910.
Les États-Unis sont de loin le premier pays d'accueil : ils reçoivent les 2/3 de l'émigration européenne (33M d'arrivées entre 1820 et 1950, dont 10M de 1900 à 1914).
Vers 1850, le pays compte 23 millions d'habitants. Un million d'immigrants sont entrés depuis le début du siècle. Les mouvements vont s'accélérer par la suite avec la prospérité croissante du pays et la population s'élèvera à 75 M en 1900 (tableau 4).
L'Amérique reçoit plus d'émigrants en une seule année, dira Theodore Roosevelt en 1905, qu'entre l'arrivée du Mayflower (1620) et la déclaration d'indépendance (1776).
Après 1900, l'explosion des départs s'explique parce qu'il apparaît clairement en Europe que les États-Unis sont devenus une grande puissance, un nouvel Eldorado, un pays moderne où les modes de vie sont proches de ceux des pays européens, où les risques enfin sont moindres que quelques décennies auparavant ou qu'en Amérique du Sud à la même époque.
Tableau 4 Arrivées annuelles aux États-Unis
1820-1830 : 14 300 immigrants par an
1830-1840 59 900
1840-1850 : 171 300 (accélération liée à la crise de 1845-48 en Europe)
1850-1860 : 259 800 (époque de la ruée vers l'or, découvert en 1849 en Californie)
1860-1870 : 240 000 (maintien des migrations à un niveau élevé malgré la guerre de Sécession)
1870-1880 : 280 000
1880-1890 : 524 000 (grande dépression en Europe qui favorise les départs)
1890-1900 : 384 000 (reprise économique qui les freine)
1900-1910 : 879 500 (1900-1903 : 664 000 par an, 1904 : 821 000, 1905 : 1 027 000)
1910-1920 : 573 500
Le native stock (les Américains d'origine) recule devant le foreign stock (souche étrangère), il passe à la moitié de la population vers 1900 et seulement 20% à New York ou Chicago.
Les Noirs qui étaient 20% en 1790 (757 000 sur 3,9M) représentent 14% de la population du pays en 1860 (4,4M sur 31,4) et 12% en 1890 (6,5 M sur 54), à la suite de cette immigration essentiellement blanche.
Les contrôles apparaissent à la fin du siècle : l'immigration chinoise est interdite en 1882 en Californie, interdiction approuvée par la cour suprême. Le même État réclame et obtient ensuite l'arrêt de l'entrée des Japonais (1907).
Les États-Unis sont suivis par l'Argentine, le Brésil, le Canada, l'Australie, la Nouvelle-Zélande et l'Afrique du Sud. L'Amérique latine reçoit dix millions de migrants entre 1870 et 1914.
Un phénomène quelque peu négligé par l'historiographie européenne est enfin le fait que les migrations les plus importantes ont lieu depuis l'Asie. L'Inde en est le principal foyer avec trente millions de départs de travailleurs engagés,
les coolies, entre 1846 et 1932, soit plus que les deux premiers pays d'émigration en Europe, l'Angleterre (18M) et l'Italie (10M).
La diaspora indienne, organisée par les Britanniques, se retrouve aux Antilles, en Afrique, à Madagascar, à Maurice (plus de 70% de la population de l'île actuellement), à la Réunion, etc.
Elle fournit une solution à la pénurie de main d'œuvre causée par l'abolition de la traite et de l'esclavage au XIXe siècle, notamment dans les îles à sucre. Car les mouvements des hommes s'expliquent aussi par les nécessités du commerce international.
Les exportations de l'Europe quadruplent entre 1848 et 1875, puis doublent de 1875 à 1915, tandis que le commerce mondial est multiplié par six en volume de 1860 à 1914, soit une croissance de 3 à 4% par an en moyenne, supérieure sur le long terme à celle de la production, malgré le protectionnisme et la phase de repliement de la Belle Époque.
Selon Angus Maddison (1995), un pour cent de la production mondiale était exporté en 1820 et près de 9% en 1913. Les taux d'ouverture apparaissent pour quelques grands pays et le monde entier dans le tableau 5.
Tableau 5 Exportations en % du PIB
|
France |
GB |
Allem. |
USA |
Japon |
Monde |
1820 |
1,3 |
3,1 |
- |
2 |
- |
1 |
1870 |
4,9 |
12 |
9,5 |
2,5 |
0,2 |
5 |
1913 |
8,2 |
17,7 |
15,6 |
3,7 |
2,4 |
8,7 |
Le commerce mondial est toujours dominé par le vieux continent (58% du commerce mondial, 83% des échanges de produits manufacturés, en 1910).
En 1914, les quinze plus grands pays exportateurs sont la Grande-Bretagne avec 2,5 milliards de dollars d'exportations, l'Allemagne avec 2,45, les États-Unis avec 2,38 et la France avec 1,3 milliard ;
suivent aux 5e, 6e et 7e rangs mondiaux des pays périphériques : l'Inde (1,2 milliard), le Japon (969 millions) et l'Argentine (908) ;
puis la Russie (783), la Belgique (717), l'Autriche-Hongrie (561), l'Italie (485), le Brésil (462), l'Afrique du Sud (454), le Canada (421) et les Pays-Bas (413).
Les pays européens exportent et importent surtout entre eux-mêmes, les colonies ne représentant qu'une part plus faible. Bairoch estime que les exportations européennes vers le "tiers monde" ne comptent que pour 1% de la production du continent en 1830 et 3% en 1910.
Le Royaume Uni fait cependant exception, avec ses colonies de peuplement et la population énorme de l'Inde qui présente un marché important malgré l'extrême pauvreté. L'empire colonial britannique absorbe un tiers des exportations anglaises et fournit un quart des importations vers 1900 ;
les chiffres équivalents pour la France sont de 13% et 9%, et pour l'Allemagne de 1% dans les deux cas.
Dans l'entre-deux-guerres, du fait du protectionnisme exacerbé des années trente, la part des colonies atteindra son maximum dans les échanges (par exemple 27% du commerce extérieur en France en 1933).
Les principales puissances commerciales apparaissent dans le tableau 6 qui illustre le déclin relatif de la Grande-Bretagne et de la France.
Tableau 6 Part des principaux pays dans le commerce mondial en %
|
|
GB |
F |
All. |
Russie |
ÉU |
Japon |
|
1880 |
23 % |
11 |
10 |
- |
10 |
- |
|
1913 |
16 |
7 |
12 |
4 |
11 |
- |
|
1938 |
14 |
4 |
9 |
2 |
10 |
3 |
La capacité de transport dans le monde, mesurée par le tonnage marchand, croît de 10 à 16 millions de tonneaux de 1840 à 1870, puis à 32 millions en 1910, tandis que le réseau de voies ferrées passe de 100 000 km à 1 million entre 1870 et 1914.
Le coût du transport baisse au XIXe siècle en termes réels de façon extraordinaire (dans la proportion de 7 à 1 au moins) grâce à la vapeur et à l'ouverture de nouvelles voies maritimes.
GRANDS TRAVAUX PERCEMENT DES ISTHMES
Suez et Panama
Le percement des isthmes facilite les échanges : Suez (1869), Corinthe en 1893, Kiel en 1895 et Panama (1914).
Le canal de Suez sera finalement construit par Ferdinand de Lesseps (1805-1894), consul en Égypte en 1832. C'est un succès technique (161 km franchis en deux jours) et commercial (les navires affluèrent au prix de dix francs par tonneau : 486 le franchissent en 1870 et 4533 en 1910).
Des travaux gigantesques sont commencés en 1858. L'inauguration par l'impératrice Eugénie en 1869 fait l'objet d'une cérémonie grandiose
Le canal réduit de 30 à 40% la distance entre l'Europe et les Indes et marque le triomphe de la vapeur, les voiliers ne pouvant l'emprunter.
Disraeli rachètera les parts de l'Égypte en 1874 pour 4M£, faisant de la Grande-Bretagne le principal actionnaire, avec 45% du capital, de la "Compagnie universelle du canal maritime de Suez".
La concession accordée par l'Égypte est de 99 ans (en fait elle durera 87 ans, jusqu'à la nationalisation de 1956) et la liberté de circulation est garantie pour les cargos par temps de paix comme de guerre par la convention de 1888. Les navires britanniques représentent plus de la moitié des passages chaque année depuis 1869.
Les Européens réduisent leurs coûts de transport grâce au canal et en plus touchent les dividendes de la compagnie puisqu'après le rachat des parts égyptiennes ils en contrôlent 99%. On a calculé que la Grande-Bretagne avait touché 86 millions de £ de dividendes entre 1895 et 1961 (pour un achat de 4 millions en 1874).
Lesseps échouera à Panama en 1892 pour des raisons financières (manque de capitaux) et techniques (relief, climat, volonté de creuser un canal sans écluses comme à Suez), et le canal de 79,6 km à six écluses sera finalement réalisé par les Américains entre 1906 et 1914.
Après avoir fomenté en 1903 une rébellion qui permit la création de l'État de Panama, détaché de la Colombie qui perd ainsi "son territoire essentiel", ils obtiennent (contre 10M de dollars à la Colombie et un versement annuel de 250 000 dollars au Panama) une zone de 10 milles de large entre les deux océans pour mener les travaux et gérer le canal par la suite.
L'intérêt de la nouvelle voie est immense pour les États-Unis qui évitent le contournement du cap Horn pour relier leur côtes est et ouest (le trajet New York-San Francisco passait de 13 000 milles à 4 000), mais il est moins grand pour les puissances européennes.
Les investissements et prêts extérieurs atteignent une ampleur sans précédent au XIXe siècle. Il s'agit du mouvement de sortie de capitaux le plus massif de tous les temps. Ce sont pour les trois-quarts des investissements de portefeuille qui se dirigent surtout — à raison de 70% entre 1865 et 1914 — vers les infrastructures et les services collectifs (trains, ports, télégraphe, tramways, téléphone, eau, énergie, etc.), les activités extractives (12%), les industries de transformation (4%), les banques et assurances, les exploitations agricoles (ranchs et plantations).
Les voies ferrées représentent les travaux les plus gigantesques (cf. tableau 7) : Sénégal-Niger (1904), Transindochinoise (1898-1914), Tananarive-Côte Est (1900-1909), chemin de fer du Congo (1898), Dar-es-Salaam-Grands Lacs (1913), Nairobi-Mombasa, Djibouti-Addis-Abeba (1909), Tunisie-Maroc, Le Cap-Kimberley (1885), Le Cap-Johannesburg (1892), Lüderitz-Windhoek (1914), Le Caire-Khartoum, chemins de fer indiens et chinois (1883), le Bagdadbahn : Berlin-Byzance-Bagdad (1902), etc.
Tableau 7 Réseau ferroviaire en milliers de km
|
|
Afrique |
Asie |
Océanie |
Amérique latine |
Total |
|
1880 |
5 |
18 |
8 |
12 |
43 |
|
1900 |
17 |
57 |
24 |
57 |
155 |
|
1920 |
44 |
100 |
43 |
102 |
287 |
Les destinations des capitaux sont, pour la même période, l'Amérique du Nord (34%), l'Amérique du Sud (17% ), l'Asie (14%), l'Europe (13%), l'Afrique (11%) et l'Océanie (11%).
Par tête d'habitant, les pays ou colonies les plus aidés par cet afflux ont été, dans l'ordre : le Canada (500$), l'Australie (380), l'Argentine (380), la Nouvelle-Zélande (270), l'Afrique du Sud (270), le Chili (140), le Mexique (140), le Brésil (90), les États-Unis (72), l'Égypte (60), la Turquie (50), le Maghreb (40).
Les neuf dixièmes des exportations de capitaux dans le monde viennent d'Europe occidentale au début du XXe siècle. Cette épargne externe, qui atteint 3,6 % du PNB des pays européens en 1900 et 4,9 % en 1913, correspond à un record absolu (1% seulement dans les années 1960).
Les grands pays créanciers sont la Grande-Bretagne (43% des investissements étrangers en 1914), la France (20%), l'Allemagne (13%), la Hollande, la Belgique et la Suisse (12% à eux trois) cf. tableau 8.
L'Angleterre représentait à elle seule 80% des avoirs extérieurs des pays européens en 1880, 72% en 1900 et 59% en 1914.
En 1914, elle investit et place ses capitaux dans son empire (47%), aux États-Unis (41%), puis en Amérique latine (Argentine, Brésil, Chili).
La Grande-Bretagne fait presque autant de placements en Argentine (320M de livres en 1913) qu'en Inde (378M) et l'Amérique latine représente environ la moitié des placements coloniaux.
Tableau 8 Investissements étrangers de grands pays créditeurs (millions de dollars)
|
Angleterre |
France |
Allemagne |
Pays-Bas |
États-Unis |
1885 |
7800 |
3300 |
1900 |
1000 |
- |
1900 |
12100 |
5200 |
4800 |
1100 |
500 |
1913 |
19500 |
8600 |
6700 |
1250 |
2500 |
Graphique 5 Répartition de l'épargne britannique de 1864 à 1914
Sur la période 1864-1914, l'épargne britannique se dirige pour 30% vers l'économie domestique, 45% vers des pays étrangers et 25% vers l'empire ; dans ce dernier les colonies de peuplement en absorbent 17%, l'Inde 5% et les autres colonies dépendantes 3% (soit pour toutes les colonies dépendantes, seulement 11% des placements extérieurs).
Les capitaux français se dirigent surtout en Russie après l'alliance de 1894, en Espagne et au Portugal, en Europe centrale, au Moyen-Orient et dans les colonies. Les investissements ferroviaires se multiplient entre 1850 et 1880 et les investisseurs français ont largement contribué à équiper l'Europe.
À la fin de la période, l'empire colonial attire davantage de placements : l'achat d'actions et d'obligations de sociétés coloniales arrive au second rang (1,97 Md) en 1914 derrière les investissements directs en Russie (2,2 Mds de F). Les colonies séduisent les épargnants et continueront à le faire encore plus après la défaillance russe.
Les placements coloniaux représentent cependant moins de 10% des investissements français à l'extérieur contre près la moitié pour la Grande-Bretagne.
On a souligné que les prêts de l'Angleterre et de l'Allemagne permettaient de développer les exportations de produits industriels et d'équipements de ces pays, alors que l'industrie française n'était pas assez puissante pour répondre à la demande extérieure de biens manufacturés et bénéficiait donc moins d'un retour sur ses placements.
Les fameux emprunts russes, d'une importance considérable puisqu'ils représentent un quart des placements français (comptant eux-mêmes pour le cinquième du total mondial des prêts internationaux) seront répudiés par le régime bolchevik en 1917.
Pour la IIIème République vers 1900, l'idée était d'aider le tsar à développer son pays afin que la France puisse compter sur un allié puissant. Le développement économique de la Russie tsariste sera effectivement facilité par ces capitaux.
L'importance des flux de capitaux français vers la Russie, en comparaison de ceux plus modestes des autres grands pays créditeurs, s'explique donc par des raisons diplomatiques : il s'agissait d'un moyen de soutenir la stratégie d'alliance contre l'Allemagne, et l'intérêt financier des épargnants français se doublait d'un sentiment patriotique.
Mais les prêts massifs de la France permettront en fait à la Russie de développer ses achats de matériel et de biens d'équipement dans le Reich, plus proche et plus industrialisé, et la France contribuera donc indirectement à affirmer la puissance économique et militaire de son grand rival continental.
L'avance économique des pays européens explique le développement de leurs exportations de biens et de services au XIXe siècle, et donc leur excédent de balance des paiements courants, contrepartie du déficit des pays non industrialisés.
Ces excédents ont comme compensation nécessaire des sorties de capitaux pour les pays industrialisés.
De même que pour les pays en retard, le déficit structurel de leur balance courante entraîne la nécessité de recourir aux emprunts et à l'endettement externe.
Autrement dit, les pays européens ont une balance courante excédentaire et une balance des capitaux déficitaire (ils sont exportateurs de capitaux),
tandis que les pays tiers sont dans la situation exactement inverse : déficit des biens et services et excédent de la balance des capitaux (importations nettes de capitaux).
Un double équilibre général, issu de déséquilibres particuliers, est nécessairement constaté :
tout d'abord, la balance des paiements de n'importe quel pays est globalement équilibrée, ce qui veut dire que l'excédent des exportations de biens et services a comme contrepartie des sorties de capitaux (et inversement),
et d'autre part, à l'échelle mondiale, les excédents des uns ont comme contrepartie les déficits des autres et les sorties de capitaux des pays prêteurs ont comme contrepartie les entrées de capitaux des pays emprunteurs (idem pour les biens et services).
Les mouvements de prêts et d'emprunts de la fin du XIXe siècle s'analysent donc comme un simple phénomène de vases communicants : les pays à trop plein d'épargne déversent cette épargne vers les pays qui en manquent.
Une explication supplémentaire de l'exportation massive de capital réside dans les taux d'intérêt plus élevés à l'étranger. Du fait des rendements décroissants les occasions de placement deviennent moins intéressantes dans les pays déjà équipés et plus rémunératrices dans les pays neufs ou les pays en retard avec leurs besoins immenses.
Ainsi les chemins de fer en Amérique ou en Russie attirent des capitaux énormes : Edelstein (1994) y a calculé des taux de rendement de 8% en Amérique du Nord et du Sud, contre 4% au Royaume Uni, entre 1870 et 1913.
Veenendaal (1996) obtient des taux d'intérêt de 10 à 12% pour l'épargne hollandaise placée dans les chemins de fer américains, plus du double des placements domestiques.
Pour les emprunts russes les taux sont de 4%, ils sont de 5% pour les prêts ottomans, contre moins de 3% pour les placements en France.
À côté de ces analyses classiques, une deuxième école, inaugurée avec John Hobson en 1902, attribue le flux considérable des investissements extérieurs à un excès d'épargne, causé, d'une part par l'inégalité très forte des revenus, et d'autre part par le vieillissement de la population européenne. Le résultat est une consommation insuffisante, surtout chez les classes populaires, qui se traduit par une demande globale trop faible. L'excès d'épargne va se déverser dans les pays qui s'ouvrent à l'expansion capitaliste. Les théories néomarxistes de l'impérialisme reprendront ces explications.
On assiste à un processus d'endettement massif, comparable à celui des années 1970,
qui contribue au développement économique des pays neufs (Canada, États-Unis, Amérique latine) ou des pays en retard (Turquie, Égypte, Chine).
La croissance avec endettement (growth cum debt) caractérise la période. Le transfert d'épargne des pays à excédent vers les pays à déficit accélère la mise en valeur, la formation d'industries, l'exploitation économique et la réalisation d'infrastructures variées.
Dans certains cas, les investissements réalisés entraînent un développement réussi, la création de capacités nouvelles de production et de flux d'exportation qui permettent de rembourser les emprunts.
C'est ce qui se produit dans les pays scandinaves, en Australie, en Nouvelle Zélande, au Canada et bien sûr aux États-Unis. La mise en œuvre de ressources minières et agricoles (blé, viande, laine) exportées permet à ces pays de faire face à leur dette. Les produits sont de plus en plus transformés et élaborés sur place permettant une valeur ajoutée plus forte.
De nombreuses faillites ont aussi fait que des prêteurs n'ont jamais été payés et dans d'autres cas les créanciers, notamment britanniques, ont émigré sur place et annulé du coup la dette externe, en en faisant une dette interne.
Les États-Unis seront ensuite à la fois emprunteurs à l'Europe et prêteurs à l'Amérique latine et à l'Asie jusqu'en 1914, puis ils deviennent créditeurs nets après la Première Guerre mondiale avec leurs prêts massifs à la France, à l'Angleterre et à l'Italie alliées.
Mais pour la plupart des autres pays endettés, le mécanisme vertueux n'a pas joué, à cause de blocages structurels ou institutionnels, du gaspillage des capitaux ou d'investissements douteux,
et l'endettement n'a fait qu'accroître la dépendance et acculé à des situations d'insolvabilité. C'est le cas de nombreux pays en Amérique latine, au Moyen Orient, en Europe du Sud et en Asie.
Il s'agit d'une époque de violence extrême des relations internationales, une époque où le non paiement de dettes peut entraîner le débarquement armé des puissances représentant les intérêts créditeurs.
L'Égypte commence ainsi à s'endetter pour construire le chemin de fer du Caire à Alexandrie, sous Abbas, dans les années 1850, puis avec Said pour la construction du canal dans les années soixante ; enfin sous Ismail les emprunts se multiplient et l'impossibilité de rembourser mène finalement à une déclaration de banqueroute en 1876. Le renforcement de la présence franco-britannique déchenche par la suite l'hostilité de la population, des émeutes, et finalement la réaction brutale des Anglais avec leur occupation du pays en 1882.
C'est aussi le cas de la France de Napoléon III qui envoie une armée au Mexique et place son protégé européen, Maximilien, à la tête de l'État, lorsque des dettes ne sont pas honorées.
Les interventions de ce type se multiplient jusqu'à la Première Guerre mondiale.
Même en l'absence d'intervention militaire, un pays en difficulté peut se voir imposer une présence étrangère sous forme de Commission internationale. Elle gère directement les ressources du pays (recettes douanières, fiscales, monopoles publics, etc.) de façon à se rembourser à la source, sans aucun égard pour la souveraineté nationale, de la même façon que le salaire d'un individu est saisi s'il ne paye pas certaines dettes.
De nombreux pays doivent ainsi se soumettre : la Chine en 1864, l'Égypte et la Tunisie en 1870, l'Empire ottoman en 1878, le Maroc en 1904, la Grèce en 1897, la Serbie en 1895, le Venezuela en 1903, etc.
On mesure le chemin parcouru dans les relations internationales, lorsqu'on compare aux situations d'endettement actuelles, au Mexique en 1982 et 1994, en Corée en 1997, etc. Aujourd'hui, le FMI ou des instances internationales comme les Clubs de Paris ou de Londres trouvent des solutions comme le rééchelonnement des dettes, les délais de grâce, les opérations de réduction, de restructuration ou d'annulation, de nouveaux prêts d'urgence, etc., en contrepartie de la mise en place conseillée de politiques macroéconomiques de rééquilibrage et de politiques structurelles de croissance de l'offre à long terme.
mardi 21 mars 2000
Un système monétaire international (SMI) est la combinaison d'un étalon monétaire international et d'un système de change. L'étalon monétaire (l'or et/ou l'argent depuis le Moyen Âge, la livre sterling ou le dollar aux XIXe et XXe siècles) permet d'évaluer les différentes monnaies nationales grâce à une mesure commune. Il permet aussi de régler les transactions internationales (importations, soldes de balance des paiements).
Le système de change est l'ensemble des principes et des mécanismes qui régissent la fixation des taux de change, c'est-à-dire les cours des devises les unes par rapport aux autres.
Ainsi le système monétaire international actuel se compose d'un étalon international, le dollar, et d'un système de change, les changes flottants.
Le système de Bretton-Woods (1944-1971) avait deux étalons internationaux (l'or et le dollar) et un système de changes fixes.
L'étalon-or ou gold standard de la fin du XIXe siècle est un autre SMI basé sur l'or, comme son nom l'indique, et sur la fixité des changes entre monnaies.
La fixité des taux de change en étalon-or : le mécanisme des specie points*
Le mécanisme des points d'or explique la fixité des changes sous le régime de l'étalon-or : le taux de change £/F est ainsi resté compris entre les points d'entrée et de sortie d'or, 25,19 et 25,29 (F pour une £), autour du taux légal de 25,24F, pendant tout le XIXe siècle.
25,19 F (point d'entrée d'or) < 1 £ = 25,24 F < 25,29 F (point de sortie d'or)
Le cours ne peut s'écarter de cette fourchette, car au delà les paiements en or remplaceraient les paiements en devises.
Supposons par exemple que la France importe plus de Grande-Bretagne qu'elle n'exporte (M > X).
Les importations correspondent à une demande de devises (£) sur le marché des changes, pour les payer (c'est-à-dire à une offre de francs).
Les exportations correspondent à une offre de devises (£) sur le marché des changes, car les exportateurs reçoivent des livres en paiement et veulent les convertir pour obtenir des francs (il s'agit d'une demande de francs).
La demande de livres émanant des importateurs qui doivent payer leurs achats dans cette devise dépasse, toutes choses égales par ailleurs, l'offre de livres, qui émane des exportateurs, payés en sterlings et les vendant sur le marché des changes contre des francs.
M > X entraîne donc une situation où :
D de £ > O de £
c'est-à-dire O de F > D de F
La livre sterling va donc avoir tendance à monter par rapport au franc, par exemple à 25,28F. Mais elle ne pourra dépasser 25,29F, le point de sortie d'or.
En effet, celui-ci correspond au prix d'achat d'une livre en or à la banque centrale (taux de change officiel déterminé par les parités or des deux monnaies, soit 25,24F) augmenté des frais de transport de la valeur de l'or entre les deux pays.
Ainsi, un importateur français de produits britanniques qui peut payer soit en livres sterling, soit en or, l'étalon international, préférera payer en livres si le taux de change est inférieur ou égal à 25,29F.
Au delà de ce taux, du fait de la convertibilité, il peut obtenir de l'or contre ses francs à la Banque de France : 25,24 F pour l'équivalent or d'une livre. En assurant les frais de transport vers l'Angleterre (5 centimes par livre), il paiera en or à son fournisseur britannique, et ne déboursera qu'un maximum de 25,29F pour chacune des livres qu'il doit.
On voit donc que la livre ne peut pas monter au delà de 25,29F, le point de sortie d'or, car personne n'en achèterait à ce cours, étant donné qu'il serait plus avantageux de régler en métal précieux. La fixité des taux de change est assurée de façon automatique.
Le même mécanisme joue dans l'autre sens avec le point d'entrée d'or en cas de déficit commercial de la Grande-Bretagne vis-à-vis de la France.
La fixité a été renforcée à la fin du siècle, car les progrès des transports ont permis de réduire le coût du transfert de l'or d'un pays à l'autre et donc resserré les points d'or autour de la valeur centrale.
En 1816, après les guerres révolutionnaires et la suspension de la convertibilité de la livre, la Grande-Bretagne avait adopté officiellement l'étalon-or. La monnaie nationale, la livre sterling, qui était définie auparavant en argent, comme son nom l'indique ("Easterling"), garde évidemment ce nom et se trouve définie par un poids fixe du métal jaune, la parité or.
Le stock d'or détenu par la Bank of England varie en fonction des mouvements du commerce extérieur, la livre est librement convertible à un cours fixe en or, le commerce de l'or et la frappe sont libres.
Dans la querelle entre les tenants de la banking school (J.-S. Mill) et ceux de la currency school (David Ricardo), la seconde l'emporte.
Le Charter Act ou Bank Act de Peel en 1844 établit que l'émission de la monnaie fiduciaire doit être liée de façon stricte à ce stock, selon le currency principle,
et non laissée à l'initiative de la Banque centrale (banking principle).
De l'autre côté de la Manche, un système plus souple est adopté, proche du banking principle, qui donne à la Banque de France, titulaire du monopole de l'émission des billets en 1848, la possibilité de faire varier la circulation monétaire en fonction des besoins de l'économie. Les billets étaient émis en contrepartie des métaux précieux et des crédits à l'économie (traites ou lettres de change) dans la limite d'un plafond fixé par l'État.
La contrainte plus forte en Grande-Bretagne explique le développement plus rapide dans ce pays de la monnaie scripturale, le système bancaire trouvant toujours de nouvelles formes de monnaie pour faire face aux besoins des échanges : en 1914, les deux tiers des paiements se font par chèque en Angleterre ou en Allemagne contre 45% en France.
La répartition des formes de monnaies au XIXe siècle apparaît dans les tableaux 9 et 10 pour trois pays industriels et pour le monde. On voit que les monnaies métalliques ne représentent plus que 13% du total des trois pays en 1913 (contre les deux tiers en 1815) et les monnaies de banque passent de 33 à 87 % ; ou encore que leur masse monétaire, multipliée par vingt en dollars courants dans le siècle, représente une fois et demi la monnaie métallique en 1815 et près de huit fois en 1913.
Tableau 9 Évolution des formes de monnaies (GB + F + USA)
Masse monétaire (milliards de dollars) et composition en %
|
|
1815 ($1Md) |
1872 ($4Mds) |
1913 ($20Mds) |
|
or |
33% |
28% |
10% |
|
argent |
34 |
13 |
3 |
|
monnaie fiduciaire |
26,5 |
32 |
19 |
|
monnaie scripturale |
6,5 |
27 |
68 |
|
Total/(or + argent) |
1,5 |
2,4 |
7,7 |
Tableau 10 Formes de monnaies dans le monde
|
|
1885 |
1913 |
|
|
Mds de $ |
% |
Mds de $ |
% |
(1) or |
2,4 |
17 |
3,2 |
10 |
(2) argent |
3 |
21 |
2,3 |
7 |
(3) monnaie fiduc. |
3,8 |
27 |
8,1 |
24 |
(4) monnaie script. |
5 |
35 |
19,6 |
59 |
(5) Total |
14,2 |
(5)/(1+2) = 2,6 |
33,2 |
(5)/(1+2) = 5,9 |
D'autre part, les États-Unis, la France, l'Italie, la Belgique, la Suisse avaient un système de bimétallisme or-argent, d'autres pays un monométallisme argent (États allemands, Hollande, pays scandinaves, Espagne, Inde, Chine, Mexique) et d'autres enfin comme la Russie et l'Autriche-Hongrie utilisaient une monnaie papier non convertible.
À la suite des découvertes d'or en Californie en 1848-49 et en Australie en 1851, le prix de l'or baisse par rapport à l'argent, ce qui déclenche la spéculation sur le métal blanc et l'application de la loi de Gresham dans les pays à double étalon : la "mauvaise monnaie" (l'or) chasse la bonne (l'argent).
La France va alors tenter de renforcer le système de bimétallisme en créant l'Union latine en 1866 qui regroupera la Belgique, la Suisse, l'Italie et les États pontificaux, l'Espagne, la Grèce, la Bulgarie, la Serbie et la Roumanie. Mais les pays de l'Union vont finalement renoncer à l'argent pour adopter l'étalon-or par étapes entre 1873 et 1878.
L'Allemagne était passée à l'étalon-or en 1871 en exigeant le paiement de 5 milliards de francs-or par la France vaincue. En 1873, le paiement effectué, la masse monétaire allemande a été augmentée d'un tiers, provoquant une forte hausse des prix, en même temps qu'une déflation en France.
Le Portugal (1854), l'Australie (1852) et le Canada (1853) s'étaient ralliés plus tôt à l'étalon-or à cause de leurs liens privilégiés avec l'Angleterre. Les États-Unis l'adopteront de fait à partir de 1879 et officiellement en 1900, l'Autriche-Hongrie en 1892, la Russie en 1897, le Japon en 1895 après sa victoire sur la Chine qui doit également verser une énorme indemnité en or (représentant un quart du revenu national nippon...). La plupart des autres pays suivront : Pays-Bas, Danemark, Suède, Norvège, Argentine, Égypte, Mexique, Inde, etc. Seuls la Chine et quelques pays d'Amérique latine resteront fidèles au métal blanc. Le Brésil et la Turquie utilisaient déjà l'or comme étalon monétaire.
Le régime de l'étalon-or durera donc dans le monde pendant une période assez courte, de la fin du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale. La convertibilité des billets en or sera suspendue pendant le conflit afin de préserver les stocks des pays belligérants.
Ce basculement quasi-général vers l'or est expliqué actuellement d'une part à cause des facteurs politico-militaires liés à la victoire de la Prusse en 1870 et à l'indemnité payée par la France ;
et d'autre part par l'effet des externalités de réseau, c'est-à-dire les gains qui résultent de l'adoption d'un système lorsque la plupart des autres l'utilisent déjà (facilité de conversion, de calcul, rapidité de paiement, etc.) : à partir du moment où les deux principales puissances économiques européennes, la Grande-Bretagne puis l'Allemagne, adoptaient l'étalon-or, il était plus avantageux pour tous de s'y rallier.
Ces gains sont préférables au maintien de l'ancien système, même si celui-ci est plus efficace (ex. bimétallisme/étalon or, ou Mac/PC).
a) Pour ses défenseurs, l'étalon-or international assurerait stabilité et équilibre et par là permettrait une croissance harmonieuse de l'économie mondiale.
La stabilité des cours des devises permet le développement du commerce international en éliminant le risque de change pour les firmes, et il est de fait que le XIXe siècle voit un développement sans précédent des échanges extérieurs, et cela malgré le retour au protectionnisme qui coïncide avec la généralisation de l'étalon-or. La fixité des taux de change a été confirmée par les analyses empiriques pour la période 1880-1914 .
La stabilité des prix à l'intérieur de chaque pays est assurée par les freins à l'émission de monnaie imposés par le système. Le fait que les autorités soient contraintes par un mécanisme clair et connu de tous évite l'effet des anticipations rationnelles. Ainsi dans le système actuel, le public prévoit les décisions du gouvernement en matière monétaire et les rend inopérantes, par exemple une politique d'expansion monétaire aboutit à relancer l'inflation sans réduire le taux naturel de chômage à long terme. D'une façon générale les pays ayant adopté l'étalon-or à la fin du XIXe siècle ont connu une plus grande stabilité de la monnaie et des prix et un meilleur équilibre budgétaire que les autres.
L'étalon-or garantit aussi un équilibre monétaire global dans le monde. Si l'or vient à manquer, son prix va s'élever, ce qui stimule les prospecteurs et entraîne de nouvelles découvertes, une hausse de l'offre, et inversement en cas d'abondance. Ainsi les besoins de métal précieux pour faire face aux échanges mondiaux tendent à être satisfaits à long terme.
Le système comporterait surtout un mécanisme de rééquilibrage automatique des balances commerciales, abondamment décrit depuis David Hume au XVIIIe siècle : un déficit se traduit par une sortie d'or qui réduit, en l'absence de mouvements de capitaux, la masse monétaire intérieure et les prix, ce qui relance les exportations et freine les importations, corrigeant ainsi le déséquilibre initial. Le mécanisme inverse jouerait pour les pays à excédent. Ce modèle a été élargi pour prendre en compte les mouvements de capitaux et fonctionnerait de la même manière, le déficit/excédent entraînant une baisse/hausse de la masse monétaire et des prix, si bien que selon Jacques Rueff, son principal partisan au XXe siècle, "l'étalon-or régit avec une efficacité absolue l'ensemble de nos échanges internationaux".
b) Pour ses détracteurs au contraire, comme John Maynard Keynes dans les années vingt, l'or n'est qu'une "relique barbare" qui fait dépendre l'économie mondiale de découvertes aléatoires de gisements métalliques.
Il est donc plus rationnel de créer une monnaie de compte en fonction des besoins de l'économie pour éviter déflation ou inflation et contrôler ainsi le niveau de l'activité économique que de la laisser dépendre du hasard.
1944 BRETTON WOODS BANCOR
On ne peut laisser le stock d'or mondial déterminer la quantité de monnaie en circulation avec des conséquences non maîtrisées sur la croissance et l'emploi. Si les phases de découvertes d'or correspondent à la hausse des prix et l'expansion, les phases de pénurie entraînent déflation et dépression.
La crise de 1873-1896 aurait ainsi pu être moins prononcée et durable sous un autre régime que l'étalon-or. Elle coïncide exactement avec d'une part l'adoption de ce système partout dans le monde, et d'autre part à une période de pénurie de métal jaune entre les deux ruées vers l'or, la Californie en 1849, le Yukon et l'Alaska en 1900.
Cependant les conséquences ont été moins marquées que la théorie ne le laisserait supposer car le système de l'étalon-or n'aurait été en fait qu'un système d'étalon-sterling. Il fonctionnait grâce à la domination de l'économie britannique et le rôle de la city comme centre de compensation financière mondiale. La livre jouait le rôle du dollar aujourd'hui, les Anglais payant leurs importations avec leur propre monnaie sans se soucier du taux de change, tandis que les autres pays devaient détenir des avoirs en sterling pour leurs opérations.
Le mécanisme de rééquilibrage de l'étalon-or ne fonctionnait pas en réalité, car les pays à déficit ont conservé leur déficit et les pays à excédent ont gardé leur excédent à long terme. Comme on l'a vu plus haut, les mouvements de capitaux internationaux ont été le résultat de ces déséquilibres structurels, les pays excédentaires plaçant et investissant leur excédent dans les pays déficitaires. On a assisté entre 1880 et 1914 au développement des monnaies scripturales internationales (lettres de change) libellées en livres sterling et les mouvements d'or sont restés limités.
En 1913, l'or ne représente que 10% de la monnaie en circulation dans le monde, contre 83% pour les billets et dépôts bancaires, tandis que la part des devises augmente dans les réserves de change des banques centrales (6% en 1880, 16% en 1913). Le système bancaire, en multipliant les nouveaux instruments monétaires, s'est donc dégagé progressivement de la contrainte imposée par la production d'or au niveau mondial.
Il est intéressant de comparer le phénomène de mondialisation de l'économie à la fin du XIXe siècle et maintenant.
Le point de vue antimondialisation est favorable à la nation, au maintien de sa souveraineté et de son identité, de ses caractéristiques culturelles propres. Il craint que l'extension du marché ne produise la fusion de l'humanité dans un même moule et la disparition des cultures locales.
Le point de vue libéral au contraire est internationaliste, il est favorable à un recul des États nationaux et à la généralisation du marché. Il n'y a pas plus de raison de vouloir conserver les barrières à la circulation des hommes, des biens et des capitaux entre les pays, qu'il y en avait au XVIIIe siècle de vouloir les garder entre les provinces d'une même nation. Ce qui est bon à l'intérieur d'un pays entre ses régions, l'est aussi entre les différents peuples à l'intérieur d'un continent et même pour la planète dans son ensemble. Il voit l'humanité évoluer de façon positive vers un futur gouvernement mondial, supranational, où les conflits seraient résolus de façon pacifique et où les forces du marché permettraient la hausse générale des niveaux de vie.
La polémique actuelle illustre une première différence avec le XIXe siècle. À l'époque les débats étaient tout autres, comme on l'a vu au chapitre précédent, il s'agissait de l'opposition entre socialisme et capitalisme. Un siècle après, l'expérience du socialisme ayant échoué, un certain consensus s'est fait sur la nécessité de maintenir des relations de marché, et le débat, entre conservateurs et sociaux-démocrates, tourne plus autour du contrôle plus ou moins serré qu'il faut exercer sur le marché, tant au niveau national que mondial. Un autre débat du XIXe siècle portait sur l'impérialisme qui avait ses partisans et ses détracteurs (voir chapitre suivant). La question de la mondialisation n'était pas discutée car elle apparaissait plutôt comme un bien, à travers l'idée que les progrès scientifiques et techniques permettaient de rapprocher les hommes et d'étendre les bienfaits de la "civilisation".
Au XIXe siècle, "l'univers devient une unité économique" : la mondialisation est sur bien des points plus avancée alors que celle dont on parle tant maintenant. La liberté de circulation des biens, des hommes et des capitaux n'a jamais été aussi grande qu'alors.
Divers accords internationaux annoncent les organisations internationales du siècle suivant. Ainsi, l'Union télégraphique internationale est créée en 1865 et l'Union postale universelle en 1875. Les cables relient toute la planète par télégraphe au début du XXe siècle, quand les liaisons radios commencent leur essor. Les bourses de commerce (denrées) et de valeur (titres) sont connectées en permanence par télégraphe formant un marché mondial des biens et des capitaux. La convention de Berne sur le copyright, la réglementation internationale des routes maritimes (1879), l'Union internationale pour la protection de la propriété industrielle (1883), les accords de protection des droits d'auteurs (1886), les accords internationaux sur le rail sont autant d'exemples des tentatives d'harmonisation de l'humanité.
En ce qui concerne le commerce international, les taux d'ouverture ont dans l'ensemble progressé par rapport à la Belle Époque, encore que la différence est beaucoup plus significative avec le milieu du siècle (tableau 11). Les échanges internationaux sont également plus intégrés qu'en 1900 dans la mesure où les accords commerciaux sont aujourd'hui multilatéraux et non bilatéraux. Le GATT puis l'OCM depuis 1995 ont remplacé les traités de commerce bilatéraux, et les règles sont générales, et non limitées à deux pays comme dans le cas des traités de la période 1860-1890.
Tableau 11 Taux d'ouverture
Exportations de marchandises sur PIB
|
1913 |
1950 |
1992 |
Grande-Bretagne |
17,7% |
11,4% |
21,4% |
France |
8,2 |
7,7 |
22,9 |
Allemagne |
15,6 |
6,2 |
32,6 |
Japon |
2,4 |
2,3 |
12,4 |
USA |
3,7 |
3 |
8,2 |
Amérique latine |
9,5 |
6,2 |
6,2 |
Asie |
2,6 |
2,3 |
7,2 |
Monde |
8,7 |
7 |
13,5 |
Les marchés financiers étaient davantage intégrés en 1900 que maintenant. On a présenté plus haut les énormes mouvements de capitaux de cette époque.
Les investissements directs à l'étranger représentaient en 1900-1910 à peu près l'équivalent de l'investissement intérieur, alors qu'aujourd'hui ils s'élèvent seulement à 6% de cet investissement dans les pays développés. Les placements externes représentaient en moyenne 5% du PIB anglais entre 1880 et 1913 (10% au maximum), contre seulement 2 à 3% pour les grands pays créditeurs comme le Japon ou l'Allemagne après 1945.
Le marché du travail était à l'époque également beaucoup plus intégré que maintenant. La main d'œuvre est moins mobile du fait des restrictions considérables à l'entrée dans les pays développés, et entre les pays du tiers monde. Même là où théoriquement les déplacements ont été libérés, comme dans l'Union européenne, ils restent limités à cause des différences de langue, de diplômes, les barrières culturelles, et les marchés du travail restent nationaux. Par exemple, en France on ne compte que 2,5% de migrants de l'Union européenne et 1,5% en Grande-Bretagne. Au XIXe siècle le marché global du travail était une réalité, les États-Unis comptaient jusqu'à 10% de migrants et la croissance spectaculaire du pays depuis les années 1830-40 est la conséquence directe de cet afflux massif.
Sur d'autres points cependant, la mondialisation est plus poussée aujourd'hui. Elle concerne tout d'abord toute la planète, alors qu'en 1914 nombre de régions du monde restaient isolées. Les firmes multinationales jouaient encore un rôle mineur en 1900, alors qu'aujourd'hui elles sont la force principale derrière les flux mondiaux de capitaux, de biens et de services. Vecteurs de la mondialisation, elles organisent la production au niveau planétaire et couvrent la planète de leurs réseaux. Leurs ventes dépassent le total des exportations mondiales et leurs investissements augmentent trois fois plus vite que l'investissement intérieur des pays développés.
Ensuite, le processus était à l'époque conduit par la baisse des coûts du transport grâce aux progrès de la navigation à vapeur et du chemin de fer. Actuellement il est également poussé par des transports de plus en plus performants, mais surtout par une baisse considérable des coûts des communications. Cette évolution a permis une intégration très avancée, des échanges d'informations et de services instantanés par le satellite, le téléphone, le fax, les réseaux informatiques, dans les secteurs de l'éducation, des loisirs, des consultations médicales, des billets d'avion, etc. Le développement d'Internet par exemple laisse prévoir l'apparition d'un véritable marché de concurrence pure et parfaite à l'échelle mondiale avec des prix transparents et des achats instantanés à l'autre bout de la planète.
Par ailleurs les organisations internationales n'existaient pas en 1900, alors qu'elles jouent aujourd'hui un rôle considérable dans le processus d'intégration (ONU, OCM, FMI, BIT, etc.).
Enfin, le processus était beaucoup plus brutal à l'époque, l'impérialisme et le colonialisme ouvrant et forçant les marchés étrangers, imposant cette pénétration du capitalisme industriel dans le monde entier. C'est ce qu'on pourrait appeler la face noire de la mondialisation au XIXe siècle qui fait l'objet du chapitre suivant.
Résumé du chapitre
L'Europe à la fin du XIXe siècle est le point de départ d'une émigration massive vers les pays neufs d'Amérique et les colonies de peuplement. Après le grand brassage planétaire qui suit les explorations de la Renaissance, et qui concerne surtout les produits redistribués du Nouveau vers l'Ancien Monde et inversement, c'est une nouvelle répartition des hommes qui se met en place au XIXe. Les Européens bénéficient d'une double avance, d'une part les grandes découvertes leur ont permis de s'implanter dans les immenses espaces de l'Amérique et d'autre part la révolution industrielle leur a donné les armes et les techniques pour dominer les autres peuples et préserver leurs conquêtes. Le peuplement européen ne se limite plus au continent d'origine, mais on le retrouve aux quatre coins du monde, aux Amériques, en Océanie, en Asie du Nord et du Nord-Est, en Afrique du Nord et du Sud. Mais l'historiographie européenne a tendance à oublier les migrations massives qui ont aussi lieu depuis l'Asie à cette époque. Les Indiens, les Japonais et les Chinois, par dizaines de millions, quittent leur pays pour former une immense diaspora dans l'océan Indien, l'Afrique orientale, les Amériques et l'Océanie. Quelques exemples sont ceux du Brésil et du Pérou et leur fortes communautés japonaises, celui des Chinois de Malaisie et d'Indonésie, ou celui de l'île Maurice, colonie européenne (hollandaise, française puis anglaise) mais dont la population est aujourd'hui pour les trois quarts originaire de l'Inde.
Le commerce international connaît une expansion phénoménale au XIXe siècle, la croissance des productions intérieures, forte par rapport aux époques précédentes, est largement dépassée par celle des exportations. Le taux moyen d'ouverture passe ainsi dans le monde de 1% à 10% entre 1820 et 1913 (3 à 18% pour la Grande-Bretagne, 1 à 8% pour la France). C'est le véritable début de la mondialisation de l'économie. Ce phénomène sera arrêté par les deux guerres mondiales des trois décennies tragiques du début du XXe siècle (31 ans seulement de 1914 à 1945), pour reprendre de plus belle par la suite. La comparaison des deux situations, la mondialisation de la fin du XIXe et celle de la fin du XXe siècle, permet de conclure à une plus grande facilité de circulation des hommes et des capitaux pour la première, mais à une intégration plus avancée en termes technologiques (réseaux de communication et de transports) et institutionnels (organisations internationales) pour la seconde.
Les mouvements de capitaux à l'échelle mondiale notamment connaissent une expansion phénoménale dans les années 1880-1914. L'Europe occidentale exporte son excès d'épargne pour placer, prêter, investir dans les pays neufs et les colonies. L'apport d'une épargne externe aussi massive suscite une accélération de la croissance économique dans les pays bénéficiaires (États-Unis, Canada, Amérique latine, Russie, Australie, etc.) et donc un processus de rattrapage des pays européens. Les pays soumis à une colonisation directe en Afrique et en Asie ne reçoivent qu'une part plus réduite de ces investissements et restent à l'écart du train de l'industrialisation.
Le système monétaire international évolue seulement à la fin du siècle vers un étalon-or généralisé. Les trois premiers quarts du siècle sont caractérisés par une grande diversité de systèmes : bimétallisme en France et aux États-Unis, étalon-or en Grande-Bretagne, étalon-argent en Allemagne, en Espagne, en Asie, cours forcé et monnaie papier en Autriche-Hongrie, etc. La stabilité de l'étalon-or durant les quarante années de son règne est liée selon certains à la domination financière de la Grande-Bretagne et au rôle prééminent de la livre sterling, pour d'autres à une conjonction des politiques économiques et une adhésion aux mêmes principes d'orthodoxie monétaire.