Chapitre 5  Les transformations sociales au XIXe siècle

 

 

Sommaire

 

Introduction..........................................................................

1. Les catégories sociales des pays européens industrialisés

2. L'essor du socialisme.......................................................

3. Les réformes sociales.......................................................

Conclusion............................................................................

 

 

 

Introduction

 

   La transformation sociale majeure provoquée par la révolution industrielle est bien sûr l'apparition de nouvelles classes, le prolétariat et la bourgeoisie industrielle.

 

 La prise du pouvoir par la bourgeoisie s'accompagne d'une domination sur la classe ouvrière, mais celle-ci va peu à peu s'affirmer, se révolter, obtenir des droits et un meilleur partage de la plus-value et du revenu national.

 

  Un des aspects principaux du XIXe siècle réside dans ces luttes sociales, dans l'aspiration à la dignité humaine, à la fraternité et à l'égalité, par la partie la plus faible, ignorante et exploitée de la population.

 

 

De même que le siècle précédent était celui des lumières, de la recherche de la connaissance, de la liberté et de la tolérance, le XIXe est celui des idéaux humanistes de solidarité et de justice sociale.

  

 

  Les penseurs et les militants socialistes du XIXe siècle comme Saint-Simon, Owen, Fourier, Proudhon, Marx, Blanqui ou Bakounine, occupent la place des philosophes et des révolutionnaires du XVIIIe : Voltaire, Rousseau, Diderot, Hume, Montesquieu et Washington, Paine, Mirabeau, Danton, Robespierre ou Saint-Just.

 

   On examinera tout d'abord les diverses catégories sociales au XIXe siècle dans les pays industrialisés (1), avant d'aborder les luttes ouvrières (2) et leurs résultats, les réformes sociales (3).

 

 

1. Les catégories sociales des pays européens industrialisés

 

1.1. Les classes supérieures

 

   L'aristocratie se distingue de moins en moins au XIXe siècle de la haute bourgeoisie, car la révolution industrielle et la Révolution française ont eu pour effet d'une part d'enrichir et de renforcer les entrepreneurs et chefs d'industrie, d'autre part de réduire ou d'éliminer les privilèges de la noblesse.

  

 

 Comme le dit Guizot, « la conviction que l'homme vaut surtout par lui-même et que de sa valeur personnelle dépend essentiellement sa destinée... est dans la société un sentiment général et profond. »

  

 

   Même si son rôle se réduit au cours du XIXe siècle, la grande noblesse continue à figurer au sommet du pouvoir et de la richesse. En France, elle représente ainsi en 1840 près de la moitié des censitaires les plus élevés, tandis qu'à la Chambre des députés elle compte encore pour un tiers de l'effectif en 1869 et 23% encore en 1893.

 

 

 

   La vraie noblesse, celle des anciennes familles, va se concentrer dans les métiers des armes, la haute fonction publique, l'administration coloniale et la diplomatie,

 

alors que la direction des grandes firmes relève bien sûr de la haute bourgeoisie composée des grands capitalistes de la finance et de l'industrie, comme les Péreire, Lafitte ou Schneider en France.

Elle voit au contraire son influence se renforcer tout au long du siècle. Les aristocrates formaient toujours la majorité du gouvernement britannique jusqu'en 1895, mais plus jamais par la suite. H.H. Asquith est en 1908 le premier des Premiers Ministres de Sa Majesté qui ne soit pas d'origine noble.

 

  

 

   Ces « bourgeois conquérants » ou « créateurs » du XIXe siècle partagent l'idéal de l'entrepreneur protestant souvent décrit :

 

 épargne, effort, austérité, esprit d'entreprise, prévision, sens de sa responsabilité individuelle, optimisme et confiance enfin dans le progrès technique et économique.

 

   Ils cherchent moins qu'auparavant à entrer dans la noblesse, car ils sont dorénavant sûrs de former une nouvelle élite, celle des affaires.

 

Certains sont issus d'un milieu populaire comme les frères Schneider, Edouard Empain, Etienne Solvay, Marius Berliet, ou en Angleterre Thomas Cook, Edward Watkin, Thomas Lipton et Samuel Cunard, et en Allemagne Carl Bosch et Gottlieb Daimler

 

  

 

1.2. La bourgeoisie

 

   Le XIXe, siècle du capitalisme et du libéralisme triomphants — c'est « le plus bourgeois des siècles », selon la formule de Hobsbawm —, est bien sûr celui de la montée de la bourgeoisie.

 

 Elle apparaît alors comme « une classe supérieure et une classe dirigeante » qui détient le pouvoir économique, politique et culturel et prend ainsi la suite de la noblesse dans l'Ancien Régime.

 

 Seule classe dans l'histoire à avoir obtenu la domination économique avant l'autorité politique, comme le note Hannah Arendt, elle ne tarde pas à rassembler tous les pouvoirs dans les pays développés.

 

La bourgeoisie représente environ 15 % de la population (à Paris, par exemple, vers le milieu du siècle, ibid.) et se compose d'une minorité d'oisifs rentiers et d'une majorité d'actifs, car, selon la formule de Jean Jaurès, « la bourgeoisie est une classe qui travaille », et elle travaille bien sûr dans les diverses activités économiques : l'industrie, le commerce, la banque, le service de l'État ou les professions libérales.

 

  

Daumard distingue entre la « bonne bourgeoisie » des notables (chefs d'entreprise, propriétaires, médecins, hommes de loi, architectes, ingénieurs, hauts fonctionnaires), la moyenne bourgeoisie (commerçants, fonctionnaires, enseignants, cadres, journalistes, petits rentiers) et la bourgeoisie populaire (artisans, employés, boutiquiers).

  

 

   Les écarts sont considérables : à l'intérieur de la bourgeoisie qui vote, la bourgeoisie censitaire, l'éventail des fortunes va de 1 à 280 ; avec le peuple, il s'étend de 1 à 10000.

 

La persistance jusqu'en 1848 du suffrage restreint s'explique par la certitude que seules les classes aisées sont à même de décider et de diriger. Casimir Périer, ministre de Louis-Philippe, l'exprime innocemment : selon lui la bourgeoisie doit rester maîtresse, "il faut qu'elle le soit pour des raisons de principe et parce qu'elle est la plus capable".

 

 

CLASSE MOYENNE

 

 

  La rupture de 1789 a ouvert les possibilités de promotion sociale pour la classe moyenne et ensuite l'industrialisation a permis son enrichissement progressif, sa montée en puissance dans la seconde moitié du siècle.

Elle recouvre à peu près les différentes catégories de bourgeoisie, mais elle va gagner en importance en attirant à elle nombre d'enfants de paysans et d'ouvriers, jusqu'à représenter les 4/5 de la société au siècle suivant.

 

   La middle class ou le Mittelstand est donc formée, dans les échelons inférieurs, des artisans et petits commerçants. Les professions libérales voient leur importance s'accroître et le nombre des employés, ou clerks, gagne un peu partout dans la population active, avec la montée du secteur tertiaire dans des économies de plus en plus complexes, où la gestion des coûts de transaction devient un problème majeur.

 

Ce qu'on a appelé la montée des cols blancs, face aux cols bleus ouvriers, correspond à cette évolution :

 

es employés passent de 800 000 à 1 800 000 en France entre les années 1870 et le début du XXe siècle;, alors que la classe ouvrière atteint son effectif le plus élevé (6M soit un tiers de la population active).

 

  

 

1.3. Le peuple

 

   En 1866 à Paris les ouvriers représentent 57 % de la population;.

 

 

 Daumard estime que, dans la capitale, les trois-quarts des gens étaient « dans la pauvreté et la misère ».

 

 Ils vivaient au jour le jour, sans avoir la certitude de l'argent du lendemain. La population loge dans des conditions épouvantables :

 

« un effroyable entassement populaire dans les quartiers du centre et de l'est... où la densité et la saleté de l'habitat avaient converti la ville en un amas de pierrailles sans air et sans lumière ».

  

 

  Londres à la fin du siècle n'est pas mieux loti : le quart de la population, plus d'un million sur quatre que la ville compte en 1890, dans les quartiers pauvres;, est en dessous du minimum vital

 

À New York, c'est près d'un tiers des citadins qui sont en dessous du seuil de pauvreté en 1889.

 

  

   Le rythme du travail s'est fait plus pesant par rapport aux industries rurales, en outre;, « il se détache bientôt du mouvement solaire, grâce aux possibilités de l'éclairage au gaz ».

 

Le capitalisme se traduit par une insécurité croissante pour le travailleur du fait de l'absence de toute protection sociale jusqu'à la fin du XIXe siècle. La seule charité remplace la redistribution organisée, on donne aux pauvres pour avoir bonne conscience dans un système paternaliste basé sur le mépris.

 

 

  Vers 1840, les ouvriers travaillent en moyenne 12 à 14 heures par jour, et même 15 heures dans les industries textiles, pour des salaires de subsistance,

 

 salaires qui commenceront cependant à s'élever en termes réels à partir de la grande famine en Irlande de 1845-46. Dans les industries domestiques, la durée du travail tourne autour de 16h par jour. Elle n'est nulle part limitée, sauf pour les enfants pour qui les premières réglementations datent de la première moitié du siècle.

 

   Il est courant d'en voir à partir de l'âge de quatre à cinq ans, ils composent environ la moitié de la main d'œuvre de l'industrie textile en Angleterre, plus de 20% en Alsace.

 

Plus dociles, moins payés, plus agiles et plus aptes à certains travaux que les adultes, ils constituent une force de travail exploitée sans merci.

 

 

   Ces conditions de vie misérables de la classe ouvrière au XIXe siècle ont été souvent décrites : le dénuement, la faim, le rachitisme des enfants, l'alcoolisme, la violence, l'insécurité, l'analphabétisme, la promiscuité, la prostitution.

 

  L'insalubrité des logements dans les ghettos des quartiers populaires, les eaux souillées, la sous-nutrition favorisent les maladies de toute sorte (typhus, choléra). Même le centre des grandes villes est atteint, il est décrit comme « un cloaque, surpeuplé, insalubre, voire mal famé ».

 

 L'ouvrier dans la première moitié du XIXe siècle ne cherche même pas à vivre, mais à survivre, comme on tenterait de survivre à un bagne ou à un camp de concentration, à cette différence qu'il n'a aucune chance d'en sortir, de voir son sort s'améliorer ; « vivre, pour lui, c'est de ne pas mourir ».

 

 

   Le chômage est général au XIXe dans les pays européens, un chômage structurel incompressible d'environ 20 % de la population active, aggravé dans les périodes de dépression comme celle de 1873-1896. Cette armée de réserve du capital selon la formule de Marx n'est naturellement en rien indemnisée. La notion d'assurance ou d'indemnité de chômage, encore moins de revenu minimum, est inconcevable.

 

   Il s'agit d'un chômage de type classique (à l'opposé du chômage keynésien qui vient d'une demande trop faible), c'est-à-dire tel qu'il a été observé en leur temps et décrit par les économistes classiques, au début du siècle et jusque vers 1850 :

 

le sous-emploi est la conséquence d'une offre limitée, d'infrastructures et de capital insuffisants pour employer toute la population.

 

 On retrouve ce type de situation dans les PVD aujourd'hui, particulièrement en Afrique, où sévit un chômage structurel de l'ordre de 30 à 40% de la population active.

 

Faute d'équipement, d'entreprises en nombre suffisant, du fait d'une accumulation du capital non encore réalisée, la population ne trouve pas à s'embaucher.

 

 La multiplication des petits boulots du secteur informel et surtout l'abondance de la main d'œuvre domestique (bonnes, gardiens, chauffeurs, nounous, etc.) prête à s'embaucher pour le dixième de notre RMI, est le signe évident de ce sous-emploi massif.

 

 La France compte encore un million de domestiques vers 1910, à Paris ils représentent plus de 10% de la population, même si leur part commence à décliner.

 

  

 La main d'œuvre domestique est abondante aux XVIIIe et XIXe et toutes les classes bourgeoises et aristocratiques ont des employés à bas prix. Cette main d'œuvre se raréfie au XXe siècle, elle devient de plus en plus chère, et inaccessible aux classes moyennes comme c'est le cas aujourd'hui.

 

 

Une évolution qui est le signe, comme l'a expliqué à maintes reprises Alfred Sauvy, d'une réduction considérable du taux de chômage à long terme, du XIXe au XXe (malgré les difficultés actuelles),

 

réduction qui accompagne la mécanisation, la baisse du temps de travail et la croissance économique.

 

 

   Les accidents du travail sont constants, en particulier dans les mines : la catastrophe minière de Courrières dans le Nord fait 1200 morts en 1906. Bruhat rapporte que vers le milieu du siècle, on descend encore dans les galeries, jusqu'à 500 m de profondeur, et qu'on en remonte, par des échelles, avec tout ce que cela implique comme risques et fatigue extrême.

 

Les accidents individuels sont la routine en l'absence de dispositifs de protection. Les blessés, les infirmes du travail, les handicapés se retrouvent à la rue sans autre ressource que la mendicité faute d'assurance accident. Engels parle d'une armée qui revient de campagne, tant il y d'estropiés et de mutilés dans les faubourgs de Manchester.

 

 En France on compte par exemple 2 395 tués en 1909 et 434 310 blessés.

 

   Les maladies du travail (saturnisme, silicose, scolioses, asthme, tuberculose, troubles de la vue) sont également la norme. Un "Rapport sur la condition sanitaire des classes laborieuses" de E. Chadwick en 1842, aboutit à la création du ministère de la Santé (Board of Health) en 1848.

 

  

   La répression des mouvements ouvriers est féroce. En 1819 en Angleterre la cavalerie charge la foule manifestant pour la réforme électorale et contre les corn laws, près de Manchester (tuerie de Saint-Peter's Field ou Peterloo, onze victimes) ; en 1839, à Newport au pays de Galles, quatorze mineurs sont tués lors d'une insurrection. En Belgique l'armée intervient en 1886 contre les ouvriers dans le Hainaut, cent morts sont dénombrés. Aux États-Unis, des cas similaires de répression lors de grèves se répètent également comme en 1877 à Pittsburgh où 9 ouvriers sont tués par les troupes fédérales.

 

 

   En France, les grands massacres lors des soulèvements populaires (1834 : 400 morts, 1848 : 5000 morts, 1871 : 30 000 morts) sont accompagnés de multiples répressions locales lors des grèves et manifestations. En 1844, lors d'une des premières grandes grèves dans les mines à Saint-Étienne, douze mineurs sont fusillés. Le 1er mai 1891, pendant une grève à Fourmies (Nord), l'armée tire sur les manifestants et fait neuf morts ; depuis, la célébration de cette date dans le monde ouvrier prend en France une résonnance particulière.

 

  

2. L'essor du socialisme

 

   Le XIXe est le siècle du capitalisme et du libéralisme triomphants, mais c'est aussi en contrepartie celui du socialisme.

 

    L'opposition au système, à l'injustice, au paternalisme et au pouvoir absolu des chefs d'entreprise se fait croissante.

 

   Les idées nouvelles prennent en effet une ampleur considérable (2.1.) qui favorise les mouvements ouvriers (2.2.). L'adoption un peu partout en Europe des lois sociales sera décrite dans la dernière section (3)..

 

2.1. Les idées nouvelles

 

   Les grands auteurs socialistes et les militants révolutionnaires du XIXe siècle vont œuvrer pour une prise de conscience de la classe ouvrière et l'espoir d'une société meilleure. On peut les classer idéologiquement et chronologiquement de la façon suivante.

  

Socialistes du XIXe siècle

 

Les réformistes et modérés, théoriciens, militants et syndicalistes : Claude Henri de Saint-Simon (1760-1825), Robert Owen (1771-1858), J.-Ch. Léonard Simonde de Sismondi (1773-1842), Flora Tristan (1803-1844), Johann Rodbertus (1805-1875), Agricol Perdiguier (1805-1875), Louis Blanc (1811-1882), Moses Hess (1812-1875), John Ruskin (1819-1900), Pierre Lavrov (1823-1900), Ferdinand Lassalle (1825-1864), Henri Louis Tolain (1828-1897), William Morris (1834-1896), Henry George (1839-1897), Eugène Varlin (1839-1871), August Bebel (1840-1913), Benoît Malon (1841-1893), Jean Allemane (1843-1935), Vera Zassoulitch (1849-1919), Eduard Bernstein (1850-1932), Pavel Axelrod (1850-1928), Karl Kautsky (1854-1938), Béatrice et Sydney Webb (1858-1943, 1859-1947), Jean Jaurès (1859-1914), Émile Vandervelde (1866-1938), Jouli Martov (1873-1923), Arturo Labriola (1873-1959), Rudolf Hilferding (1877-1941), Alexandre Kerenski (1881-1970), Otto Bauer (1882-1950).

 

Les partisans d'une prise de pouvoir révolutionnaire et d'un système au départ autoritaire : Philippe Buonarroti (1761-1837), Louis Auguste Blanqui (1805-1881), Armand Barbès (1809-1870), Karl Marx (1818-1883), Friedrich Engels (1820-1895), Wilhelm et Karl Liebknecht (1826-1900/1871-1919), Jean-Baptiste Clément (1837-1903), Paul Lafargue (1842-1911), Antonio Labriola (1843-1904), Jules Basile, dit Jules Guesde (1845-1922), Georges Plekhanov (1856-1918), Clara Zetkin (1857-1933), Émile Pouget (1860-1931), Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine (1870-1924), Rosa Luxemburg (1871-1919), Robert Michels (1873-1936), Lev Davidovitch Bronstein, dit Léon Trotski (1879-1940) et Antonio Gramsci (1891-1937).

 

Les utopistes : Charles Fourier (1772-1837), Étienne Cabet (1788-1856), la « secte » des saints-simoniens avec par exemple Armand Bazard (1791-1832), Prosper Enfantin, dit "le père Enfantin" (1796-1864) et Pierre Leroux (1797-1871), Victor Considérant (1808-1893), Alexandre Herzen (1812-1870) et les populistes russes dans les années 1860-70, Jean-Baptiste Godin (1817-1888).

 

 

Les anarchistes, philosophes, théoriciens et syndicalistes comme Max Stirner (1806-1856), Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), Michel Bakounine (1814-1876), Élisée Reclus (1830-1905), Piotr Kropotkine (1842-1921), Paul Brousse (1844-1912), James Guillaume (1844-1916), Georges Sorel (1847-1922), Errico Malatesta (1853-1932), Jean Grave (1854-1939), Fernand Pelloutier (1867-1901), Emma Goldman (1869-1940), Victor Griffuelhes (1874-1923), Vsévolod Voline (1882-1945) et Nestor Makhno (1889-1935).

 

 

 

Les adeptes du terrorisme, les narodniks et les nihilistes comme D.I. Pissarev (1840-1868), Serge Gennadievitch Netchaïev (1847-1882), Andréï Jeliabov (1850-1881), Vera Figner (1852-1942), François Kœnigstein, dit Ravachol (1859-1892), Auguste Vaillant (1861-1894), Georges Darien (1862-1921) et Jules Bonnot (1876-1912) chef de la fameuse bande dont les exploits marquent vers 1910 le pic de l'activité anarchiste violente en France.

 

 

  

   Le succès de Karl Marx auprès des classes et des partis ouvriers à la fin du XIXe siècle et au XXe tient, selon Hobsbawm, à trois facteurs dont l'inéluctabilité firent de sa pensée une sorte de messianisme :

 

— aucune amélioration n'était à attendre du système capitaliste parce qu'il repose sur l'exploitation ;

 

— son évolution conduisait inévitablement à une société différente et meilleure ;

 

— la classe ouvrière serait la bénéficiaire de ce « futur glorieux ».

 

    Il se situe au point de rencontre de trois courants de pensée et d'action, dans son analyse du capitalisme (exploitation, crises, paupérisation, concentration) et sa théorie de l'évolution des sociétés (matérialisme historique) :

 

l'économie politique classique anglaise, dont il reprend les outils d'analyse (valeur-travail et baisse du taux de profit chez Ricardo et Mill, théorie de la répartition des revenus de Smith) ;

 

la philosophie allemande, notamment Hegel et sa vision dialectique, Feuerbach et sa dénonciation de la religion ;

 

l'action politique militante et la mystique révolutionnaire des socialistes français comme Louis Blanc, Armand Barbès et Auguste Blanqui.

 

  

   Un des conflits idéologiques majeurs au XIXe siècle au sein de ces mouvements est celui qui oppose Marx à Bakounine ; l'autre qui lui est lié va voir s'affronter à la fin du siècle, au sein même des partis socialistes, les partisans du marxisme révolutionnaire et les révisionnistes qui croient possible une évolution pacifique du système capitaliste vers leurs idées.

 

   L'opposition entre Marx et Bakounine; aboutira à l'éclatement de la première Internationale en 1872  et sa dissolution à Philadephie en 1876. Bakounine; considérait contre Marx que la révolution viendrait des plus déshérités, et non de la classe ouvrière dont il prévoyait qu'elle s'intégrerait progressivement au système en en recueillant les fruits.

 

La théorie de la paupérisation absolue des ouvriers a été défendue par Marx et reprise par les partis socialistes, mais elle est contredite par les faits dès la fin du XIXe siècle.

 

   Les sociétés capitalistes avancées vont éviter la révolution par des réformes successives (lois sociales, montée du secteur public, hausse des salaires réels, intervention croissante de l'État),

 

 

 et ensuite, conformément aux idées de Bakounine, c'est dans les pays les plus pauvres, en Russie, en Chine, dans le tiers monde, là où la misère est la plus grande, que les révolutions socialistes vont s'étendre au XXe siècle.

 

Paradoxalement elles se réclameront de Marx et d'Engels et non du leader anarchiste. Sans doute parce que celui-ci était partisan d'une abolition du gouvernement et de l'État, solution séduisante mais utopique.

 

   Les pays les plus avancés et industrialisés, la Grande-Bretagne, l'Allemagne et les États-Unis, sont aussi ceux où les thèses réformistes d'un accès au pouvoir par le vote s'imposeront face aux thèses révolutionnaires d'une prise du pouvoir par la force (voir ci-dessous).

 

  

2.2. Les mouvements populaires

  

2.2.1. Syndicats

 

   Pendant une grande partie du XIXe siècle, les travailleurs qui tendaient à s'associer, à se regrouper, à former les premières unions ou syndicats, étaient pourchassés par les autorités, traités comme des rebelles ou de simples criminels de droit commun, en vertu de la loi Le Chapelier en France ou de la loi sur les complots (Conspiracy Act) en Angleterre. Le chemin parcouru entre le début et la fin du siècle sur le plan de l'organisation syndicale est immense.

 

  

   Dans le monde ouvrier urbain, c'est la Grande-Bretagne, premier pays industrialisé, qui va développer avant les autres des organisations de travailleurs, sur la base des métiers : la National Association for the Protection of Labour de John Doherty (1830), le Grand National Consolidated Trades Union de Robert Owen (1834), la Working Men Association (1836) et l'Amalgamated Society of Engineers, (1851). Ce premier mouvement syndical regroupe des ouvriers qualifiés, l'élite de la profession, qui revendiquent des hausses de salaires et améliorations diverses par le moyen essentiellement de la négociation. Ils organisent la formation de leurs membres avec des écoles, assurent une protection sociale en fondant des caisses d'assurance contre les maladies, les accidents, la vieillesse et le chômage.

 

 Leur stratégie consiste alors à limiter l'offre de travail et fixer des niveaux de salaires minimums. La masse des travailleurs est rejetée par ce syndicalisme de l'élite, notamment les plus méprisés d'entre eux, les Irlandais, comme le note Marx en 1870 :

 

« La classe ouvrière en Angleterre est divisée en deux camps hostiles, les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais ; l'ouvrier anglais ordinaire hait le travailleur irlandais en qui il voit un concurrent menaçant son niveau de vie. Il s'enferme dans les préjugés religieux, sociaux, nationaux à son égard, se considère comme un membre de la nation dirigeante et se transforme en outil de l'aristocratie et des capitalistes de son pays contre l'Irlande, renforçant ainsi la domination qu'il subit ».

  

 

   Cette première vague d'organisation limitée aux ouvriers les plus qualifiés va refluer assez vite devant la fermeté patronale (lock-out), l'hostilité des lois et des juges, et le mouvement syndical ne renaîtra qu'après 1870. Les trade-unions sont officiellement reconnues en 1871 par Gladstone.

 

   La sacro-sainte liberté du travail recule avec le droit pour les syndicats d'organiser des grèves et des piquets de grève (picketing) sous Disraeli (1875) et la pratique de la négociation avec le délégué syndical (shop steward). Le syndicalisme de masse avec des droits bien établis s'impose à la fin du siècle.

 

   Les Trade-Unions s'organisent en un organe fédérateur, le Trade Union Congress en 1868 qui regroupera 1,2M de syndiqués en 1874, 1,5M en 1895, 2,2M en 1906, 4,1M en 1913 et 8,3M en 1920.

 

 

   En France, les premières formes de syndicats sont les sociétés de secours mutuel, comme le Devoir mutuel créé à Lyon en 1828 par les canuts. Leur fonction est d'aider les membres en versant des aides en cas d'accident ou de maladie, grâce aux cotisations de l'ensemble. Plus tard, les sociétés de résistance, dans les années 1830, fonctionnent suivant le même principe et appuient les grèves en versant des sommes aux ouvriers, car même si les grèves sont interdites par le Code pénal (1811), même si les organisations ouvrières sont interdites (loi Le Chapelier), elles n'en existent pas moins toutes deux dans la réalité.

 

  

   En 1890, sous l'action du militant anarchiste Fernand Pelloutier, apparaissent les Bourses du Travail qui sont des syndicats interprofessionnels voués à la solidarité ouvrière, aux revendications sociales comme la journée de huit heures et à l'enseignement (donner à l'ouvrier « la science de son malheur »). C'est avec elles que le premier mai devient la fête des travailleurs en France et dans le monde.

  En 1895, 175 organisations de travailleurs fondent la CGT, qui en 1902 au congrès de Montpellier, lorsque 56 Bourses du Travail la rejoignent, devient le principal syndicat national;.

 

 

La Confédération générale du travail se caractérise alors par des tendances anarcho-syndicalistes hostiles aux partis politiques et au jeu parlementaire. Le mouvement ouvrier se caractérise surtout par le rejet de la société bourgeoise et de ses valeurs, il est avant tout « contre » : antimilitariste, antipatriotique, antiétatique et antipolitique. Il est aussi parfois malheureusement antisémite et antiféministe, opposé à la participation des femmes aux organisations du travail.

 

   Les travailleurs sont de plus en plus combatifs à la fin du siècle et les conflits se multiplient (18 000 grèves dans le pays entre 1895 et 1914) ; en 1906, l'année des tensions sociales les plus vives, on dénombre 1039 grèves en France de 19 jours en moyenne, puis en 1909, 1025 mouvements (1537 en Allemagne et 435 en Angleterre).

 

 

 Cette augmentation des conflits constitue une sorte de "gymnastique révolutionnaire" qui doit permettre un grand soir victorieux. La grève générale semble le principal instrument de la révolution sociale, à côté d'autres moyens d'action moins important comme le boycott des employeurs hostiles et le label syndical pour les produits fabriqués selon les conditions négociées avec le patronat.

 

 

   Les syndicats se développent en Allemagne surtout après 1890. La Saxe a été le premier État à rendre légales les coalitions ouvrières, et lors de l'unification en 1871 la mesure a été étendue à tout le Reich, mais Bismarck les interdit de 1878 à 1890, dans le cadre de sa politique sociale qui manie aussi le bâton. Cependant, en 1914, le pays compte 4M de syndiqués, comme en Angleterre, contre 1M en France et 500 000 en Italie.

 

  

2.2.2. Partis socialistes

 

   Après les émeutes luddites des années 1810, les mouvements ouvriers en Angleterre s'orientent vers le réformisme. Le premier parti ouvrier de l'histoire est le Chartisme qui réclame le suffrage universel dans la "Charte du peuple" de 1838. Le suffrage est vu comme le moyen pour les ouvriers d'obtenir une amélioration de leur condition. Le Chartisme disparaîtra à la fin des années quarante après l'abolition des Corn Laws.

 

  Les syndicats anglais réaliseront assez tard la nécessité de disposer d'un parti pour faire avancer les réformes sociales au parlement, l'action politique (le vote de lois) devant appuyer l'action syndicale qui repose essentiellement sur la grève. L'Independent Labour Party, créé en 1893 deviendra le parti travailliste (Labour Party) en 1906, réclamant des mesures nationales comme la journée de 8 h, des assurances sociales, l'impôt sur le revenu, et des mesures internationales comme le désarmement.

 

   Trade-unionisme et travaillisme vont désormais de pair, les trois-quarts des membres de l'exécutif du parti sont des syndicalistes en 1906. Le mot labour est préféré à celui de socialiste qui choque encore en Angleterre, y compris parmi les ouvriers, d'où la singularité britannique d'un parti travailliste alors que partout ailleurs se forment des partis socialistes.

  

 

INTERNATIONALES OUVRIÈRES

 

   Les penseurs socialistes, après le fameux « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » qui clôt le "Manifeste du parti communiste" de Marx et Engels (1848), vont agir en faveur d'organisations ouvrières qui dépassent le cadre national. À la frontière des organisations et des partis ouvriers, les diverses Internationales  regroupent à la fois syndicats et partis socialistes du monde entier.

 

  La vision internationaliste du socialisme de l'époque n'est pas seulement liée à la solidarité nécessaire des travailleurs dans leurs luttes, il s'agit aussi de mettre fin aux guerres par la fraternité entre tous les hommes.

  

 

Les Internationales

 

La Ière Association Internationale des Travailleurs, inspirée puis dirigée par Marx, va de 1864 à 1876 ; l'arrivée des anarchistes de Bakounine en 1867 provoque des heurts qui se terminent par leur exclusion en 1872. Lors de la réaction qui suit la Commune de Paris, l'Internationale est interdite en France (1872).

 

 

 La IIème Internationale ou Internationale socialiste, fondée à Paris en 1889, se réunit tous les trois ans en congrès et regroupe les partis socialistes de l'époque en rejetant les anarchistes (1896). Elle représente environ 10 millions de syndiqués à travers l'Europe, mais sera incapable, en dépit de son idéal, d'empêcher la montée des nationalismes au sein même des mouvements ouvriers et d'arrêter la guerre. Lénine et les bolcheviks rompront définitivement avec elle en 1914. En 1923, reconstituée sous le nom d'Internationale ouvrière et socialiste, elle évolue vers le réformisme (ou révisionnisme) après avoir interrompu ses activités entre 1939 et 1951 (le parti socialiste français s'intitule Section française de l'Internationale socialiste — SFIO — jusqu'en 1969 où il devient le PS).

 

 

La IIIème Internationale est le mouvement communiste lancé par Lénine en 1919, le Komintern. L'organisation devient centralisée et de type militaire et rompt ainsi avec la social-démocratie. Il s'agit avant tout de servir la politique soviétique. Elle a été dissoute par Staline en 1943, pour satisfaire les alliés anglo-saxons dont l'URSS avait besoin pour lutter contre les Allemands.

En France, les partisans de le IIIème Internationale se séparent de la SFIO (partisans de la IIème Internationale) en fondant le Parti communiste français, au congrès de Tours en 1920.

 

  

La IVème Internationale est l'internationale trotskiste fondée par Trotski lui-même à Mexico en 1937.

 

 

 

   Sous l'influence de Ferdinand Lassalle, le premier parti ouvrier en Europe sera le SPD allemand fondé en 1875. Lassalle a milité sans relâche pour un parti ouvrier puissant qui grâce au suffrage universel pourrait arriver au pouvoir.

 Le parti social-démocrate comptera plus d'un million de membres en 1911, et représentera un tiers de l'électorat en 1914.

 

 En 1877, il a 12 sièges au Reichstag, 35 en 1890 et 110 en 1912 avec 4,5M de voix, c'est alors le plus grand parti socialiste en Europe et le premier parti en Allemagne,

 

bien qu'il reste dans l'opposition et que ses activités soient surveillées étroitement par le régime impérial.

  

 

   En Belgique, le parti socialiste est fondé en 1885, en Suisse et en Autriche, en 1888, en France, il date de 1905 (sous le nom de SFIO). Le parti de Jaurès n'a que 76 000 membres en 1914, même s'il rassemble près d'un million et demi d'électeurs et 103 députés à l'Assemblée nationale.

 

En Angleterre, le parti travailliste passe un accord électoral avec les libéraux et accède au parlement en force pour la première fois en 1906.

 

 

   Les progrès sont remarquables partout en Europe, car la classe ouvrière tend à s'accroître dans la population active, et la prolongation des tendances laisse croire à une évolution inéluctable vers la majorité absolue des voix pour les partis socialistes.

 Deux facteurs vont contrarier cette évolution : le fait que le secteur secondaire atteint à l'époque un maximum dans l'emploi total et va reculer par la suite, et l'embourgeoisement progressif des ouvriers qui voient leur niveau de vie augmenter et désertent en partie le vote socialiste.

 

   Le débat entre le marxisme et le réformisme commence au sein du SPD en 1899 avec Bernstein contre Kautsky. Les thèses révisionnistes seront condamnées par le parti. Mais par la suite, il pratiquera en fait le réformisme tout en défendant des idées marxistes ; tous les partis socialistes passeront par là au XXe siècle, réformistes de fait mais refusant de se l'avouer, et continuant longtemps à invoquer la mystique du grand soir et à chanter l'Internationale. En France le même débat oppose dans les années 1900 le marxiste Jules Guesde aux thèses et aux pratiques réformistes de Jean Jaurès

  

   D'un côté, les réformistes mettent en avant les avantages matériels obtenus par les ouvriers grâce à la participation des socialistes au gouvernement, de l'autre les marxistes considèrent qu'il ne s'agit que de miettes qui ne font qu'émousser la combativité des travailleurs et retarder la révolution.

 

   Le clivage entre d'une part les partisans d'une révolution sociale permettant d'entrer dans un autre système, le socialisme, qui vont jusqu'à justifier l'abandon des libertés politiques (libertés bourgeoises ou formelles) pour assurer les droits sociaux, et d'autre part les tenants d'une évolution sociale dans le cadre des institutions démocratiques et dans un système capitaliste de marché réformé, continuera au début du XXe siècle dans le parti socialiste français (Guesde contre Jaurès), avant et pendant la révolution d'Octobre (bolcheviks contre mencheviks, Lénine contre Kerenski). Kautsky par exemple propose "d'organiser le prolétariat en une armée prête pour la guerre sociale" lors du congrès de l'Internationale en 1900 à Paris, ce à quoi Jaurès répondra en défendant le suffrage universel comme moyen de faire les réformes sans violences.

 

 

3. Les réformes sociales

 

 

Tableau 1  Les progrès sociaux en Europe

 

 

trav. enfants

liberté synd.

Dr. de grève

Ass. accident

Ass. maladie

Retraite

 

Allemagne

1839

1869

1869

1884

1883

1889

 

Belgique

1889

1866

1866

1903

1894

1900

 

Espagne

1902

1876

 

1900

1942

1919

 

France

1841

1884

1864

1898

1898

1895

 

G-B

1833

1824

1875

1897

1911

1906

 

Italie

1906

1890

1890

1898

1898

1919

 

Suisse

1837

1848

1848

1881

1911

1946

 

Russie

1882

1906

 

 

 

 

 

Japon

1911

 

 

 

 

 

 

  

   Bairoch (1997) distingue deux périodes dans l'histoire des lois et mesures sociales : celle où elles sont octroyées depuis le haut par des philanthropes, libéraux ou progressistes au pouvoir (dans la première moitié du XIXe siècle) et celle où elles sont obtenues par la base, à la suite des luttes de la classe ouvrière organisée (depuis 1850).

 

 

3.1. La Grande-Bretagne

 

   En Grande-Bretagne ce sont les conservateurs (tories) qui sont à l'origine des premières lois sociales,

 

 par opposition aux industriels et aux libéraux, partisans de la démocratie, du libre-échange et de la liberté du travail (donc de l'absence de protection sociale).

 

En gros les conservateurs veulent maintenir les législations issues du Moyen-Âge, les libéraux veulent faire table rase du corporatisme et des privilèges et établir la liberté économique et politique, le libre fonctionnement du marché et l'égalité par le vote.

 

   Les Combination Acts de 1799 et le Conspiracy Act de 1800 qui interdisaient les organisations de travailleurs et les grèves sont abrogées en 1824-25.

 

 

   Mais la nouvelle loi sur les pauvres de 1834, mise en place par le parti libéral (whigs) crée un marché libre du travail en Angleterre, selon la thèse de Karl Polanyi. L'idée était de remplacer l'assistance, l'aide directe, par des workhouses où les conditions très dures inciteraient les travailleurs à se déplacer davantage et à accepter le salaire du marché. Le pays compte environ deux millions de personnes dans les workhouses dans les années 1830.

 

 

    Dès 1802, le Peel's Factory Act avait limité le travail des enfants à 12h par jour, mais la loi n'est guère appliquée ; elle prescrit également la mise en place dans les usines d'une éducation générale et religieuse...

 

 

En 1833, grâce à l'exemple de Robert Owen et l'action d'un parlementaire, Lord Ashley, le travail des enfants dans les industries textiles est limité à 8 heures pour les moins de 13 ans, 12h pour les 14-18 ans, et celui des moins de 9 ans est interdit (Factory Act) ; l'éducation obligatoire à raison de deux heures par jour (en plus du travail normal !) est confirmée. Le Factory Act sera étendu à tous les secteurs industriels par la suite.

 

   La loi de 1844 abaisse à 6h30 la durée de travail maximum des 9-13 ans et celle de 1847 limite à 10 heures le travail des femmes, et des jeunes et enfants de moins de 18 ans.

 

 En 1854 la « semaine anglaise », le fameux week-end, est introduite avec le repos du samedi après-midi ;

  

en 1874 la durée hebdomadaire sera limitée à 56h, soit un peu plus de 9h par jour.

 

     À la fin du siècle et au début du suivant, grâce en particulier à l'action de Joseph Chamberlain, une série de lois sociales sont votées : le Compensation Act de 1897 impose à l'employeur l'indemnisation des accidents du travail ;

 

 en 1905, l'Unemployed Workmen Act crée une sorte d'ANPE pour limiter la population des workhouses ;

 

 un système de retraite est mis en place en 1908 (Old Pension Act) ;

 

  Beveridge publie en 1909 un ouvrage intitulé Unemployment qui marque le début de l'attention en Occident au problème du chômage ;

 

 l'assurance maladie est créée en 1911 (National Insurance Act).

 

En 1893, après une grève de cinq mois, l'industrie textile obtient une sorte de participation des ouvriers aux bénéfices, avec des salaires liés à leur évolution.

 

  

3.2. La France

 

   En France, la première législation date du Ier empire qui interdit le travail des enfants de moins de dix ans dans les mines (1813),

 

 mais c'est la loi Guizot de 1841 qui est « fondatrice pour la protection sociale » (Burguière) : elle limite le travail des enfants à douze heures par jour entre 12 et 16 ans, huit heures entre 8 et 12 ans et l'interdit en dessous de 8 ans. La publication du rapport  Dr Villermé en 1840 a favorisé une prise de conscience des questions sociales.

 

   Entre le texte et l'application dans les fabriques, il y a la place à de multiples fraudes et abus et la loi de 1841 sera souvent tournée. En 1851, la durée maximum de travail est fixée à 10h pour les enfants jusqu'à 14 ans. L'âge minimum du travail est porté à 12 ans seulement en 1874, puis treize en 1892 lorsque l'école devient obligatoire.

 

    Le livret ouvrier fondé par Bonaparte en 1803, supprimé en 1848 et rétabli en 1854, tombe en désuétude après 1871 pour être finalement aboli en 1890.

 

  Des lois sont passées entre 1892 et 1903 pour imposer des normes et limiter les accidents à l'usine, pour améliorer les conditions de vie et d'hygiène (vestiaires, lavabos, eau propre).

 

   La création du ministère du Travail par Clémenceau date de 1906, suivant l'exemple de la Belgique (1895) et des États-Unis (1903).

 

La même année, la limite quotidienne de travail est fixée à 10h par jour et le repos hebdomadaire devient obligatoire.

 

La journée de huit heures, vieille revendication ouvrière (8h de travail, 8h de vie familiale, 8h de repos) sera obtenue par une loi de 1919

 

(ce qui a finalement incité les entreprises à rationaliser davantage la production pour utiliser le temps au mieux).

 

 

   Le droit au travail avait été proclamé par Louis Blanc lors de la révolution de 1848 et mis en application avec les Ateliers nationaux. Il sont lancés pour réduire le chômage massif aggravé par la crise de 1846-47 : un décret du 25 février garantit "le droit de l'ouvrier à l'existence par le travail". L'afflux est tel (14 000 ouvriers à Paris en deux semaines, dix fois plus en juin) qu'on ne sait où les employer. Ils travaillent à déblayer les barricades et sur des chantiers publics au début, mais rapidement le désœuvrement gagne et le système devient une forme d'assistance.

 Leur fermeture en juin par le royaliste Falloux provoque l'insurrection, sorte de répétition de la Commune : massacres par Cavaignac et déportations en Algérie. La voie est libre pour le coup d'État du 2 décembre 1851.

  

   Plus tard, dans la phase libérale de l'Empire, Napoléon III tentera de mettre en œuvre une politique sociale afin de rallier les ouvriers, il accorde ainsi le droit de grève par la loi du 25 mai 1864 et tolère les syndicats à partir de 1867.

 

Le coup d'État lui a valu l'opposition définitive des républicains, comme Hugo et bien d'autres, le traité de libre-échange de 1860 a déclenché l'hostilité des industriels, tandis que sa politique italienne lui fait perdre le soutien des catholiques, il faut donc chercher des appuis populaires. C'est ainsi l'État qui finance la délégation ouvrière française à Londres, celle qui va participer à la fondation de la Ière internationale en septembre 1864 !

 

 

    La IIIème République avec la loi Waldeck-Rousseau de 1884 qui abroge la loi Le Chapelier, reconnaît la légalité des syndicats. Seuls les fonctionnaires n'ont ni le droit d'en former, ni celui de se mettre en grève, droits qu'ils n'obtiendront qu'en 1924.

 

Après les droits politiques revendiqués par les hommes de 1789, la revendication de droits sociaux (emploi, réduction des inégalités, sécurité, conditions humaines de travail, protection sociale) en 1848 témoigne de l'évolution du XIXe siècle vers une démocratie sociale, une social-démocratie.

 

    Au XIXe siècle ce terme n'a pas le sens actuel de gauche réformiste qui accepte les institutions et l'économie capitaliste de marché, les partis sociaux-démocrates sont au contraire des partis révolutionnaires d'inspiration marxiste et parfois anarchiste. L'expression social-démocratie doit être prise au sens propre, c'est-à-dire la combinaison de l'idéal démocratique hérité de la révolution de 1789, pour lequel on se bat toujours en Europe dans les régimes réactionnaires et monarchiques comme en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Russie, et en France jusqu'à l'avènement de la IIIème République en 1870, et de l'idéal social qui est nouveau et qui a été introduit par les divers mouvements socialistes qui sont tous à l'époque révolutionnaires.

 

EX LE SPD PARTI SOCIAL DÉMOCRATE

 

 

 Ce n'est que plus tard, au XXe siècle, avec l'évolution réformiste des partis socialistes, que le mot social-démocratie prend son sens moderne.

 

 

La loi de 1884

 

Texte de la loi (extraits) :

 

Art. 2. Les syndicats ou associations professionnelles, même de plus de vingt personnes exerçant la même profession, des métiers similaires ou des professions connexes, concourant à l'établissement de produits déterminés, pourront se constituer librement sans autorisation du Gouvernement.

 

Art. 3.  Les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l'étude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles.

 

Art. 4. Les fondateurs de tout syndicat professionnel devront déposer les statuts et les noms de ceux qui, à un titre quelconque, seront chargés de l'administration et de la direction.

  

 

 

3.3. L'Allemagne

 

   La Prusse est le deuxième grand pays à interdire le travail des enfants, en 1839, pour les moins de neuf ans, et à imposer une scolarité d'au moins 3 ans.

 

 Les enfants et adolescents de neuf à seize ans voient la durée quotidienne à l'usine limitée à 10 heures et l'emploi de nuit prohibé.

  

En 1853, le travail des enfants avant douze ans est interdit ; la durée de travail des 12-14 ans est limitée à 6 heures et trois heures d'enseignement sont imposées ;

 

en 1869, le travail des adolescents entre 14 et 16 ans est limité à dix heures.

 

 

   Les réformes sociales de Bismarck sont mises en place de 1878 à 1890 :

 

 

  « Sous des dehors militaristes et réactionnaires, l'Allemagne était sur le plan social, le pays le plus évolué d'Europe, avant 1914 ».

 

 

 On a ainsi le paradoxe d'un régime monarchique, militaire et semi-féodal, plus innovateur socialement que les démocraties de l'Ouest.

 

 

Une explication possible, outre la personnalité exceptionnelle du chancelier prussien, est le fait que les mesures sociales sont plus proches des sécurités médiévales pour les travailleurs que des régimes libéraux fondés sur le laissez-faire du XVIIIe siècle.

  

La stratégie du chancelier consiste en une alliance entre la bureaucratie monarchiste et les classes ouvrières, tournée contre la classe moyenne libérale, opposée à l'autoritarisme et parfois républicaine :

 

« Que l'État doive se préoccuper du sort des citoyens qui ont besoin d'aide, n'est pas seulement un devoir d'humanité et de christianisme qui devrait inspirer toutes ses institutions, mais aussi une politique conservatrice dont l'objectif est d'encourager l'idée dans les classes populaires... que l'État n'est pas seulement une institution nécessaire mais aussi bénéfique. »

  

 La politique de Bismarck manie la carotte et le bâton : des lois répressives sont appliquées à l'encontre des mouvements socialistes en 1878 comme l'interdiction des syndicats, en même temps que les lois sociales sont lancées. Elles sont introduites au moment du retour à la protection des années 1880 et au renforcement des droits de douane ; ceux-ci servant à financer en partie celles-là.

 

 

   En 1883, un système d'assurance sociale, national et obligatoire, protège les travailleurs en cas de maladie ; les employeurs en financent le tiers.

 

En 1884, l'assurance-accident est mise en place ; elle est entièrement payée par les entreprises.

 

 

Enfin, un fonds spécial permet le versement de pensions de retraite et d'invalidité (1889). Les employeurs et les employés en payent chacun la moitié, l'État verse un complément.

 

 

   Mais en fait les entreprises répercutent dans leurs prix ces nouvelles charges et le financement  repose sur l'ensemble des consommateurs. Comme les dépenses de l'État proviennent des nouveaux droits de douane, ce sont encore les consommateurs qui supportent le système. Ainsi le mécanisme financier mis en œuvre s'apparente à un vaste impôt forcé (la hausse des prix, soit directe par les firmes, soit du fait des tarifs douaniers) portant sur l'ensemble de la population et permettant un transfert de ressources vers la classe ouvrière, qui voit la collectivité prendre en charge ses frais d'accident, de maladie, d'invalidité et de retraite.

  

   En 1910, l'Allemagne est très en avance sur tous les autres pays : 81% des travailleurs sont protégés contre les accidents, 53% ont une retraite et 44% sont couverts contre les maladies ;

 

les chiffres correspondant sont de 20, 13 et 18% en France

  

 et 70% et 0 en Angleterre.

 

L'Autriche-Hongrie copiera le système allemand dès 1884.

 

 

3.4. L'extension des lois sociales

 

   L'idée de réglementer la durée du travail pour tous progresse partout : au lieu d'un contrat librement négocié, l'État va intervenir pour fixer une durée maximum. La Nouvelle-Zélande fixe le temps hebdomadaire à 48 h pour tous dès 1901,

  

tandis qu'un Europe l'horaire quotidien tend à baisser à la fin du XIXe siècle aux alentours de 10h par rapport aux 12-14h de 1850, sous l'effet des gains de productivité, même si les réglementations sont plus tardives.

 

De nombreux secteurs, comme les textiles (56 h par semaine), les fonderies (54 h) ou les mines (8 h par jour), bénéficient déjà de conditions plus favorables.

 

    En Russie, le travail des enfants est limité par des oukases en 1845 puis 1882 et 1885. Une loi de 1897 fixe la limite supérieure de la journée de travail à 11h30, à 9h pour les moins de quinze ans, et établit le repos hebdomadaire obligatoire. Le droit syndical est accordé en 1906 par Stolypine, après la révolution manquée de 1905.

  

   Aux États-Unis où la législation sociale est plus limitée et plus tardive, selon le credo libéral de non intervention étatique, le travail des enfants (moins de 13 ans) n'est interdit par une loi fédérale qu'en 1888.

 

En 1880, on compte 18 % d'enfants de 10 à 15 ans dans l'industrie (1,7 M).

 

 

   Au XXe siècle, l'idée s'imposera peu à peu de faire payer les mesures sociales par les plus riches, et donc de mettre en place une redistribution réduisant les inégalités, grâce à l'introduction de l'impôt progressif sur le revenu.

 

Cette taxe « inquisitoriale », selon les partis conservateurs, parce qu'elle implique que l'État va évaluer les revenus privés, sera mise en place dans les pays développés au début du nouveau siècle.

 

  

IMPÔT FORFAITAIRE : LE MONTANT DE L'IMPÔT EST FIXE, LE TAUX D'IMPOSITION DIMINUE AVEC LE REVENU (L'IMPÔT EST RÉGRESSIF : ACCROISSEMENT DES INÉGALITÉS SOCIALES, REDISTRIBUTION À REBOURS).

 

 IMPÔT PROPORTIONNEL : LE TAUX D'IMPOSITION EST FIXE, L'IMPÔT AUGMENTE AVEC LE REVENU, DE FAçON PROPORTIONNELLE (IMPÔT NEUTRE VIS-À-VIS DES INÉGALITÉS SOCIALES, PAS DE REDISTRIBUTION DES REVENUS).

  

IMPÔT PROGRESSIF : LE TAUX D'IMPOSITION AUGMENTE AVEC LE REVENU ET LE MONTANT DE L'IMPÔT PLUS VITE QUE LE REVENU (RÉDUCTION DES INÉGALITÉS SOCIALES, REDISTRIBUTION DES REVENUS).

 

  L'idée est défendue en Angleterre par le parti libéral et surtout Joseph Chamberlain dès 1885. Il voit l'impôt progressif comme "une sorte de rançon payée par les riches pour garantir la sécurité de leurs richesses". L'impôt progressif sur le revenu sera appliqué en 1909.

 

De l'autre côté de la Manche, Joseph Caillaux réussit à faire voter la loi qui l'institue en 1914, après sept ans de guerilla parlementaire, et surtout parce que la guerre est là et que l'État doit trouver des fonds en réformant une fiscalité inefficace.

 

L'income tax est introduit en 1913 aux États-Unis par un amendement à la Constitution, il permettra une réduction des droits de douane.

  

   Le libéralisme économique est partout en recul devant la montée du socialisme. Un signe évident en est le rôle croissant de l'État qui commence à s'engager dans la production des services comme l'eau, le gaz, les transports. La Prusse, la Belgique, la Suisse, les pays scandinaves nationalisent les chemins de fer à la fin du XIXe siècle, l'Italie en 1905, le Japon en 1909 ; l'État français rachète la Compagnie de l'Ouest en 1908. Les socialistes demandent également la nationalisation des mines, car on ne peut justifier que les richesses du sous-sol soient monopolisées par des intérêts privés, elles appartiennent à tous.

 

 

   Un dernier aspect des réformes sociales à l'œuvre pendant cette période est l'idée de la mise en place d'une législation internationale dans le domaine de la protection du travail. Une conférence réunit les principaux pays à Berlin en 1890 dans l'idée de jeter les bases d'une telle organisation qui permettrait d'éviter les effets d'une concurrence déloyale entre les industries, idée on ne peut plus actuelle... L'Office international du travail est créé à Bâle en 1901 pour recenser les diverses lois sociales à travers le monde.

 

 

Conclusion

 

   Du combat séculaire entre le socialisme et le libéralisme économique, va naître une espèce de synthèse au XXe siècle.

  

Le capitalisme libéral sera transformé par l'intervention de l'État et la législation sociale.

  

   Le libéralisme économique a connu son apogée au XIXe siècle dans les faits, dans la pratique, dans la liberté du marché et des entreprises, tout en devenant en même temps l'idéologie étroitement conservatrice de la bourgeoisie au pouvoir. Les trois piliers de la société bourgeoise sont ainsi "l'inégalité, la propriété et l'héritage". Par la suite, au XXe siècle, le libéralisme recule un peu partout, moins dans les pays anglo-saxons, plus en Europe continentale et dans les pays latins.

  

   De l'autre côté le socialisme révolutionnaire a lui-même évolué vers cette synthèse, par l'adoption presque générale des idées de réformisme et d'évolution, à la place des concepts de grève générale ou de coup d'État mené par un parti en pointe, à la place de l'attente du "grand soir", et également par la renonciation à la dictature, au collectivisme et à la planification centralisée, pour finalement accepter l'essentiel des règles de l'économie de marché.

 

 Les différences sont minces entre les partis au pouvoir qui alternent dans les pays-développés, et par exemple les partis de la social-démocratie en Europe, qui à l'origine, comme on l'a vu étaient révolutionnaires, sont devenus de bons gestionnaires de l'économie capitaliste de marché, mais un capitalisme qui n'a plus rien à voir, même dans les pays les plus libéraux comme les États-Unis ou l'Angleterre, avec le libéralisme sauvage du XIXe siècle.

 

    Une grande question qui se pose aux historiens de l'économie dans le domaine social est celle de la cause essentielle des progrès dans les conditions et les niveaux de vie ouvriers.

 

 

Une réponse libérale est que l'économie capitaliste de marché a permis l'explosion productive du XIXe siècle et donc un accroissement de la consommation qui a finalement bénéficié à toutes les catégories sociales. La production de biens courants sur une échelle jamais vue auparavant est la caractéristique majeure de la révolution industrielle : il faut bien consommer cette production. La cause essentielle de ce progrès considérable est à rechercher du côté de l'offre et des facteurs qui ont agi sur l'offre : liberté économique, institutions adaptées, innovations techniques, etc. La redistribution suit la croissance par des effets de diffusion vers le bas (trickle-down).

 

 

 Pour les libéraux, toute la dureté de la condition ouvrière ne doit pas laisser penser qu'il s'agit d'une détérioration par rapport aux époques précédentes où les activités rurales occupaient les neuf dixièmes de la population, dans des conditions de misère extrême, proches de la famine.

 

    L'autre explication est fournie par les socialistes : les luttes ouvrières ont permis l'amélioration des salaires, du temps de travail, des conditions de vie, des droits des travailleurs, etc.

 

Sans elles l'économie libérale, « Qui produit la richesse en créant la misère » selon le vers de Victor Hugo, tourne à vide. L'industrialisation capitaliste produit le « paupérisme », c'est-à-dire l'extension de la misère. Le fait d'avoir obtenu par des luttes à la fois des salaires plus élevés, c'est-à-dire une répartition plus juste de la plus-value, et des lois sociales, a donné sa dignité à la classe ouvrière et lui a permis de sortir d'une misère dramatique. En outre cette redistribution a stimulé à son tour la demande et favorisé l'essor de la production.

 

 

   Les deux explications sont insatisfaisantes. En effet, en ce qui concerne la première, si l'origine de la croissance économique continue est bien à rechercher du côté de l'offre, de l'extension des relations de marché, de la création d'institutions efficaces pour empêcher la montée des coûts de transaction,

  

 il reste évident que la loi d'airain des salaires (F. Lassalle) s'applique largement au XIXe jusqu'à ce que les révoltes et revendications ouvrières permettent la hausse des salaires réels.

 

Autrement dit, en prenant l'hypothèse absurde que le monde ouvrier n'ait pas réagi et se soit satisfait de salaires de subsistance et de conditions de travail inhumaines, les employeurs se seraient contentés de verser les salaires les plus faibles possibles et de maintenir des enfants de huit ans douze heures par jour au travail, comme le montrent d'ailleurs de multiples afffirmations de l'époque. Les luttes sociales ont donc été assurément nécessaires pour améliorer le sort des ouvriers et former peu à peu une classe moyenne avec des conditions de vie décentes.

 

    Cependant ces luttes n'auraient rien donné en l'absence d'une révolution industrielle préalable, sans une croissance de la production depuis plus d'un siècle qui a rendu possible la redistribution.

 

L'offre est donc première, et les théories socialistes pèchent par la non reconnaissance du rôle de l'économie de marché et de l'entreprise privée dans cette évolution. Toute l'histoire des origines de la révolution industrielle montre l'importance des échanges, des institutions, et de la liberté économique.

 

 Aucun soulèvement des esclaves romains, aucune jacquerie des serfs du Moyen Âge, ni aucun soulèvement des paysans de l'Ancien Régime, n'ont permis de les sortir de la misère, tout simplement parce qu'il n'y avait rien à répartir, que la prise et le pillage des richesses des maîtres, des seigneurs ou des aristocrates, justifiés par une misère noire et une exploitation féroce, ne permettaient en rien d'améliorer le sort des pauvres.

 

 

  Les deux facteurs ont donc joué, les deux ont été nécessaires, avec cependant une antériorité du côté de l'offre. Le système du marché, le rôle des prix, l'entreprise privée capitaliste s'étendent en outre au XIXe siècle à l'échelle planétaire, mettant en place une division internationale du travail qui est, elle aussi, un facteur de croissance, exactement comme la suppression des frontières entre provinces et la spécialisation régionale dans les États-nations de l'Europe du XVIIIe siècle, avait été une des causes majeures du progrès économique. Ce phénomène de mondialisation qui se développe au XIXe siècle, va être étudié dans le chapitre suivant.

 

Résumé du chapitre 5

 

   L'évolution sociale au XIXe siècle est sans doute la plus rapide de toute l'histoire : les révolutions industrielles transforment les sociétés à dominante rurale relativement simple de l'Ancien Régime en sociétés complexes faites d'activités industrielles et tertiaires de plus en plus diverses et spécialisées. Si la révolution industrielle se traduit essentiellement par une réduction de la main d'œuvre agricole au profit de la classe ouvrière urbaine, puis des employés, un autre aspect fondamental est bien sûr l'explosion de la production qu'elle entraîne à long terme par rapport aux époques antérieures. La consommation va donc s'élever massivement au XIXe siècle, provoquant une autre transformation sociale majeure, la montée inéluctable de la classe moyenne. L'enrichissement progressif de la classe ouvrière permet de l'alimenter, tandis que la nécessité de réduire les coûts de transaction croissants d'une société de plus en plus sophistiquée multiplie les emplois et activités tertiaires. Tous les ingrédients du monde que nous connaissons, celui des pays développés de la deuxième moitié du XXe siècle, sont à l'œuvre dans le vaste chantier social du XIXe. La société en gestation accouche pour ainsi dire des structures modernes dans les années 1900, au moment même où les aspects techniques de la deuxième révolution industrielle permettent une nouvelle accélération et diversification de la production.

   Une véritable course de vitesse s'engage vers 1850 entre les idées socialistes et l'intégration progressive des pauvres, des démunis, des ouvriers férocement exploités à la société d'abondance qui s'annonce. Jusqu'aux années 1870-1880, la misère ouvrière est effroyable dans les pays industrialisés, en Europe et en Amérique : les lois sociales sont absentes, le chômage est massif, la maladie, la sous-nutrition, l'exploitation des enfants, la répression féroce et bonne consciente sont la règle. Face à cette injustice terrifiante, les penseurs socialistes vont tenter de détruire les fondements théoriques de la société libérale et proposer des alternatives utopiques, anarchistes ou collectivistes, tandis que les mouvements ouvriers vont peu à peu s'organiser et défendre des droits nouveaux, totalement inconnus jusque là (liberté syndicale, droit de grève, protection sociale, lois protégeant les plus faibles, etc.). Les grandes luttes sociales du XIXe siècle ont comme épicentre la France, centre des révolutions en Europe, avec la révolte des canuts en 1831, la révolution de 1848 et la Commune de Paris en 1871. Les conflits s'intensifient à la fin du siècle, mais se déplacent du terrain révolutionnaire, de la rue et des barricades, vers celui des entreprises : la grève devient l'arme essentiel pour arracher des droits, des conditions de travail meilleures et des salaires plus élevés.

   Les lois sociales, obtenues par le rapport de force ou concédées par des gouvernements prudents, se multiplient au long du siècle : droit syndical dès 1824 en Angleterre, limitation du travail des enfants en 1833, maximum hebdomadaire en 1874, droit de grève en 1875, assurances sociales entre 1897 et 1911 ; en France, loi de 1841 qui interdit l'embauche des moins de huit ans, droit de grève en 1864, liberté syndicale en 1884, journée de dix heures en 1906, 8 heures en 1919 ; en Allemagne, interdiction du travail des moins de neuf ans en 1839, liberté syndicale et droit de grève en 1869, lois de protection sociale de Bismarck en 1883-89... L'impôt progressif sur le revenu est introduit en 1909 en Grande-Bretagne, en 1913 aux États-Unis et en 1914 en France.

   La révolution s'éloigne avec la participation croissante des ouvriers à la consommation et leur accès aux biens divers qu'ils produisent eux-mêmes. Les débats idéologiques au sein des partis socialistes ne font que refléter cette évolution : de marxistes, les partis sociaux-démocrates créés à la fin du XIXe siècle deviennent peu à peu réformistes, participent aux gouvernements, finissent par accepter l'économie capitaliste de marché... Ils deviennent effectivement des partisans de la social-démocratie, au sens moderne du terme.

 

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