Chapitre 6  L’impérialisme

 

 

 

Introduction

 

   La troisième phase d'expansion de l'Europe hors de ses frontières, après le XIIe siècle et les croisades, le XVe siècle et les grandes découvertes, est celle du XIXe siècle qui culmine avec le processus de colonisation de continents entiers. Les Européens regardent encore ces conquêtes avec un œil bénin, alors qu'ils ont considéré avec effroi et horreur les invasions qu'ils ont subies, celles des Huns, Magyars, Mongols, Arabes, etc.  L'optique est biaisée et, par exemple, ils dénoncent le péril jaune dès la fin du XIXe siècle au moment même où ils mettent la Chine en coupe réglée... Les Occidentaux s'y livrent eux-mêmes à de multiples exactions, comme à travers tout le monde colonisé, répétant une grande constante de l'histoire de l'humanité qui est qu'une avance technique, économique ou militaire est bientôt utilisée pour soumettre les autres peuples. Cependant, on peut comparer cette expansion avec les conquêtes romaines de l'Antiquité ou arabes au Moyen-Âge qui apportaient une civilisation plus avancée aux pays soumis, dans la mesure où elle s'accompagne aussi d'éléments positifs comme les techniques modernes, le progrès médical, l'éducation, l'efficacité économique du marché et de la concurrence, ainsi que des institutions juridiques et politiques favorables au développement. Elle apporte aussi tous les concepts issus des lumières, comme la liberté, le droit des peuples, la démocratie, qui se retourneront finalement contre les colonisateurs.

 

 

1. Caractères généraux de l'impérialisme

 

   L'impérialisme, "la ronde de la mort et du négoce" selon la formule de Joseph Conrad, est la politique pratiquée à la fin du XIXe et au début du XXe siècle par les puissances industrielles, visant à "construire un empire à partir d'acquisitions coloniales et développer la marine et l'armée comme instruments de cette politique" (Gollwitzer, 1969). Ou encore, l'impérialisme a été défini comme l'imposition par la force à des peuples ou des États de rapports inégaux (Girault, 1979). Il se distingue ainsi du colonialisme qu'il englobe.

   On peut distinguer deux types de pays dominés : les colonies et les pays semi-colonisés (Perse, Chine, Empire ottoman, pays d'Amérique latine). Les seconds sont politiquement indépendants mais économiquement soumis aux pays impérialistes. Ainsi la Chine dépossédée de sa souveraineté par les "traités inégaux" n'a jamais été colonisée par les puissances impérialistes. Il en va de même de la Perse, de l'Empire ottoman, de pays d'Amérique latine, tombés sous la coupe financière des "puissances". Dans ces pays, par exemple, des concessions sont accordées dans les services publics, les transports ou les mines grâce auxquels les étrangers ont un monopole et une liberté totale d'exploitation ; les législations d'exception se multiplient et les tribunaux locaux ne peuvent juger des affaires concernant les résidents des puissances impérialistes ; les droits de douane sont fixés par les Occidentaux (5% en Chine, 8% en Turquie) qui souvent s'adjugent les recettes, et l'État dominé n'est plus libre de restreindre ses importations... D'autre part les colonies britanniques de peuplement comme le Canada ou l'Australie accèdent à l'indépendance politique et économique et échappent ainsi peu à peu à la catégorie de colonie.  Ce n'est pas le cas de l'Afrique, "découpée comme un gateau dont les morceaux ont été avalés par cinq nations rivales" (Pakenham) : elle constitue l'exemple classique de la colonisation.

   On peut décrire l'impact de l'impérialisme par la trilogie "économie, religion, culture". Comme le dit un orfèvre en la matière, David  Livingstone, "les trois C, christianisme, commerce et civilisation, vont la main dans la main". Mais ce sont surtout les 3 M que les pays conquis ont vu débarquer : marchands, missionnaires et militaires... (Brunel, 1996). En 1881, Brazza explique comme un instituteur aux tribus Abanhos de l'Afrique centrale : "les hommes blancs ont deux mains, la plus forte est pour la guerre, l'autre est pour le commerce ; quelle main veulent les Abanhos ?" Et ceux-ci de répondre : le commerce" (Journal de Savorgnan de Brazza).

   Hobsbawm (1987) observe que toute l'histoire du colonialisme tient finalement en peu de temps, depuis l'occupation initiale jusqu'à l'indépendance finale : la durée d'une seule vie - celle par exemple de Winston Churchill (1875-1965). Cependant on peut l'analyser aussi comme la fin d'un long processus qui démarre avec les grandes découvertes (les conquêtes espagnoles et portugaises au XVIe siècle formeront bien des colonies, comme les possessions hollandaises, anglaises et françaises au XVIIe). On a simplement à la fin du XIXe siècle une accélération du processus ou un regain, revival, selon Cameron (1993). Il porte sur les terres "vacantes", c'est-à-dire là où les Européens considèrent que les habitants ne sont pas assez grands pour s'administrer tout seuls ! Tout se passe comme si les puissances, réalisant que bientôt il n'y aura plus d'espaces à conquérir, se ruent sur ceux qui restent et achèvent ainsi la colonisation de la planète en quelques années :

   "Prendre le plus possible sans savoir ce qu'on en fera, par précaution, prendre ce que les autres veulent, le prendre parce qu'ils le veulent et pour qu'ils ne l'aient pas" (Victor Bérard).

   On peut illustrer ce jeu puéril des vieilles nations par une image empruntée aux écologistes (pour décrire les risques de la pollution) : la couverture d'un lac par des nénuphars, qui doubleraient leur taille tous les ans, se fait au début de manière lente et insensible, pendant des décennies, puis il arrive un moment où la moitié du lac est couverte, et dès lors il suffit d'une année pour que le reste disparaisse, mais il est trop tard pour agir...

   Rien ne montre mieux la rapidité dans l'évolution des idées que le passage à la fin du XIXe siècle d'une idéologie raciste, colonialiste, impérialiste, dans laquelle les gouvernements européens, persuadés de leur bon droit et soutenus par une opinion enthousiaste, sont prêts à annexer par la force la moitié du monde, à une idéologie antiraciste, totalement hostile à toute annexion et favorable à la liberté de tous les peuples, trois-quarts de siècle plus tard. La même culture occidentale bascule toute entière en quelques décennies d'une idéologie à l'autre, à tel point qu'un voyageur temporel pourrait se croire sur une autre planète, ou en tout cas dans une civilisation différente, à un autre coin de l'univers. Rudyard Kipling (1865-1936), le premier Anglais qui reçoit le prix Nobel de littérature à 42 ans en 1907 pour une œuvre qui est un hymne à l'impérialisme (Kim, 1901), ne l'aurait sans doute pas reçu sans un tollé général aujourd'hui. D'autres écrivains et poètes comme Alfred Tennyson (The Charge of the Light Brigade, 1854, ou The Fleet, 1885) et même Oscar Wilde (pourtant anticonformiste et critique de la société victorienne) dans son poème Ave Imperatrix (1881), cèdent à la louange colonialiste et exaltent l'Empire. La remise en cause ne commence qu'après la Première Guerre mondiale, lorsqu'on s'interroge sur la légitimité des colonisateurs. Le livre de E.M. Forster, La Route des Indes ("A Passage to India"), exprime ce point de vue précoce, dès 1924, il est très éloigné de la bonne conscience de Kipling et complètement moderne.

   En France, l'économiste et académicien Paul Leroy-Beaulieu, gendre de Michel Chevalier, publie un livre en 1874, intitulé "De la colonisation chez les peuples modernes", où il défend l'idée d'une modernisation et d'un développement des colonies qui mènerait à une autonomie, dans le cadre d'une vaste communauté francophone (pas très éloignée de ce qui s'est passé par la suite). L'ouvrage est à l'origine de la distinction classique entre colonies d'exploitation (en Afrique, en Asie) et colonies de peuplement (en Amérique et en Océanie). Dans le monde des lettres, le petit-fils de Renan, Ernest Psichari, engagé à 20 ans au Congo, puis en Mauritanie, chante les exploits héroïques de la colonisation française en Afrique (Terre de soleil et sommeil, 1905), il sera tué au front en 1914. Même Zola prend parti pour la colonisation en affirmant que "l'Afrique est le complément naturel de la métropole". Un grand prix de littérature coloniale est créé en 1921, ainsi qu'une Société des écrivains et romanciers coloniaux (1928) dont les buts étaient plus propagandistes qu'artistiques. Gabriel Hanotaux, ministre des Affaires étrangères de 1894 à 1898, se fait l'historien du colonialisme français (Histoire de la France contemporaine, 1871-1900, Paris, 1903-1908).

   On s'est interrogé sur le fait qu'une minorité de colons dominait parfois sans difficulté des masses de gens dans les possessions outre-mer. Ainsi, le cas extrême, toujours cité, est celui des 6000 fonctionnaires britanniques, appuyés par 70 000 soldats, qui gouvernaient 280 millions d'Indiens vers 1890 (soit 1 pour 3700) : "une minuscule tache d'écume blanche sur un océan sombre et tumultueux" (lord Curzon). Comme les Anglais le disaient, si tous les Indiens avaient décidé de cracher en même temps, ils auraient tous été noyés ! Une grande rébellion; a cependant lieu en 1857 lorsque des soldats hindous et musulmans refusent le nouveau fusil Enfield dont les cartouches sont enduites de graisse à base de vache ou de porc : la révolte des Cipayes, la Mutiny (voir Hibbert, 1980). Elle se répand et prend le sens d'une défense des traditions contre la modernisation. Une réaction rapide des Anglais permet d'écraser les mutins, mais des relations réciproques de défiance seront désormais installées jusqu'à l'indépendance. Une administration britannique centralisée prendra la place de la Compagnie des Indes orientales après la révolte.

   Les Européens du début du siècle ont vu dans ce déséquilibre une preuve de plus de leur supériorité. Mutatis mutandis, la même question s'est posée lorsqu'une poignée d'Espagnols s'emparent du Mexique ou du Pérou au XVIe siècle, ou à propos de l'holocauste de la Deuxième Guerre mondiale, quand quelques milliers de SS purent amener pendant des années dans les chambres à gaz des millions d'hommes, de femmes et d'enfants. La réponse est assez simple dans tous ces cas : une fois les batailles perdues, une fois les armes monopolisées par un camp, une fois les instruments de la bureaucratie et du pouvoir politique détenus par les vainqueurs ou les bourreaux, il est difficile, et même impossible, à des gens désarmés et désorganisés d'opposer une résistance efficace. Pendant des siècles, l'Égypte, Rome et la Grèce ont fait travailler leurs esclaves dans des conditions effroyables et les ont souvent affamés ou massacrés, et on ne compte qu'une seule grande révolte, celle justement des gladiateurs qui étaient armés...

 

 

2. Causes

 

2.1. L'avance technique

 

   L'impérialisme a d'abord tout simplement des causes techniques. L'avance du matériel de guerre des Européens, grâce au inventions diverses qui démarrent au Moyen Âge et s'accélèrent pendant la révolution industrielle, explique la facilité des conquêtes. Depuis l'origine des temps, les peuples ayant des armes plus perfectionnées ont imposé leur loi aux autres, ainsi les Hyksos envahissent le pays des Pharaons dix-huit siècles avant notre ère parce qu'ils ont des chevaux et des chars de guerre alors que les Égyptiens ignorent encore l'usage de la roue. Les Européens ne font que suivre cette loi du plus fort, immémoriale. Mais cette fois-ci l'avance est énorme, l'écart s'est encore creusé par rapport au XVIe siècle, quand les Portugais grâce à leurs navires équipés de canons dominent les Arabes dans l'océan Indien, ou quand les Espagnols, leurs chevaux et leurs armes à feu subjuguent les Aztèques puis les Incas. Les Européens disposent maintenant de matériel lourd, de vaisseaux cuirassés, de mitrailleuses, d'explosifs, d'armes légères efficaces et d'une discipline militaire inconnue des Africains, Océaniens ou Asiatiques (voir encadré).

   Les peuples colonisés étaient pris dans un dilemme : ils ne pouvaient résister à la pression européenne à partir de leurs propres ressources, techniques et traditions ; pour résister efficacement ils devaient s'européaniser, c'est-à-dire renoncer peu ou prou à leur culture.

 

 

2.2. La pression démographique

 

   "Les tâches pratiques que la politique impérialiste offrit aux explorateurs, géographes, médecins, ingénieurs, techniciens et à de nombreux autres spécialistes ayant des qualifications universitaires ou techniques, firent sans aucun doute beaucoup pour gagner ces groupements au mouvement impérialiste" (Gollwitzer, 1970). Ce sont ceux qui agissent, ceux qui ont fait les colonies, the doers selon Kipling, "cette masse d'émigrés obscurs et entreprenants" (Bédarida, 1990). La bureaucratie coloniale, comme le British Civil Service, et les forces armées créent également des emplois multiples à une population européenne en expansion. Par ailleurs pour des pays comme l'Allemagne ou l'Italie qui voient des millions de gens partir pour l'Amérique et s'évanouir dans la culture anglo-saxonne ou latino-américaine, la colonisation permet de conserver des citoyens, une langue, une influence, même s'ils sont éloignés de la mère patrie.

   En dehors de l'Asie, les continents concernés, l'Afrique et l'Océanie, sont peu peuplés et connaissent la stagnation démographique du fait d'une mortalité très élevée. Ces populations réduites, faibles, mal nourries, sujettes aux maladies tropicales, ne peuvent guère offrir de résistance à la poussée de l'Europe, en pleine explosion démographique. L'Afrique entière compterait moins d'une centaine de millions d'habitants à la fin du XIXe siècle, peut-être de vingt à trente pour toute sa partie occidentale. Madagascar en a environ deux millions au moment de la conquête pour un territoire plus vaste que la France. Dans la zone du Sahel jusqu'à la Corne de l'Afrique, une région il est vrai aride, le peuplement est très clairsemé. Le Sénégal ne compte qu'un million d'habitants vers 1900 et le Soudan tout entier, 3 millions et demi, soit une densité de 2 à 3 habitants au km2. Les faibles ressources, le retard économique et aussi la saignée de la traite musulmane et atlantique depuis des siècles, expliquent cette situation.

   Le cas particulier du Japon, qui devient impérialiste à la fin du siècle, illustre bien les causes démographiques : ses habitants sont à l'étroit sur un archipel montagneux et cherchent à s'établir en Corée, en Manchourie proches pour y trouver du riz. L'industrialisation récente a besoin aussi des matières premières qui sont présentes sur le continent asiatique : le fer et le charbon.

 

 

2.3. Nationalisme, chauvinisme, xénophobie, racisme

 

   La concurrence nationaliste de la fin du siècle explique également l'impérialisme. Selon l'affirmation de l'amiral Le Noury reprise par Gambetta, "pour rester une grande nation, ou pour le devenir, il faut coloniser". La conquête est liée à la croyance aveugle des Européens dans leur supériorité, les colonisés n'étant que "des sauvages, des barbares brutaux, sans morale, aux passions déréglées".    Un des chapitres du livre de Hobson (1902) est intitulé sans guillemets : "l'Impérialisme et les races inférieures"... On peut, dit-il, "regarder les races africaines comme des sauvages ou des enfants, 'arriérés' dans leur évolution sur le chemin de la civilisation, celui-là même où l'Anglo-Saxondom est à l'avant-garde, et qui ont besoin de l'aide des races plus avancées".

   D'après Hannah Arendt dans son ouvrage sur l'impérialisme (1951), cette forme de racisme serait née en France au XVIIIe siècle lorsque le comte de Boulainvilliers introduit la théorie d'une noblesse issue des Francs, un peuple différent et supérieur, alors que la masse est composée des descendants des Gaulois... La thèse d'une aristocratie germanique face à un peuple et une bourgeoisie celtes connaît alors un grand succès et fera dire à Catherine II au moment de la Révolution, que les Gaulois ont vaincu les Francs ! Sieyès invitera d'ailleurs le tiers état à "renvoyer dans les forêts de Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d'être issues de la race des conquérants et d'avoir succédé à des droits de conquête" (cité par Arendt, p. 79). En tout cas, l'idée d'une supériorité germanique serait paradoxalement née en France... Par la suite, Arthur de Gobineau (1816-1882) avec son Essai sur l'inégalité des races humaines (1853) invente le racisme moderne et reprend la notion d'Aryen, l'Européen nordique, la race aristocratique au sommet de la hiérarchie (les deux mots ayant la même origine). Mais il prévoit "la fin de l'humanité" causée par les mélanges croissants, où les "races inférieures" l'emportent sur les "races supérieures". Gustave Le Bon (1841-1931) exalte le "dolicocéphale impérialiste" et parle du bourgeois comme "un champignon vénéneux, poussé à l'ombre des échafauds, dans le sang des nobles et des prêtres" ! Enfin Vacher de Lapouge est partisan d'une sélection parmi les races et défend l'eugénisme (cf. Taguieff, 1998). Ce genre d'idées est diffusé à la fin du siècle en pleine période impérialiste en Allemagne, où par exemple Richard Wagner leur donne une expression artistique. Son gendre, H.S. Chamberlain (1855-1927, non apparenté à Joseph bien que d'origine anglaise), diffuse cette philosophie raciste dans ses Fondements du XIXe siècle (1899) qui influenceront Hitler et les nazis. Hannah Arendt considère aussi que les conséquences de la notion de race se sont développées d'abord en Afrique du Sud, chez les Boers, qui auraient également inspiré les nazis : "les dirigeants nazis avaient vu là, de leurs propres yeux, comment un peuple pouvait être transformé en race et comment, à la seule condition de prendre l'initiative du processus, chacun pouvait élever son propre peuple au rang de race maîtresse".

   L'impérialisme de la fin du siècle apparaît comme une régression par rapport à l'idéal des lumières et des économistes classiques. Il est lié au regain des idées protectionnistes, nationalistes et militaristes qui précède la Première Guerre mondiale. Après 1870, les libéraux basculeront dans la défense de l'impérialisme, c'est le cas de Leroy-Beaulieu ou de Joseph Chamberlain qui estiment que les Européens ont un "devoir civilisateur" en Afrique ou en Asie. Les préjugés nationalistes et racistes atteignent des extrêmes délirants : "Je crois en cette race anglo-saxonne, fière, tenace, résolue, confiante en elle-même, que nul climat, nul changement ne saurait abâtardir, et qui, infailliblement, sera la force prédominante de la future histoire et de la civilisation universelle... Et je crois en l'avenir de cet Empire, vaste comme le monde, dont un Anglais ne saurait parler sans un frisson d'enthousiasme" (Chamberlain). Pour Benjamin Disraeli, Premier Ministre de Sa Majesté la reine Victoria, "il y a quelque chose de mieux que les droits de l'homme, ce sont les droits des Anglais." Ceux-ci se considèrent au sommet d'une pyramide des races, où les peuples germaniques, latins, arabes, orientaux, etc., occuperaient des échelons intermédiaires, tandis que les tribus primitives seraient tout en bas... C'est par exemple ce qu'exprime avec ingénuité le grand Stuart Mill dans ses "Considérations sur le gouvernement représentatif" de 1861.

   De l'autre côté de la Manche, Léon Bloy (1846-1917) peut écrire : "La France est tellement la première des nations que toutes les autres, quelles qu'elles soient, doivent se sentir honorées d'être autorisées à manger le pain de ses chiens. Si seulement la France est heureuse, alors le reste du monde peut être satisfait même s'il doit payer pour le bonheur de la France le prix de l'esclavage et de la destruction. Mais si la France souffre, alors Dieu lui-même souffre, le terrible Dieu..."  Jules Ferry, père de l'école primaire, parle sans ambage des "races supérieures" qui ont "des droits sur les races inférieures" et "le devoir de les civiliser". À la fin de la Deuxième Guerre mondiale encore, les mêmes préjugés continuent à avoir cours. Ainsi un journaliste français (G. Froment-Guieysse, Repeupler Madagascar, Le Monde, 17 novembre 1945), après avoir proposé l'immigration à Madagascar de "40 000 à 50 000 Français nouveaux - et choisis - au cours du demi-siècle à venir" (!), écrit : "Malgré l'exemple de sa paysannerie, le Malgache n'a du travail qu'une notion incomplète. Absence de besoins comme en Polynésie ? Non, car ici la nature n'est pas généreuse à l'excès ; mais absence de prévoyance et indolence native. Il faudra de longs efforts avant que la notion de l'obligation morale du travail entre dans les mœurs. C'est un redoutable problème moral qui est ainsi posé : la liberté du travail que nous avons proclamée ne doit pas être pour eux la liberté du suicide. Il est superflu de rappeler qu'un peuple qui ne travaille pas est mûr pour la décadence."

   Le fameux texte raciste, Les Protocoles des Sages de Sion, un faux écrit à Paris vers 1900 par la police secrète du tsar, visait à faire croire à une conspiration sioniste pour dominer le monde. Il connaîtra une diffusion dans toute l'Europe dans les années vingt, "dans le monde sous-terrain où les fantasmes pathologiques déguisés en idées sont agités par des escrocs et des fanatiques à moitié illettrés au bénéfice de l'ignorance et de la superstition" (Norman Cohn, cité par Joll, 1990). En 1895, les chrétiens-sociaux arrivent à la mairie de Vienne avec des mots d'ordre antisémites. Toujours en Autriche, le parti "allemand national" développe les mêmes thèmes en prônant "le retour à Wotan, aux pieux usages des antiques forêts, au culte du soleil sur les cimes"... (Baumont). Quelque quinze années plus tard, "l'idée de l'extermination physique des juifs y est lancée par des cercles de psychopathes fanatiques, à l'époque où Hitler traîne ses ambitions frustrées d'artiste incompris" (Joll, 1990).

   La fureur nationaliste atteint aussi des sommets dans l'Allemagne de Guillaume II grisée par ses succès militaires, politiques et économiques. Dans ce pays "de bourgeois repus et d'officiers cassants", le germanisme devient une véritable religion, le pangermanisme une mystique, et "le peuple impérial se croit digne de la domination universelle... il n'a pas le sens de la mesure et va droit au kolossal" (Baumont). Romain Rolland dit à propos de l'Allemagne que "le vertige souffle dans son cerveau, Nietzsche, Richard Strauss, l'empereur Guillaume - il y a du néronisme dans l'air". Cet état d'esprit, dont le pendant est la tranquille sensation de supériorité des Anglais enfermés dans leur "splendide isolement", ou la volonté exacerbée de revanche des Français les yeux fixés sur les Vosges, explique facilement la ruée outre-mer dans les années 1890 et la catastrophe finale en 1914.

   L'impérialisme a été une des causes de la Première Guerre mondiale en avivant les nationalismes dans la course aux colonies et aussi en laissant des pays frustrés comme l'Italie ou l'Allemagne. Le retard de celle-ci dans la création d'un empire extérieur est aussi en partie dû à Bismarck qui a longtemps refusé de lancer son pays dans la course impérialiste, laissant à la France des pays entiers. Il conseille par exemple à la Sublime Porte (la Turquie) "de ne pas chercher chicane à la France" lorsqu'elle envahit la Tunisie en 1881. À la fin du siècle au contraire les Allemands sont sujets à la Torschlusspanik, la peur que la porte ne se ferme avant qu'ils n'aient pu se faire une "place au soleil" (cf. Kindleberger, 1990). Les possibilités étaient limitées, les pays à conquérir non extensibles à l'infini, et toute conquête se faisait au détriment du concurrent. C'est ce qu'exprime un des partisans de l'expansion allemande et précurseur des nazis, Friedrich Naumann, dans son Catéchisme national-socialiste (1897) : "L'influence de tous les peuples civilisés peut-elle s'étendre dans l'harmonie ? Non, parce que les débouchés pour les produits de ces nations ne sont pas assez vastes. Ce marché croît plus lentement que ne croît le besoin de s'étendre des nations civilisées. La lutte pour les marchés mondiaux est une lutte pour l'existence" (cité par Gollwitzer, 1970). Les idées de Darwin sur la sélection des espèces et celles de Spencer qui forge l'expression 'survie des plus adaptés' trouvent un écho dans la rivalité des puissances : comme pour les individus, les espèces et les races, ce sont les nations les plus agressives qui pourront finalement s'imposer.

   Il y a enfin l'idée que l'impérialisme est nécessaire pour étendre la culture d'un pays. Les peuples conquis adoptent la langue, les coutumes, les modes de vie de la métropole. Ils apprennent son histoire, son art, sa littérature. Pour ne pas voir la culture française, allemande, anglaise, etc., se limiter à une nation du petit continent européen, il faut développer les possessions outre-mer. Même si l'Espagne perd toutes ses colonies ou presque en 1898, il lui reste une aire culturelle immense où règne la culture hispanique, même si le Portugal est incapable de mettre en œuvre ses colonies au XIXe, faute de moyens financiers, il lui reste le Brésil et son dynamisme, qui bien qu'indépendant depuis 1822, étend et prolonge la culture lusophone. C'est ce qu'a fort bien compris Leroy-Beaulieu qui dit : "un peuple qui colonise, c'est un peuple qui jette les assises de sa grandeur dans l'avenir". La même idée est développée par Theodore Roosevelt, le pionnier de l'impérialisme américain, lorsqu'il écrit : "Rome s'est développée et elle a disparu, mais toute l'Europe occidentale, les deux Amériques, l'Australie et de vastes parties de l'Asie et de l'Afrique continuent aujourd'hui l'histoire de Rome... L'Espagne a connu l'expansion, puis la décadence, mais aujourd'hui un continent entier parle l'espagnol et son territoire est couvert de communautés de langue et de culture hispaniques... L'Angleterre a connu l'expansion et elle connaîtra la décadence. Mais que l'on songe à ce qu'elle laissera derrière elle..."

   Les seuls domaines où les Européens n'affichent pas un sentiment de supériorité, comme le remarque Hobsbawm, sont ceux de la religion et de l'art. Les religions orientales comme le Bouddhisme ou l'Islam ne peuvent évidemment pas être considérées comme inférieures, mais simplement différentes. Les arts des sociétés dites primitives viennent enrichir l'art occidental, ainsi les œuvres africaines pour la peinture ou la sculpture moderne. Cet art est accepté comme majeur, équivalent à toute autre forme quelle que soit l'origine ou l'époque.

 

   Pour comprendre la bonne conscience raciste et impérialiste qui caractérise l'Europe de 1900, il faut faire l'effort de se replacer dans un monde où les grandes catastrophes du siècle sont encore dans le futur. Comme le dit sir Raymond Carr, professeur à Oxford, "Events in the past were once in the future", les évènements du passé ont été autrefois dans le futur. Les grands conflits du XXe siècle qui sont dans notre passé sont à l'époque dans le futur. On a affaire à une sorte d'inconscience de gens qui ne peuvent réaliser où ces idéologies et ces passions vont les mener. Personne n'est en mesure de prévoir les tueries monstrueuses de la Première Guerre mondiale, ni lors de la Seconde, les camps de concentration et les massacres organisés sur une grande échelle (qui n'ont même pas de but rationnel, puisqu'ils contribueront à faire perdre la guerre à leurs auteurs). L'humanité en général et l'Europe en particulier ont payé un prix très lourd pour apprendre cela. Ce n'est que dans la deuxième partie du XXe siècle que la leçon a été comprise et que les mentalités ont évolué de façon positive.

 

 

2.4. Raisons morales, sociales et politiques

 

   En France, le même Jules Ferry fondateur de l'école laïque devient le "premier doctrinaire de la République triomphante" à l'extérieur (Zorgbibe, 1996) ; il n'y a pas là de contradiction puisque dans les deux cas il s'agit d'éduquer, les enfants en France, et les grands enfants que sont les peuples de couleur dans les colonies. Un parallèle peut être fait avec Joseph Chamberlain à l'origine des réformes sociales en Angleterre et enthousiaste ministre des Colonies de 1895 à 1903. Il veut améliorer le sort des pauvres dans le pays, et celui des indigènes dans les colonies : "notre présence dans ces territoires ne se justifie que si nous pouvons montrer qu'elle apporte bonheur et prospérité à leurs peuples" (cité par Hobson). Son fils, Austen Chamberlain, l'exprimera par la formule : "la démocratie exige deux choses, l'impérialisme et une réforme sociale". Un tel rapprochement qui semble aujourd'hui totalement contradictoire, ne l'était pas dans l'esprit de la majorité au début du siècle. Pour Disraeli, dans un discours de 1879, la politique britannique se résume à la formule de Tacite Imperium et Libertas, c'est-à-dire la démocratie à l'intérieur, l'impérialisme à l'extérieur. Il voit les colonies comme "une source de puissance et de prospérité incalculables pour ce pays".

   À côté de ce rôle éducateur, il s'agit aussi d'assurer l'ordre et la paix favorables à la prospérité économique (par exemple faire cesser les éternelles guerres tribales en Afrique pour mettre en place des sociétés sûres). Les Européens ont ainsi un "double mandat" à assumer dans leurs colonies : paix et éducation. Il ne s'agit donc pas d'établir un régime d'exploitation à l'échelle mondiale, avec de nouveaux maîtres et de nouveaux esclaves, mais bien, dans l'esprit des meilleurs parmi les partisans de l'impérialisme, comme Disraeli, de pacifier, d'élever, de développer, afin que les peuples conquis puissent dans l'avenir être des citoyens à part entière du Commonwealth ainsi créé.

   Les grands défenseurs de la colonisation, des penseurs comme Thomas Carlyle, ou des hommes d'action comme le maréchal Lyautey et Lord Curzon, expriment cette idée de devoir. Les sacrifices, le désintéressement, les efforts acharnés des soldats et des colons qui ont peiné, risqué et souvent laissé leur vie dans des climats meurtriers et des régions inhospitalières sont exaltés. Carlyle en particulier (1795-1881) défend les idées de l'impérialisme civilisateur en même temps que la justice sociale. Il condamne aussi bien le libéralisme des manchesteriens que l'utilitarisme de Bentham, et prône la foi, l'altruisme et l'action dans un but moral et social. Il idéalise le modèle germanique, les "vertus prussiennes" et salue l'unité allemande et la victoire sur la France en 1871 comme un triomphe de cet idéal face à une nation décadente de l'Europe latine et catholique.

   Les socialistes sont partagés sur le colonialisme. Les premiers sont révolutionnaires, par nature hostile à toute entreprise menée par l'État bourgeois : en France en 1895 un congrès rejette la politique coloniale, non sans raison, comme "une des pires formes de l'exploitation capitaliste". Elle n'entraîne que "pillage, torture, rapines, massacres, tripotages et gaspillages". Jaurès, après avoir hésité, condamne l'impérialisme. Au XXe siècle cependant, les partis de gauche français, devenus réformistes et participant au pouvoir, soutiendront longtemps la politique impériale, au nom d'une "colonisation altruiste" : c'est le cas de Léon Blum et même de Maurice Thorez lors du Front populaire. Après la guerre, le parti communiste s'oppose aux revendications des peuples soumis (émeutes algériennes de 1945 et insurrection malgache de 1947).

   En Allemagne aussi, la politique sociale va de pair avec l'impérialisme, les "socialistes de la chaire" et les historicistes (cf. t. 1, p. 24-25) comme Gustav Schmoller, Wilhelm Dilthey, Oswald Spengler et Max Weber le soutiennent. Un leader du PSD, Édouard Bernstein, lui est favorable, tandis que Karl Kautsky s'y oppose. En Angleterre, les chrétiens socialistes et les réformistes sociaux en sont partisans, à tel point que Gollwitzer parle d'un "impérialisme social" : "l'impérialisme et le socialisme (réformiste et non marxiste) semblaient être l'avers et le revers d'une même médaille".

   L'impérialisme a été également considéré par les conservateurs comme une façon d'éviter une révolution. Les problèmes sociaux intérieurs, chômage et pauvreté, trouvent ainsi un remède dans la politique impériale, comme Cecil Rhodes l'explique clairement : "Ce qui me préoccupe avant tout, c'est la solution du problème social... Si l'on veut épargner aux 40 millions d'habitants du Royaume-Uni les horreurs d'une guerre civile, les responsables de la politique coloniale doivent ouvrir de nouveaux débouchés à l'excédent de population et créer de nouveaux marchés pour les mines et les usines. J'ai toujours soutenu que l'empire britannique était une question d'estomac. Si l'on veut éviter une guerre civile, il faut devenir impérialiste" (entretien avec W.T. Stead, cité par Lénine, 1916). De même Victor Hugo en 1879 s'écrie "changez vos prolétaires en propriétaires... Dieu offre l'Afrique à l'Europe... Versez votre trop-plein dans cette Afrique et du même coup résolvez vos questions sociales..." (cité par Paillard, 1994). En outre, les colonies peuvent servir "d'exutoire aux mauvais éléments de la société, un terrain de jeu qui permettrait à ceux ayant des instincts guerriers de se défouler, et un moyen de maintenir l'ordre établi" (Wesseling, 1996).

 

 Comme le disait Stuart Mill, cité par Hobson : "Le gouvernement d'un peuple par lui-même a un sens et une réalité, mais le gouvernement démocratique d'un peuple par un autre n'existe pas et ne peut pas exister" (Representative Government). Clémenceau également dénonce la mission civilisatrice comme un alibi de l'impérialisme : "N'essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation". Des mouvements humanitaires ou pacifistes, tel la Ligue des droits de l'homme ou la Fondation Alfred Nobel, prennent la défense des peuples opprimés et s'élèvent contre les abus de la colonisation.

 

 

2.5. Facteurs économiques

 

   Les économistes classiques et les libéraux comme J.-B. Say, Richard Cobden, John Bright et Gladstone, sont hostiles au colonialisme, ils sont pour une extension du libre-échange entre nations libres et indépendantes, pour "la suprématie rationnelle du commerce sur l'agression". On les appelle Little Englanders, c'est-à-dire des partisans d'une petite Angleterre. Cobden se plaint ainsi de l'aveuglement de ses compatriotes :  "autant que l'aristocratie, la classe moyenne tient au système colonial, et les ouvriers ne sont pas plus intelligents" ; et Bright évoque en 1857 "le jour heureux où l'Angleterre ne possèdera plus un acre de terre en Asie".  L'impérialisme trouve encore des opposants à la fin du siècle parmi les libéraux comme L.T. Hobhouse et Herbert Spencer. Le thème colonial est associé au mercantilisme et son système de l'exclusif. La possession directe de territoires est en contradiction avec l'idéal de liberté des lumières, qui s'applique aussi bien à l'économie qu'au politique. Il est préférable de développer les liens économiques avec des pays indépendants, qui en se développant, fourniront des marchés pour les pays européens. De plus les anciennes colonies comme les États-Unis et même les colonies de peuplement autonomes comme le Canada deviennent protectionnistes, ce qui enrage les partisans du libéralisme.

   Les mouvements nationalistes et ultra-conservateurs sont au début opposés aux conquêtes coloniales (en France par exemple parce qu'ils donnent la priorité à la récupération de l'Alsace-Lorraine), alors que les modérés et les réformistes, comme Jules Ferry ou Joseph Chamberlain, en sont partisans. Le gouvernement Ferry tombe en 1885, à la suite de la défaite de Lang-son en Indochine, aux cris de "Ferry-Tonkin" ! C'est l'occasion pour la droite de contester la politique coloniale. Paul Déroulède, nationaliste revanchard et antiparlementaire, s'écrie à la Chambre : "J'ai perdu deux enfants et vous m'offrez vingt domestiques !". Clémenceau aussi voit dans cette politique une renonciation orchestrée par Bismarck : "le pourboire d'un oui à l'abandon de l'Alsace-Lorraine". Ferry répond aux nationalistes, en lançant une formule qui devient célèbre : "Au nom d'un chauvinisme exalté et à courtes vues, devrions-nous acculer la politique française dans une impasse et, les yeux fixés sur la ligne bleue des Vosges, laisser tout faire, tout s'engager, tout se résoudre, sans nous, autour de nous, contre nous ?" D'autres émettent l'idée que l'entreprise coloniale pourrait être un moyen indirect de récupérer les deux provinces perdues en les échangeant contre des colonies.

   Mais dans l'ensemble, les opposants à l'entreprise coloniale sont minoritaires : c'est le cas de Gladstone contre Disraeli en Angleterre, et de Clémenceau en France qui défend "la politique du pot-au-feu", c'est-à-dire un cartiérisme avant la lettre, s'occuper de résoudre d'abord les problèmes intérieurs avant de se lancer dans des aventures outre-mer. Toutes les idées frileuses qui redoutent les pays pauvres sont déjà présentes : les investissements dans les colonies détournent des capitaux qui seraient plus utiles en métropole, la main d'œuvre bon marché de ces contrées va faire baisser les salaires dans les pays riches, les colonies coûtent cher en hommes et en argent, elles ne servent qu'à enrichir des individus mais pas la collectivité, etc.

   La dépendance financière des pays moins développés explique aussi l'ingérence des pays industriels et le statut de semi-colonies dans lequel certains tombent. Des pays comme le Maroc, l'Égypte, la Perse, la Turquie, tous ceux d'Amérique latine ont d'énormes besoins pour mettre en place des infrastructures, lancer des industries, attirer des experts et conseillers étrangers, et ils empruntent massivement. Comme aujourd'hui la dette excède les capacités de remboursement, et ils doivent céder aux empiètements des pays créanciers qui vont à cette époque jusqu'à l'intervention militaire et le placement sous protectorat (cf. ch. 5).

 

   En Angleterre, la justification officielle de l'impérialisme est de préserver des liens considérés comme vitaux pour le commerce et l'économie du pays. L'Inde, "le joyau le plus brillant de la couronne impériale", est au cœur de la stratégie britannique mondiale, il s'agit de protéger les lignes de communications vitales : la route méditerranéenne avec Gibraltar (1704), les îles Ioniennes (comme Corfou et Ithaque, jusqu'en 1864), Malte (1800), Chypre (1878), le canal de Suez, Aden (1839), Socotra (1886) ; la route du cap de Bonne Espérance avec Ste Hélène, Le Cap, Maurice (1810 ; la route du cap Horn avec les Falkland ou Malouines, Singapour (1819). Il s'agit également, au temps de la marine à vapeur, d'entretenir des dépôts de charbon nécessaires à l'approvisionnement des navires (Gibraltar, Malte, Suez, Aden, etc.). L'Inde, rappelle Hobsbawm, absorbe près de la moitié des exportations anglaises de cotonnades.

   Cain & Hopkins (1980, 1993) ont renouvelé l'analyse de l'impérialisme britannique en reliant le phénomène aux intérêts puissants des propriétaires terriens aristocratiques du sud de l'Angleterre et des grands groupes financiers de Londres. Après l'abolition des Corn Laws, menacés de ruine, les landlords vont s'allier aux banquiers pour investir leurs capitaux dans les colonies et les pays d'outre-mer. Ils vont pousser le gouvernement vers les conquêtes coloniales pour ouvrir de nouvelles possibilités d'investissements extérieurs et les protéger par la suite.

   En France, il s'agit d'une part de prendre une revanche sur les défaites de 1815 et 1870, et d'autre part de retrouver le rang de grande nation en créant un Empire. La politique de grandeur obsède le pays depuis Louis XIV jusqu'à De Gaulle, en passant par Napoléon et Jules Ferry. En Allemagne, l'intérêt pour les colonies est tardif, il ne commence qu'avec la Weltpolitik de Guillaume II en 1890. Le pays vient de réaliser son unité, tout comme l'Italie, et n'a donc aucun Empire ni tradition coloniale, à la différence de la France, l'Angleterre, la Hollande et les nations ibériques. Le nationalisme joue à plein dans l'entreprise impériale, il s'agit d'affirmer une puissance nouvelle même s'il n'y a aucun bénéfice économique à en retirer : l'implantation de l'Allemagne en Namibie ou de l'Italie en Somalie, deux régions désertiques, ne leur rapporte rien (hormis la satisfaction d'un orgueil national) que des dépenses. Le budget colonial allemand en 1906 était complètement déséquilibré : les colonies coûtaient dix fois plus qu'elles ne rapportaient. Peu importe, car comme le dit Bülow : "les Anglais parlent d'une plus grande Angleterre, la France d'une plus grande France, nous avons nous aussi droit à une plus grande Allemagne".

   Les mêmes facteurs politiques peuvent s'appliquer à la Russie, au Japon et aux États-Unis. L'impérialisme est plus un phénomène irrationnel lié au nationalisme et à la volonté de puissance, qu'un phénomène rationnel lié à l'économique et à la recherche de bien-être. Les pays les plus riches au XXe siècle en Europe n'ont jamais eu de colonies, ou les ont perdu (Suisse, Suède ou Allemagne, par exemple), les pays les moins riches, ou les plus pauvres, comptent parmi les anciennes grandes puissances colonisatrices (Grande-Bretagne, Espagne, Portugal, Russie, Turquie).

   De même, J. Marseille (1984) a établi, dans le cas de la France, que les colonies représentaient plutôt un obstacle au développement capitaliste. Les firmes françaises s'endorment dans un marché protégé, celui de l'Empire, alors que les firmes des pays sans colonies, comme l'Allemagne, la Suède, la Suisse, doivent affronter la concurrence internationale. La France payait cher des denrées coloniales de façon à permettre aux colonies d'importer des produits manufacturés chers eux aussi. Dans l'ensemble, les pays sans colonies ont connu une croissance plus forte que les pays encombrés d'un empire colonial (Espagne, Portugal, France, Grande-Bretagne). Point confirmé par Bairoch (1993) qui l'explique par la nécessité de répartir les ressources humaines et les qualités entrepreneuriales sur un plus vaste domaine, d'une part, et par l'accès à des marchés réservés, faciles, peu favorables à la compétitivité et l'innovation, d'autre part. On peut conclure donc avec Raymond Aron que "l'impulsion proprement politique semble plus forte que les motivations économiques".

 

 

3. Le partage du monde

 

3.1. Les principaux impérialismes

 

   Jusque vers 1880 aucune tentative systématique d'annexion et d'administration directe n'avait été faite en Afrique ou en Asie par les Européens, puis tout s'accélère, ce qui fait dire à Jules Ferry : "Aujourd'hui, ce sont des continents que l'on annexe". Hobsbawm précise : "entre 1876 et 1915 environ un quart de la surface terrestre du globe est distribué ou redistribué en tant que colonies entre une demi-douzaine d'États. La Grande-Bretagne accroît ses territoires de quelque 4 millions de milles carrés (square miles), la France de 3,5 millions, l'Allemagne acquiert plus d'un million, la Belgique et l'Italie un peu moins d'un million chacune..." Les États-Unis, le Japon, l'Espagne et le Portugal viennent loin derrière. L'empire britannique représente, en 1914, 30 millions de km2 et 400 millions d'habitant (les 3/4 en Inde qui compte 303 millions d'habitants en 1911), contre 10 millions et 48 millions pour la France. Une différence considérable qui s'explique par les défaites françaises de 1763 et 1815, ainsi que la vente de la Louisiane en 1803, qui ont permis à l'Angleterre de prendre les "meilleurs morceaux", des continents entiers (Australie-Nouvelle-Zélande, Indes, Canada, Afrique du Sud).

   En 1868, Charles Dilke relance l'impérialisme britannique ("une boisson dont la nation toute entière s'est enivrée") en défendant le concept de Greater Britain, "la Grande-Bretagne plus grande". J.R. Seeley et James Froude dans les années 1880 en deviennent les prophètes et Kipling le barde. Froude voit une Oceana, empire universel dominé par la Grande-Bretagne. Un professeur d'histoire, sir John Seeley, prône "l'Expansion de l'Angleterre" (titre de son cours devenu livre en 1884), qui s'étend sur l'essentiel de notre planète terraquée, selon la formule de Carlyle. Elle compte dans son orbite l'empire britannique "formel" avec par exemple les colonies de l'Inde, de l'Australie, du Canada ou de l'Afrique du Sud, soit 345 millions de sujets, pour 40 millions au Royaume-Uni (en 1905), et un quart des terres émergées de la planète, mais aussi l'empire "informel" avec des pays dominés comme l'Argentine ou l'Égypte et des pays indépendants tels le Danemark, le Portugal ou la Suède (au total un tiers de la surface du globe). En nombre les colonies britanniques, de Aden à Zanzibar, passent de 28 en 1871 à 41 en 1901 et 66 en 1911 (voir annexe).

   L'immense ensemble forme une "économie monde" au cœur de l'économie mondiale, qu'on peut partager en trois parties : la Grande-Bretagne, les colonies dépendantes et les colonies à self-government , ou dominions, comme le Canada et l'Australie (voir tableau 4 et annexe du chapitre). Il suscite l'admiration de nombreux contemporains, comme le montre l'extrait suivant :

"Jamais depuis la Rome de Trajan, esprit plus tolérant, plus respectueux de toutes les races, de tous les cultes, de toutes les cultures, jamais administration plus libérale et plus bienfaisante n'avaient présidé au gouvernement du monde. Jamais grandeur ne fut plus justifiée par tant de services. L'empire britannique, ce n'était certes pas Carthage ; c'était, élargi aux dimensions même de la planète, l'Empire romain du temps des bons empereurs. Cette communauté de 455 millions d'âmes représentait la première tentative faite par l'humanité toute entière pour se grouper, sans distinction d'origine, en une fédération de peuples libres ou progressivement libérés, en une société des nations sans frontières intérieures et dirigée par les meilleurs" (1946). Il faut sans doute un Français, et pas des moindres, le grand historien et académicien René Grousset (1885-1952), écrivant il est vrai avant la décolonisation, pour dresser un tableau aussi dithyrambique de l'impérialisme britannique ; tableau que les Acadiens au XVIII, les prisonniers des camps du Transvaal en 1902, les partisans fusillés de l'indépendance de l'Inde entre les deux guerres, les Aborigènes d'Australie depuis l'arrivée des Blancs, et bien d'autres peuples opprimés, auraient sûrement apprécié...

 

Tableau 4  Peuplement de l'empire britannique, en millions et %

 

R.-U.

Col.  responsables

Inde

Autres col. dépendantes

Total

1872

31,9M    15,5%

     7M            3,4%

160,8M       78,4%

  5,4M           2,6%

205,1

1912

45,4        10,2

24,2            5,4

322,4        72,6

51,9          11,7

443,9

Source : Davis & Huttenback, 1989

 

   Après l'épisode annonciateur où les Français, emmenés par Bonaparte, occupent l'Égypte durant trois ans (1798-1801), l'empire colonial au XIXe siècle va se constituer par réaction à deux défaites majeures : celle de 1815 incite la France à la conquête de l'Algérie (1830), celle de 1870 aux annexions en Afrique, dans l'océan Indien et en Indochine. La France bâtit un immense empire en Afrique du Nord, en Afrique occidentale et équatoriale, possessions qui se rejoignent avec le Sahara au centre. L'armée coloniale est composée de volontaires, souvent enthousiastes comme Psichari, et l'entreprise ne suscite pas l'impopularité de la population.

   Les annexions de la IIIème République sont favorisées par Bismarck qui se flattait de tout savoir sur "l'histoire et le caractère gaulois" ! Il cherche à détourner la France d'une revanche, à lui faire "porter son regard outre-mer plutôt que sur la ligne bleue des Vosges" (Berstein, Milza, 1994). Curieusement, il s'étonnera ensuite de l'ampleur des conquêtes : "« Pourquoi la France entame-t-elle tant d'entreprises en même temps ? » À quoi bon cet immense empire pour un peuple économe, qui avait peu d'enfants et produisait modérément ? « Tout cela - la Tunisie, le Tonkin, Madagascar, le Congo - faisait beaucoup d'affaires à la fois »" (Baumont, 1965). Non content d'encourager les Français, il pousse aussi les Russes en Asie dans le but évident de les détourner de l'Europe centrale, où, dit-il, "ils n'ont rien à faire qu'à gagner le nihilisme et d'autres maladies" !

   Le chancelier était pour sa part plutôt hostile aux conquêtes lointaines qu'il comparait "au manteau de soie et de zibeline du noble polonais qui ne porte pas de chemise en dessous" (Kindleberger, 1990). Il déclare au Reichstag en 1882 : "Aussi longtemps que je serai chancelier, nous ne ferons pas de politique coloniale". Bismarck s'intéressait surtout à l'Europe et disait : "la Russie est là, la France est là, et nous, nous sommes au milieu, voilà ma carte de l'Afrique !" (Joll, 1990). Celui que Gambetta appelait "le monstre" avait ainsi, beaucoup plus que son successeur aux affaires, Guillaume II, le souci du maintien de la paix et de l'équilibre sur le continent. Il avait mené la guerre jusqu'en 1870 pour atteindre l'unité et la plus grande extension possible de l'Allemagne, mais une fois celles-ci obtenues, il devient plus prudent et aurait sans doute cherché par tous les moyens à éviter la catastrophe de 1914. Mais les compagnies de commerce allemandes à Brême, à Hambourg, à Lübeck, avaient des intérêts en Afrique où elles achetaient des produits tropicaux (huile de palmiste pour les industries chimiques) et elles poussent à la colonisation devant les gains anglais et français. Par nationalisme également, l'opinion publique allemande appuiera les mouvements colonisateurs. Bismarck opère un revirement à la conférence de Berlin en 1884 quand il réalise que des sociétés privées peuvent exploiter les colonies sans coût élevé pour l'État (cf. Brunschwig, 1971). La mise en valeur des colonies du Reich n'interviendra systématiquement qu'après sa chute en 1890, lors du remplacement de sa Realpolitik par une Weltpolitik.

   Les États-Unis de William McKinley et Theodore Roosevelt étendent leurs possessions : ils achètent l'Alaska au tsar en 1867 pour 7,2 millions de dollars ; Hawaï,; dont la reine est déposée en 1893, devient protectorat puis rejoint l'union en 1898. Des mouvements politiques et des journaux comme le New York Sun œuvrent pour une annexion du Canada, du nord du Mexique, de Cuba, jusqu'au début du XXe siècle ! (voir Degler et alii, 1982). Mais c'est surtout l'Espagne qui fait les frais de ce nouvel impérialisme. Lors de la guerre de 1898 - "une magnifique petite guerre" selon John Hay, le secrétaire d'État aux Affaires étrangères -, sa flotte du Pacifique est détruite à Manille, celle de l'Atlantique, à Santiago. Porto-Rico, les Philippines, Guam (1898) changent de maître. Pour l'Espagne, 1898 reste l'année de el desastre... Cuba, "l'île toujours fidèle" à la couronne espagnole, s'est insurgé contre la métropole en 1868, puis en 1895 avec José Martí (1853-95), le fameux auteur de Guantanamera, et elle obtient son indépendance à l'issue du conflit de 1898, mais elle tombe en fait sous la coupe des Américains qui l'occupent militairement. Le fameux amendement Platt de 1901 (inséré dans la constitution cubaine) autorise les États-Unis à intervenir "pour le maintien d'un gouvernement capable de protéger la vie, la propriété et les libertés individuelles", une phrase souvent évoquée au XXe siècle...

   La guerre de 1898 aura des effets considérables à long terme. Tout d'abord elle permet la réconciliation définitive avec l'Angleterre qui se met du côté américain. En contrepartie les États-Unis n'interviendront pas durant la guerre des Boers, mais surtout ce rapprochement expliquera l'engagement du côté anglais dans les deux guerres mondiales. Ensuite, elle suscite l'opposition de toute l'Amérique latine qui prend le parti de l'Espagne devant les visées impérialistes de McKinley et Roosevelt. Les idées d'union douanière continentale développées à la conférence panaméricaine de 1889 sont abandonnées. La conscience d'une communauté culturelle, la Hispanidad, héritière chrétienne de l'Antiquité classique, "assoiffée de beauté et de vérité", et s'opposant au "vil matérialisme anglo-saxon", est développée dans un ouvrage à succès de l'Urugayen Jose Enrique Rodo (Ariel, 1900). Les États-Unis multiplieront cependant leurs interventions en Amérique latine, dans ces "chétives républiques, turbulentes et désordonnées" (Baumont) : Venezuela (1895), Colombie (1903), Rép. Dominicaine (1905, 1916), Nicaragua (1909, 1912), Haïti (1915), Mexique (1914 à 1917)... C'est la Big Stick Policy de Theodore Roosevelt qui inaugure un siècle de ressentiment durable de la part des États au sud du rio Grande. Bien que condamnée par des auteurs comme Mark Twain, cette politique est populaire, approuvée par un pays jeune dont le nationalisme ne demande qu'à s'affirmer.

   La doctrine de Monroe (1823) selon laquelle les États-Unis s'opposent à toute nouvelle intervention européenne sur l'ensemble du continent américain, n'a été contestée que par Napoléon III. Elle est actualisée par Th. Roosevelt en 1904 avec le cynisme et l'arrogance de l'époque : "Si un État américain se trouve dans une situation de désordre ou d'impuissance chroniques, il est nécessaire qu'un pays civilisé rétablisse le droit sur son territoire... La déclaration de Monroe s'opposant à l'intervention d'une nation européenne, les États-Unis seuls sont fondés à intervenir... à exercer une fonction de police internationale" (cité par Ambrosi et Tacel, 1963 : Baumont, 1965). Ainsi les Américains commencent à étendre leurs propres lois à d'autres pays - le processus démocratique étant limité à un usage interne - selon le syllogisme suivant :

1) la doctrine de Monroe interdit à des pays européens d'intervenir dans les Amériques (selon les États-Unis) ;

2) Mais un État "civilisé" doit intervenir en cas de désordre (toujours selon les États-Unis),

3) donc, il ne peut s'agir que des États-Unis.

   Cependant au début du siècle, l'influence américaine ne se manifeste vraiment qu'en Amérique centrale, dans les Caraïbes et au Mexique : "l'arrière-cour" des États-Unis. La United Fruit Company fondée en 1899 (UFCO) devient au début du siècle avec ses riches plantations une sorte de super-État tout puissant dans la région et le symbole de l'impérialisme US : le nom infamant de "Républiques bananières" naît à cette époque (cf. Chomsky, 1996). Mais l'Amérique du Sud lui échappe largement car les fonds investis y sont surtout européens (les seuls capitaux anglais en Argentine, au Brésil, au Chili, etc. sont plus de dix fois supérieurs à ceux des Yankees).

   L'impérialisme ne se limite pas aux nations occidentales, il concerne aussi celles de l'Europe centrale et orientale : comme elles ne peuvent guère s'étendre outre-mer, leur volonté d'expansion va prendre la voie terrestre. La Russie peut "coloniser sans franchir les mers" (Baumont). Hannah Arendt parle d'un impérialisme continental qui diffère de l'impérialisme colonial : "Pangermanisme et panslavisme concluaient que vivant dans des États continentaux, ils devaient chercher des colonies sur le continent pour s'étendre selon une continuité géographique à partir d'un centre de pouvoir ; que, contre « l'idée de l'Angleterre exprimée par les mots : Je veux gouverner la mer, se dresse l'idée de la Russie : Je veux gouverner la terre »" (Arendt, 1951). Non contents de russifier les éléments non slaves de leur empire, les partisans du panslavisme voulaient aussi récupérer les Slaves qui étaient à l'extérieur et éviter qu'ils soient germanisés ou convertis à l'Islam. De grands écrivains prêtent leur plume à cette entreprise, tel Dostoïevski qui intervient en 1867 au deuxième congrès panslaviste de Moscou : "Pourquoi faut-il que nous annexions l'Asie ? ...Parce que les Russes ne sont pas seulement des Européens mais aussi des Asiatiques... C'est en Asie que s'accomplira le destin de la Russie". Il va jusqu'à préconiser la prise d'Istanbul : "le chemin du salut exige que la Russie seule et pour son propre compte s'empare de Constantinople... La Russie est le centre spirituel, le cerveau de l'Orient, mais la ville de Constantinople est le cœur du monde oriental". Cependant les puissances européennes vont empêcher l'expansion vers l'ouest et le sud (la Grande Bretagne protège l'Empire ottoman et les détroits, la guerre de Crimée se solde par une défaite en 1855) et la Russie continuera sa progression vers l'est.

   L'Oural avait été traversé dès 1480 ; le hetman Yermak et ses cosaques du Don commencent la conquête de la Sibérie dans les années 1580 pour Ivan le Terrible, la rivière Ienisseï est atteinte en 1620, Yakoutsk sur la Léna en 1632, la mer d'Okhotsk en 1638 et le détroit de Béring en 1649 ; l'Alaska est exploré par 1741 par Vitus Béring. En 1774, les Russes repoussent les Ottomans sur la mer Noire et fonde Odessa en Crimée ; ils atteignent la Caspienne et annexent l'Arménie après une victoire contre la Perse en 1829 ; ils occupent le Caucase en 1859, le Kazakhstan en 1854 et le Turkestan entre 1864 et 1881. Enfin en Orient ils s'étendent sur toute la Sibérie - immense territoire peuplé de seulement 8 millions d'habitants vers 1900 - et arrivent au Pacifique où ils contrôlent la région du fleuve Amour (1858), le nord de la Manchourie (1900) et la Mongolie (1911) aux dépens de la Chine (voir carte).

   Personne ne semble pouvoir arrêter "le glacier russe" mené par des guerriers d'élite, les Cosaques. 700 000 Russes d'Europe s'installent en Sibérie après 1905. Vladivostock est fondé en 1860 et Sakhaline acquise en 1875 contre la cession des Kouriles au Japon. L'assimilation aisée de tant de peuples asiatiques divers par les Russes, jusqu'à aujourd'hui, reste un des grands mystères de l'histoire et de la géographie. Cependant Alexandre II renonce au continent américain en vendant l'Alaska aux États-Unis (1867) et Nicolas II doit reculer en Manchourie devant le Japon (cf. infra).

   En 1900, l'empire britannique représente un quart de la surface du globe, l'Empire russe 8% et l'empire français 3%. Ils dépassent à eux trois le tiers des terres émergées. Mais les peuplements sont très différents comme on le disait de façon ironique : la Grande-Bretagne avait bien des colonies et des colons, mais la France avait des colonies sans colons et l'Allemagne des colons sans colonies... (cité par Flamant, 1989).

   Parmi les grandes puissances européennes, seule l'Autriche-Hongrie reste hors-course parmi les "puissances", comme on disait à l'époque, mais c'est un empire terrestre sans grand débouché maritime et elle avait déjà fort à faire avec ses conflits internes entre nationalités pour aller se mêler de ceux des autres continents. Enfin la Suède va en sens inverse en se débarrassant de sa seule colonie, une île des Antilles vendue à la France (Hobsbawm, 1987).

 

 

3.2. Heurts des impérialismes

 

   Ils surviennent un peu partout : Afrique australe (Anglais et Portugais, Anglais et Allemands qui sontiennent les Boers), Tunisie (Français et Italiens), Fachoda (Français et Anglais), Agadir (Français et Allemands), Afghanistan (Anglais et Russes), Corée (Russes et Japonais), Tonkin (Français et Chinois), Moyen-Orient (Français, Anglais, Turcs et Allemands), Pacifique Sud (Français et Anglais), Asie du Sud-Est (Français et Anglais), etc.

   Il faut cependant souligner que ces conflits ne vont jamais jusqu'à des guerres entre nations européennes. À la différence du XVIIIe siècle, tout se passe comme si les disputes pour ces territoires lointains avaient moins d'importance que les problèmes européens et ne valaient pas de déclencher des hostilités. Par exemple, à la veille de la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne et l'Allemagne négocient pacifiquement sur des morceaux de l'empire portugais ; et de même la Russie, la France et la Grande-Bretagne encore, opposées constamment sur les questions coloniales, se réconcilient très vite face à l'Allemagne en 1914.

 

   Les impérialismes russe et anglais - "l'éléphant et la baleine" - s'opposent en Asie centrale et du Sud, les Britanniques poussent vers le nord du sous-continent indien, au Népal, au Tibet, en Afghanistan, tandis que les Russes poursuivent leur rêve éternel d'un accès aux mers chaudes via le Bélouchistan et la Perse. "Partout où la Russie a un intérêt en souffrance, un point vulnérable, une difficulté à surmonter, elle trouve l'Angleterre sur sa route, aiguillonnant ses adversaires, cherchant le défaut de la cuirasse, étayant les obstacles ; elle y est si accoutumée qu'elle fait honneur aux Anglais de tous ses embarras, de ceux-là mêmes auxquels ils sont étrangers", dit un diplomate français, cité par Baumont (1965). L'opinion anglaise pour sa part, au fait des progrès russes au Pamir, voit déjà les hordes de cosaques dévaler sur l'Inde, sans tenir compte de l'énorme barrage de l'Himalaya. Un accord sera trouvé en 1907, par lequel les Britanniques se retirent du Tibet qui devient neutre et préserve son indépendance (jusqu'à l'invasion chinoise de 1950), les Russes renoncent à l'Afghanistan, et la Perse est dépecée (une zone d'influence russe au nord, une partie centrale indépendante et une zone anglaise au sud-est).

   La "conquête de l'Est" menée par les Russes aboutit en 1898 à l'occupation de Port-Arthur dans la Chine du Nord (l'actuel Lü-Shun est cédé pour 99 ans), seul port de l'Empire russe libre de glace toute l'année et ouvert sur l'océan (à la différence de Vladivostock en Sibérie). Le transsibérien est construit entre 1891 et 1904, la fin de la ligne bifurquant pour desservir les deux villes. Port-Arthur se trouve au sud-ouest de la Corée et Vladivostock au nord (voir carte, p. ). Les Russes tiennent ainsi en tenaille ce pays qu'ils vont essayer d'asservir, mais ils y sont confrontés à l'impérialisme japonais qui a les mêmes visées, ce qui déclenche la guerre de 1904-1905. Nicolas II méprisait les Japonais qu'il traitait de "singes", pensant que "ces roquets enragés seraient chassés à coups de casquettes". La flotte russe quitte Saint-Petersbourg pour aller reconquérir Port-Arthur tombé après sept mois de siège (2 janvier 1905). Un tour du monde qui va la conduire à sa perte totale dans la bataille de Tsushima (27 mai 1905). Le voyage commmence mal lorsqu'en mer du Nord sur le Dogger Bank les Russes coulent de paisibles bateaux de pêche anglais qu'ils prennent pour des torpilleurs japonais ! Un incident diplomatique qui met à l'épreuve l'Entente cordiale. La France est en effet alliée à la Russie depuis 1893, tandis que le Japon est l'allié de la Grande-Bretagne depuis 1902. La défaite dans la guerre russo-japonaise ébranle le régime tsariste, fait reculer la Russie en Orient (perte de Port-Arthur et de l'île de Sakhaline, renonciation à la Corée) et déclenche l'engrenage qui mène aux révolutions de 1905 et 1917. Dans le monde dominé, elle a un écho énorme parce qu'il s'agit du premier "coup d'arrêt à l'expansion de l'homme blanc" (Garrier, 1978).

   Enfin, le coup d'Agadir, ou le bond de la panthère pour les Allemands (Panthersprung), est en 1911 l'envoi d'un navire allemand (le Panther) devant la ville pour empêcher la pénétration française au Maroc. Un compromis sera trouvé par l'attribution à l'Allemagne d'une partie de l'Afrique équatoriale française et le Maroc deviendra un protectorat français; (voir ci-dessous).

 

 

3.3. L'Afrique

 

   Les premières implantations et explorations des Européens en Afrique sont celles des Portugais aux XVe et XVIe siècles, la création de Saint-Louis du Sénégal par les Français (1628) et leur implantation à Fort-Dauphin au sud-est de Madagascar (1643), l'expédition du Portugais Lacerda sur le Zambèze (1796-98), de l'Écossais Mungo Park (1771-1806) en 1795 qui remonte le fleuve Niger, celles de René Caillié (1799-1838) à Tombouctou en 1828, Richard Burton (1821-1890) en Afrique orientale (1858), John Speke (1827-64) qui trouve les sources du Nil et découvre le lac Victoria en 1860, de David Livingstone (1813-73) qui traverse l'Afrique du Zambèze à l'Angola en 1854-56 et d'un journaliste américain d'origine galloise, John Rowlands Stanley (1841-1904);, qui le retrouve en 1871 sur les bords du lac Tanganyika ("Dr Livingstone, I presume ?").

   En 1880, les rivalités entre la Belgique, la France et le Portugal en Afrique centrale, à l'embouchure du fleuve Congo, poussent Léopold II, Jules Ferry et Bismarck à organiser une conférence sur "le partage de l'Afrique". Elle se tient à Berlin du 15 novembre 1884 au 26 février 1985 entre 13 nations européennes, plus les États-Unis, ne procède pas encore à ce partage, mais définit des règles à observer par les puissances européennes dans la course à l'Afrique (Scramble for Africa ou "course au clocher"), prône la liberté du commerce international et précise la notion "d'occupation effective" des nouvelles terres. Léopold II obtient également la reconnaissance de son "État Indépendant" du Congo. La délimitation des "sphères d'influence" à partir des côtes n'interviendra qu'après 1885 (cf. Brunschwig, 1971). Les traités de partage seront signés seulement à partir de 1890 : l'Allemagne récupérera par exemple Heligoland (un îlot devant Hambourg occupé par les Anglais depuis les guerres napoléoniennes), l'Angleterre obtiendra en échange Zanzibar, l'Ouganda et Chypre (voir Brunschwig, 1971, ch. 5). Cela fit dire à Stanley que l'accord revenait à céder "un costume neuf (les territoires africains) contre un vieux bouton de culotte (Heligoland)". De multiples traités de délimitation des frontières sont passés vers la fin du siècle entre puissances européennes. Par exemple l'Angleterre en signe 249 avec la France, trente avec le Portugal, vingt-cinq avec l'Allemagne. L'Afrique est bien alors partagée :  "Nous nous sommes donnés les uns aux autres des montagnes, des fleuves et des lacs, alors que - si incroyable que cela puisse paraître - nous n'avons jamais su exactement où se trouvaient ces montagnes, ces fleuves et ces lacs" (lord Salisbury, Premier Ministre britannique, cité par Wesseling, 1996).

   Une annexion en amène une autre, ainsi les Anglais contrôlent l'Égypte en 1882 après "vingt minutes de combat", mettant ainsi fin à la présence française, parce que l'ouverture du canal de Suez ouvre une route vitale (the lifeline) à leurs yeux vers la colonie des Indes. Ensuite ils s'installent au Soudan pour éviter qu'une puissance étrangère ne contrôle les eaux du Nil, essentielles pour l'Égypte, puis il faut le relier à leurs possessions d'Afrique australe, etc. Cet effet de dominos joue clairement, même si ce sont plutôt les militaires qui poussent à la roue, comme le note ironiquement Lord Salisbury, Premier Ministre en 1892 : "si on les laissait faire ils insisteraient sur l'importance de mettre une garnison sur la lune pour nous protéger de Mars !" L'axe nord-sud Le Caire-Le Cap ne sera d'ailleurs jamais réalisé, malgré les progrès successifs : fondation de la Rhodésie (nommée après Cecil Rhodes) en 1891, annexion de l'Ouganda (1894), du Kenya (1895), écrasement des mahdistes au Soudan en 1898, victoire lors de la guerre des Boers en 1899-1902, éviction des Français à Fachoda sur le Haut-Nil en 1898 (qui eux tentent un axe est-ouest de Dakar à Djibouti, voir encadré ci-dessus).

   Bien installés dans la partie tropicale humide et fertile de l'Afrique occidentale : en Gambie depuis le XVIIIe siècle, en Sierra Leone (1808), en Côte de l'Or (Ghana "Ghana" Erreur ! Signet non défini.) depuis 1830 et au Nigeria (1853), Salisbury laissait le coq gaulois se rogner les griffes dans les sables arides du Soudan (à l'époque, ce terme désignait une vaste zone mal délimitée allant du Sahel à la corne de l'Afrique). Mais, selon Baumont, "la plaisanterie voilait l'importance de ses concessions".

   Les Portugais sont fixés depuis le XVIe siècle dans les Îles du Cap-Vert, en Guinée-Bissau, à São Tomé e Principe, à Cabinda, en Angola (1576) et au Mozambique (1505) ; les Allemands au Tanganyika en 1890 (Tanzanie, Rwanda, Burundi), et depuis 1884 en Namibie, au Cameroun et au Togo; ; les Italiens en Somalie (1889), en Érythrée (1890) et en Libye (1912) ; les Belges au Congo (1908) et les Espagnols aux Canaries, en Afrique équatoriale (Guinée esp., île Fernando Pô), au Rio de Oro et sur la côte méditerranéenne du Maroc (1885).

   Les Français se taillent le plus vaste empire en Afrique : conquête de l'Algérie par Duperré, Bugeaud et d'Aumale de 1830 à 1847, achat d'Obock en 1862, protectorats sur la Tunisie (1881) et le Maroc (1912), création de l'Afrique occidentale (AOF) en 1895 et centrale (AEF) en 1910. La France avait des établissements au Sénégal depuis le XVIIe siècle, la côte du Gabon est occupée en 1843, le nord du Congo en 1885, le Dahomey (Bénin) en 1890, la Côte d'Ivoire en 1893, Madagascar en 1895 (cf. encadré), la .Guinée; avec la défaite de Samory Touré, "le Vercingétorix africain", en 1898 (voir ci-dessous) et le Tchad en 1900.

 

 

3.4. L'Orient, le Pacifique et l'océan Indien

 

   Napoléon III envoie un corps expéditionnaire au Liban en 1860 à la suite du massacre de chrétiens maronites et impose l'autonomie du pays à l'Empire ottoman. Après la Première Guerre mondiale et la défaite des Turcs et des Allemands, le Liban et la Syrie passent sous mandat français, tandis que les Anglais contrôlent la Palestine, la Jordanie et l'Irak. En Asie et Océanie, les Hollandais sont en Indonésie depuis 1604, les Allemands à Samoa (1888 et en Nouvelle-Guinée (1885, partagée avec la Hollande et la Grande-Bretagne), plus des poussières d'îles dans le Pacifique (Marshall, Salomon, Bismarck, 1878, Samoa, Carolines, Mariannes, Palaos, 1899) ; les Portugais à Timor et Macao ; les Anglais aux Indes (1757), en Australie (1788), en Birmanie (1855), en Malaisie (1874), en Nouvelle-Zélande (1837), à Singapour (1818), à Hong-Kong (1842), aux îles Fidji (1874), à Salomon et Tonga (1899), aux Nouvelles-Hébrides avec les Français (1887) ; ceux-ci commencent à coloniser l'Indochine sous le second Empire (1858) et achèvent la conquête en 1893, ils sont aussi en Nouvelle-Calédonie (1853) et à Tahiti (1842) ; les Japonais s'installent à Taiwan en 1894 après leur victoire contre la Chine, à Sakhaline en 1905, en Corée en 1910 et en Manchourie en 1931. Seul le Siam (Thaïlande) échappe à la colonisation parce qu'il sert d'État-tampon et évite la confrontation directe entre la France au Cambodge et l'Angleterre en Birmanie, de même que l'Afghanistan sépare la Grande-Bretagne de la Russie.

 

 

4. Les formes

 

   À la traite des esclaves depuis le XVIe siècle, succède l'économie de traite au XIXe, ou économie de comptoir. Il s'agit d'établir sur les côtes, et aussi dans l'intérieur, des postes où des produits manufacturés simples sont échangés contre les produits agricoles tropicaux, de cueillette ou de plantation. Ces comptoirs sont les points de départ de la pénétration européenne et de la colonisation directe. Une économie capitaliste reposant sur les plantations, les mines, les services, et organisée par les firmes des pays conquérants, succède alors à l'économie de traite. Les compagnies à charte, typiques du XVIIe, recevant des monopoles d'exploitation pour une région, levant armées et impôts, sont ressuscitées temporairement au XIXe siècle en Afrique par l'Allemagne et l'Angleterre. Une des plus connue est celle de Cecil Rhodes, la British South Africa Chartered Company (cf. supra) qui fonde et administre la Rhodésie.

   La colonie est annexée et administrée par la métropole tandis qu'un pays sous protectorat garde théoriquement sa souveraineté, seules la diplomatie, les finances et la défense lui échappent. Le protectorat devait servir surtout de zone de placement pour les capitaux et il était censé coûter moins cher que la colonie, raison pour laquelle il a été préféré dans des pays comme la Tunisie, le Maroc, le Cambodge, le Cameroun, etc. Mais en fait la différence a disparu du fait d'une prise en main croissante par l'administration coloniale. Comme l'explique très bien Wesseling (1996) : "La tradition administrative française ne connaissait pas la notion de protectorat. On y recourut uniquement parce qu'elle permettait de souscrire en apparence à l'idéologie républicaine du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et parce qu'elle suggérait que la politique menée en Tunisie différait de l'administration directe mise en place en Algérie, qui était impopulaire. Au départ, le protectorat fut certes moins coûteux, du moins pour les contribuables de France. Mais le tempérament français se révéla plus fort que la théorie, et la différence entre colonie et protectorat finit par devenir fictive."

   Les dominions sont les colonies britanniques de peuplement européen qui sont indépendants de fait, autogérés (self-governed) mais rattachés à la couronne. Il s'agit de ne pas répéter l'erreur des 13 colonies américaines. Le Canada est la première colonie en 1846 à bénéficier de l'autonomie, puis, en 1867, le British North America Act l'étend encore et crée le statut de dominion, tout en adoptant le fédéralisme à l'américaine. L'Australie en 1901 ("un continent, une nation"), la Nouvelle-Zélande en 1907 qui refuse l'union avec l'Australie, la Jamaïque et l'Afrique du Sud (1910) suivront. Comme le note Baumont (1965), "l'empire britannique admet facilement l'autonomie des possessions d'outre-mer quand elles sont peuplées d'Anglo-Saxons" !

   Selon Hannah Arendt, l'empire colonial britannique s'apparente à la colonisation grecque de l'Antiquité, "la structure fédérée du Commonwealth... d'une nation dispersée sur toute la terre", alors que l'empire français ressemble plus au système de Rome, "l'assimilation des colonies dans le corps national". Dans le premier cas, on a la colonisation indirecte (indirect rule) où l'administrateur anglais gouverne par le biais des autorités locales existantes, maintient les institutions traditionnelles, respecte les cultures et les langues, avec l'idée lointaine de l'émancipation politique. Dans l'autre, la colonisation directe, le système politico-juridique du pays colonisateur est plaqué sur les peuples dominés, sa culture et sa langue imposées. L'objectif recherché était différent, la seconde voulait assimiler, transformer à terme les indigènes en Français (c'est ainsi que les enfants africains au début du siècle répétaient des leçons sur leurs ancêtres gaulois aux cheveux blonds et aux yeux bleus...), tandis que la première se contentait d'administrer, directement par des Anglais ou indirectement par des dirigeants locaux conseillés par des Anglais, les peuples colonisés, afin à terme de les conduire à une gestion autonome dans le cadre d'un Commonwealth. Par exemple dans le cas des deux îles sœurs de l'océan Indien, Maurice et la Réunion, la décolonisation prend deux formes opposées. Dans le cas de l'île Maurice, possession anglaise, il s'agit d'une autonomie, puis de l'indépendance (1968) ; dans le cas de la Réunion, la décolonisation prend la forme d'une intégration complète à la métropole, avec la départementalisation (1946), qui tend à offrir aux individus les mêmes droits et le même cadre légal et social que dans n'importe quel autre département français.

   Ces différences expliquent pourquoi les traces laissées par l'impérialisme français ont été plus profondes  et l'assimilation complète pour beaucoup d'individus. La colonisation portugaise, plus ancienne, est également directe et basée sur l'assimilation et le mélange ; elle n'a nulle part mieux réussi qu'au Brésil (voir Gilberto Freyre, 1933). La colonisation allemande est proche de l'anglaise, de même que la colonisation belge (voir encadré sur le Congo).

 

 

Conclusion

 

   L'effet de l'impérialisme sur l'économie des pays européens a été estimé dans le cas britannique à l'aide de calculs contrefactuels. Edelstein (1994) compare les coûts et les bénéfices des relations avec les pays colonisés avec les coûts/bénéfices qui auraient résulté de relations avec ces mêmes pays s'ils n'avaient pas été colonisés. Les résultats montrent des gains nets limités de l'impérialisme de l'ordre de 1% du PNB en 1870 et 2% en 1913. L'accroissement étant dû à une orientation plus forte du commerce et des investissements vers les colonies au début du XXe siècle. Dans le cas français (Marseille, 1984 ), et encore plus dans le cas allemand comme on l'a vu plus haut, les dépenses l'ont emporté largement sur les bénéfices. Bairoch (1997) conclut son bilan de la colonisation sur l'idée de gains assez modestes pour les pays européens.

   Dans les pays dominés, la colonisation n'a pas développé les industries locales (retour à l'idée mercantiliste de ne pas concurrencer la métropole) et trop peu favorisé l'éducation et la formation des peuples (l'Inde fait exception ici avec ses nombreuses écoles secondaires et ses universités créées par les Britanniques dès le XIXe siècle). L'agriculture a été développée mais au prix d'une spoliation des meilleures terres : ainsi en Algérie deux millions d'hectares sont transférés aux Européens de 1830 à 1914 (Lesourd & Gérard, 1992) ; à Madagascar, Galliéni s'empare des terres royales après l'abolition de la monarchie. Mais elle a aussi laissé des activités agricoles et minières prospères. Des produits nouveaux ou anciens ont été stimulés (arachide, tabac, lin, agrumes, blé, vigne, café, manioc, hévéa, coton, etc.) et permis le développement de flux d'exportations énormes (cf. Bairoch, 1997). Des infrastructures, souvent ignorées jusque là dans ces pays, ont été mises en place. On peut citer les hôpitaux, les ports, les routes, les canaux, les travaux hydrauliques et l'irrigation, et bien sûr les voies ferrées.

   En Afrique, la longue présence européenne a laissé en héritage des découpages arbitraires entre des "nations" créées de toute pièce. Elle a désorganisé et parfois détruit les sociétés traditionnelles, elle a ruiné les anciens flux d'échanges orientés vers l'intérieur au profit de nouveaux orientés vers l'extérieur. Des villes comme Ségou, Tombouctou, Djenné, Kong, en Afrique occidentale ont périclité au profit des créations européennes comme Dakar, Abidjan ou Lagos. Dans le monde arabe, Alexandrie et Port-Said gagnent en importance par rapport à Damiette et Rosette, Beyrouth remplace Saida et Acre, Alger, Tunis et Casablanca se développent tandis que les villes de l'intérieur comme Biskra, Kairouan, Marrakech, voient leur activité diminuer. Cependant les échanges modernes mis en place pas les Européens sont sans commune mesure en volume avec les anciens échanges intérieurs, très faibles et affectant très peu les modes de vie traditionnels : "un commerce de produits de cueillette... ne débouchant pas sur un système d'accumulation mais uniquement sur des consommations ostentatoires" (Garrigou-Lagrange & Penouil, 1986). En Inde également les villes et les échanges de l'intérieur ont été délaissés au profit des grands ports comme Bombay, Calcutta et Madras, mais là aussi l'Inde n'a développé ses exportations sur une grande échelle qu'à la fin du XIXe siècle, sous la tutelle.

   La colonisation a aussi réalisé des actions humanistes et sanitaires considérables. L'abolition de l'esclavage, en 1833 dans l'empire britannique et en 1848 dans les colonies françaises[1], est une avancée immense et une grande première dans l'histoire. Bien qu'il y ait derrière des motifs économiques, comme le fait que la colonisation de l'Afrique rendait le transfert de la main d'œuvre en Amérique inutile puisqu'il fallait désormais des travailleurs sur place, il y a surtout des motifs humanitaires défendus par exemple par la Society for the extinction of slave trade fondée à Londres en 1787. Les Européens ont aussi apporté une paix forcée en Afrique entre les ethnies dans "un milieu où la guerre était endémique" (Renouvin) et des armes efficaces pour protéger les hommes d'une faune hostile. Aussi folklorique et paternaliste que cela paraisse, les fusils modernes ont permis aux villages de la brousse de se libérer de la menace permanente des fauves et autres prédateurs. En Inde également la paix britannique a mis fin à des conflits incessants et créé un climat favorable à l'activité écoomique (cf. Boulding & Mukerjee, 1972). Les transports modernes ont permis de faire reculer les famines. Les progrès médicaux enfin sont à l'origine d'une révolution démographique dans les colonies : la population augmente massivement aux Indes, en Indochine, en Algérie, en Indonésie et en Afrique, entre 1870 et 1914 (cf. Lesourd & Gérard, 1992). Les instituts Pasteur de Hanoi, Saigon, Dakar, Brazzaville, etc. réduisent les maladies endémiques par des campagnes de prévention et de vaccination.

   Le bilan du colonialisme est impossible à établir car, en admettant qu'on puisse jamais quantifier les coûts/bénéfices économiques, les autres facteurs (sociaux, politiques, institutionnels, moraux ou psychologiques) restent impossibles à évaluer. On en est donc réduit à l'observation de la réalité, un siècle après l'apogée de l'impérialisme. Les pays les plus soumis à l'impérialisme ne sont pas parmi les plus handicapés (Kenya, Côte d'Ivoire en Afrique, Corée, Taiwan en Asie) tandis que d'autres qui n'ont pas été colonisés, comme l'Éthiopie ou l'Afghanistan, comptent parmi les plus pauvres. Si le Japon est devenu une grande puissance industrielle, ce n'est pas parce qu'il a échappé à l'impérialisme. Ces deux phénomènes (indépendance préservée et réussite économique) s'expliquent par les caractéristiques particulières du pays (isolement géographique, tradition militaire, niveau d'éducation élevé, économie de marché), et non l'une par l'autre. Dans le cas des pays africains, l'échec du développement résulte de causes institutionnelles toujours présentes, et non d'un lourd passé colonial. On peut constater que c'est surtout après la mort du colonialisme en 1960 que l'Afrique s'est engagée dans des politiques macroéconomiques populistes qui ont provoqué "un désastre aux proportions continentales" (Love, 1996).

   En définitive, l'impérialisme n'est qu'une phase sur la voie de la mondialisation, dans l'ouverture du monde, comme le dit H. Lüthy (1961) : "il a forcé à s'ouvrir des continents fermés, des royaumes interdits, des sociétés isolées sous la pression de nouvelles forces d'expansion, de nouvelles techniques, de nouvelles connaissances, de nouvelles coutumes, de nouvelles forces d'organisation sociale. On pourrait dire que l'histoire de la colonisation est l'histoire de l'humanité elle-même".

 


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[1] Les dates exactes concernant l'esclavage sont les suivantes. Grande-Bretagne : 1772, abolition de l'esclavage dans le pays ; 1807, interdiction du commerce des esclaves (la traite) ; 1833 : abolition de l'esclavage dans les colonies. Le Danemark interdit la traite dès 1788. Dans la foulée de l'indépendance, les pays d'Amérique espagnole mettent fin à l'esclavage (Chili, 1823, Bolivie, 1826, Mexique, 1829). La France l'avait fait dans ses colonies en 1794, pour le rétablir en 1802 (Bonaparte, consul), elle interdit la traite en 1817 après le congrès de Vienne puis l'esclavage dans son empire colonial en 1848. Les États-Unis suivront en 1865 lors de la victoire du Nord dans la guerre de Sécession, la Hollande en 1863 dans ses colonies, puis l'Espagne (1866), le Portugal (1878), Cuba (1886), le Brésil (1888), la Turquie (1925), l'Arabie saoudite (1962) et la Mauritanie théoriquement en 1980. La traite clandestine continuera sur une grande échelle au XIXe malgré l'interdiction de la France et de l'Angleterre, jusqu'aux abolitions des États-Unis, de Cuba et du Brésil, c'est-à-dire jusqu'à l'épuisement de la demande.