Claude Albagli, Le surplus agricole, de la puissance à la jouissance, Paris : L’Harmattan, collection « Mouvements économiques et sociaux », 274 pages, 2001
L’auteur, spécialiste de l’économie du développement ayant passé quinze ans en Afrique, nous propose ici une étude passionnante des questions agricoles à long terme dans les sociétés humaines, dans la lignée des Durkheim, Mauss, Bairoch, Austruy, Cotta et Polanyi. Il s’agit d’une analyse pluridisciplinaire réussie et érudite, servie par une très vaste bibliographie, mariant l’économie, l’anthropologie, l’histoire et la sociologie, qui traite des sociétés traditionnelles et de leurs structures, du surplus agricoles, du piège malthusien et des multiples façons de l’éviter, de la croissance économique moderne enfin. Le livre est organisé autour d’un plan très clair[1], en quatre temps : Survivre, S’organiser, Durer, Se développer. Bien écrit, clairement rédigé et présenté, il se lit avec une grande facilité[2].
Dans la première partie, l’auteur examine d’abord les facteurs de la production agricole (travail, capital, nature) et les structures sociales qui l’accompagnent. On assiste à la naissance des premières sociétés sédentaires, avec la trilogie chef, chaman, forgeron, qui donnera plus tard ses trois ordres équivalents dans les sociétés d’avant la révolution industrielle : 1) le souverain et ses armées, 2) l’administration, les prêtres et les intellectuels, 3) les producteurs manufacturiers. Quant aux paysans (plus de 80 % de la population dans ces sociétés), ils fourniront en aliments les trois classes précédentes, sous forme de prélèvements à la première, d’offrandes à la seconde, de troc et d’échanges à la dernière. L’auteur reprend l’analyse éclairante de Meillassoux (1986) à propos de l’esclavage, considéré comme un moyen « douloureux mais ingénieux » pour une société de « compenser les limites de la productivité agricole », en évitant l’entretien d’inactifs par un prélèvement d’hommes sur d’autres sociétés, plus faibles : un « processus indirect de détournement de surplus » (p. 55). Il rappelle aussi que l’esclavage, pour les anthropologues, aurait représenté un progrès social, car il est un substitut à l’anthropophagie... De même, le déclin de l’empire romain favorise la transformation des esclaves en serfs, puisque l’arrêt des conquêtes oblige à fixer les esclaves sur des lopins de terre afin qu’ils puissent s’entretenir eux-mêmes, une autre « avancée sociale »… (p. 133). Le piège malthusien est ensuite décrit, ainsi que le mécanisme opposé analysé par Ester Boserup. Ce dernier est illustré par des exemples intéressants de réponses techniques à la pression démographique, qui permettent de sortir du piège malthusien par le haut : collier d’épaule en Europe au XIe siècle, riz à cycle court en Chine au XIIIe, culture du manioc importé d’Amérique en Afrique au XVIe…
Dans la deuxième partie, S’organiser, Albagli étudie les mécanismes du pouvoir dans les sociétés traditionnelles, le rôle de la religion, la conception du travail, du temps… À propos de ce dernier, il ne fait appel aux conceptions de Mumford (1939) ou Landes (1983) que plus loin, dans la quatrième partie, lorsqu’il traite de la révolution industrielle. Ces auteurs insistent cependant sur l’effet de l’introduction des horaires précis dès l’Europe médiévale. Le temps scandé et rythmé par les clochers des églises à travers les campagnes, indiquant les tâches à suivre de façon répétée, introduit une régularité du travail, un ordre commun, une uniformité des situations et des comportements, et bien sûr la ponctualité. La notion même de rationalité économique est liée à la mesure du temps : s'il faut économiser, éviter les pertes, maximiser la production, limiter l'effort, c'est toujours par rapport au temps. Sa prise en compte ainsi que la précision de sa mesure expliquerait en partie les progrès économiques.
L’auteur décrit le fonctionnement des premières sociétés agraires, notamment en Asie, en nous rappelant que la notion de « despotisme oriental », créée par Montesquieu, a été reprise par Smith, Mill, Marx, et plus récemment dans un livre de Wittfogel (1964). Le concept s’applique aussi aux sociétés africaines ou précolombiennes, comme les Égyptiens ou les Incas. À propos de ces derniers, il rappelle comment Pizarre détruisit leur empire avec seulement 182 hommes, en désorganisant la livraison du surplus, signe de la vulnérabilité de ces sociétés. La population passe au Pérou de dix millions à 1,4 en soixante ans… Albagli affirme qu’on dut alors recourir à la traite négrière (p. 106), ce qui semble en contradiction avec le fait que la population actuelle de la région ne compte que très peu d’Africains et au contraire une forte majorité d’Indiens.
La troisième partie, Perdurer, analyse la recherche de l’état stationnaire par les sociétés traditionnelles, pour assurer un équilibre entre les ressources et la démographie. Les moyens de réduction de la natalité décrits par l’auteur sont extrêmement éclairants. Pour éviter le piège malthusien certaines sociétés développent diverses pratiques comme la vie monacale (Europe médiévale, Tibet, Asie), le mariage tardif, la polygamie (« accaparement des jeunes épouses par les vieillards », ce qui limite la fécondité), les interdits sexuels (en suivant les consignes de l’Eglise en Europe, il ne restait que moins de 90 jours par an aux couples dévots pour s’unir, par exemple interdiction le dimanche, vingt jours avant Noël, etc.). D’autres n’hésitent pas devant des moyens plus brutaux, comme l’infanticide sélectif des filles, l’abandon ou les sacrifices d’enfants, la crémation des épouses avec leur mari défunt (en Inde), ou la castration (Chine, Inde, Empire ottoman : un million d’eunuques dans ce dernier encore au XIXe siècle…). Sur la natalité, on reste assez sceptique sur le record signalé par l’auteur (p. 149) d’une femme russe au XVIIIe siècle, qui aurait eu 69 enfants, et cela en 27 couches, ce qui voudrait dire systématiquement des jumeaux ou des triplés pratiquement tous les ans pendant une trentaine d’années…
La dernière partie analyse les origines et les caractères familiers de la révolution agricole anglaise du XVIIIe siècle, conduisant à la révolution industrielle et à la transition démographique. Selon une heureuse formule de l’auteur, tout se passe alors « comme si on avait procédé à un rapatriement terrestre de certaines attributions divines, à savoir celles relatives au pouvoir et au bonheur » (p. 237). Suivant Jean Delumeau, il consacre des pages passionnantes (213 sq.) au changement des mentalités entre le Moyen Âge et l’époque contemporaine, sous l’influence calviniste, allant de l’otium (recueillement) au negotium (activité). On pense souvent aux travaux de Jan de Vries (1994) sur la révolution industrielle en tant que révolution industrieuse, et début de la société de consommation, mais il n’est pas cité (malgré l’emploi du terme à propos de la très intéressante évocation des tableaux de Hogarth, illustrant la glorification du travail dans l’Angleterre puritaine, p. 216). De Vries insiste sur le rôle d’une offre de biens plus diversifiée, incitant à une offre de travail accrue, alors que notre auteur retient principalement l’évolution des mentalités.
Les migrations vers l’Amérique, qui comme le note justement Albagli commencent au moment même où l’interdiction de la traite en 1815 rend disponible la flotte marchande du commerce triangulaire, fournissent un exutoire à la croissance démographique. Notons cependant que les lois sur le blé (Corn Laws) ne datent pas de 1815 (p. 202), mais du XVIIe siècle, elles ont été simplement renforcées en 1815, et aussi que Richard Cobden est bien un industriel de Manchester (voir Edsall, 1986), et pas un « cotonnier florissant outre-Atlantique » (même page). Sur le sacrifice de l’agriculture britannique en 1846, on pourrait ajouter qu’il s’agit d’une application de la théorie des avantages comparatifs, puisque l’Angleterre avait un avantage absolu sur le continent, à la fois pour les céréales et les biens manufacturés, mais qu’elle avait un avantage relatif seulement pour les seconds (cf. Crafts, 1994). La domination anglaise sur les marchés mondiaux des textiles, et notamment des cotonnades, date du début du XIXe siècle, et non de la fin comme le dit l’auteur p. 204, ce qui entraîne la ruine des fabricants indiens, comme le constate Marx dans sa formule célèbre : « Les ossements des tisserands blanchissent les plaines de l’Inde ».
Suivant Polanyi (1944), l’auteur attribue au système de Speenhamland une importance plus grande qu’il n’a eu selon les analyses récentes (« en quatre décennies, ce modèle se généralise dans tout le royaume », p. 223). Il consiste en une aide plus généreuse, en fait une sorte de revenu minimum indexé sur le prix du pain et décidé à la suite de mauvaises récoltes, des tensions croissantes avec la France et la peur d'une contagion révolutionnaire (on est en 1795), mais il n'a été appliqué que dans une minorité de comtés ruraux et non dans les centres industriels (voir Deane, 1992, p. 152). Il a cependant servi à désigner depuis Polanyi tout le système d'aide britannique.
Par ailleurs, les considérations sur la Banque mondiale qui assimilerait le PNB/hab. des différents pays au bonheur, conformément aux idées des classiques (p. 208), sont un peu rapides. Les économistes savent depuis longtemps, et ceux de la Banque mondiale aussi, que le PNB n’a rien à voir avec le bonheur. Cela n’empêche pas qu’il soit utile de mesurer le niveau de production par habitant à travers le monde. En outre, comme le faisait remarquer Guillaumont dans son ouvrage classique sur l’économie du développement (1985), les biens matériels, s’ils n’apportent pas le bonheur, ne sont pas à négliger : quelle mère ne préférera pas, dans n’importe quelle civilisation ou culture à travers le monde, pouvoir nourrir et élever correctement ses enfants plutôt que manquer de tout…
L’idée que l’accroissement considérable du surplus conduit finalement à la démocratie, par la contestation des droits du Prince de la part des producteurs (p. 230, 243) est intéressante, mais on peut lui opposer une autre interprétation : c’est la montée parallèle de la démocratie et de l’économie de marché, à partir de la fin du XVIIe siècle, qui est à l’origine de l’accroissement du surplus : la mise en place d’institutions adaptées favorise la réduction des coûts de transaction, et donc la croissance économique moderne, selon l’analyse de North (1981). Par la suite, l’enrichissement permet la montée d’une classe moyenne qui exige, et obtient, un approfondissement de la démocratie au XIXe siècle.
La conclusion est assez peu optimiste, à propos du tiers monde, coincé « entre ce qui fut et qui n’est plus, et ce qui devait être et ne se réalise pas », soumis « aux bourrasques déstabilisantes et aux efforts de mutations sous les coups de la communication instantanée et des échanges planétaires », dans « des sociétés peu préparées », où « l’impact est plus vertigineux, plus implacable, plus destructeur »… On pourrait rappeler, pour nuancer cette vision noire, que les pays en voie de développement ont tous vu leurs indicateurs sociaux s’améliorer depuis un demi-siècle de mondialisation et d’échanges, et que l’écart s’est de ce point de vue réduit avec les pays riches, même si l’écart de PNB par tête s’est accru. Par exemple, la différence d’espérance de vie entre le tiers monde et les pays riches a été divisée par deux entre 1950 et 1994 (de 27 à 13 ans), et de même pour d’autres indices comme l’alphabétisation ou l’apport calorique. L’auteur, qui justement insiste plus haut sur le manque de signification de la notion de richesse matérielle, à travers le niveau de vie, pourrait trouver là matière à tempérer son pessimisme.
J. Brasseul
Références bibliographiques :
CRAFTS N.F.R., “The industrial revolution”, dans R. FLOUD "FLOUD" /D. McCLOSKEY "McCLOSKEY" , The Economic History of Britain since 1700, volume 1, Cambridge University Press, 1994
DEANE P., The first industrial revolution, Cambridge University Press, 1992
DE VRIES "DE VRIES" J., “The Industrial Revolution and the Industrious Revolution”, Journal of Economic History, 54(2), juin 1994
DIAMONDXE "DIAMOND" Jared, Guns, Germs and Steel: The Fates of Human Societies, Norton, 1997
EDSALL N.C., Richard Cobden, Independent Radical, Harvard University Press, 1986
GUILLAUMONT P., Économie du développement, 3 tomes, PUF, 1985
LANDES David S., Revolution in Time: Clocks and the Making of the Modern World, Harvard University Press, 1983
MEILLASSOUX Claude, Anthropologie de l’esclavage, PUF, 1986
NORTH D., Structure and Change in Economic History, Norton, 1981
MUMFORD L., Technics and Civilization, Harcourt, Brace, 1939
POLANYI "POLANYI" K., La grande transformation, Gallimard, 1983 ; 1ère éd., Boston, 1944
WITTFOGEL K., Le despotisme oriental, Éditions de Minuit, 1964 (Oriental Despotism: A Comparative Study of Total Power, New Haven, 1957)
[1] Un plan qui n’empêche cependant pas quelques redites, comme les remarques sur les souverains qui se déplaçaient avec toute leur cour de région en région du royaume, parce que les hommes sont plus faciles à déplacer que les vivres (p. 39 et 103), ou encore les considérations sur le rapt des femmes ou « guerre des utérus », pages 59 et 138.
[2] On regrettera cependant les petites coquilles qui l’émaillent et nuisent un peu à la qualité de l’ensemble. N’y a-t-il plus de protes dans nos modernes maisons d’édition ? « Hors », p. 73 ; Tristes tropiques de Lévi-Strauss, écrit au singulier, p. 89, 148 ; « irruptions » volcaniques, p. 91 ; « merne » pour merina, p. 92 ; « l’handicap », « l’hiatus », p. 94, 164 ; « sera-t’elle », « le pouvoir a-t’il », « comment faudra-t’il faire », « semble-t’il », etc., p. 106, 114, 139, 160, 166, 215… ; « l’habilité », p. 162 ; « Rochedale », p. 202 ; un dispositif qui fera « tâche » d’huile, page 223 ; Eric « Hobsbawn », p. 175 ; « pêchés », p. 216 ; « intérét », « dûe », tableau XXI, p. 234 ; ponctuation, p. 238 ; stigmatiser ou stimuler ?, p. 239 ; « n’a était », p. 240 ; « fût », p. 245, avait « bondit », p. 251 ; du « fonds » des âges, p. 254. Un paragraphe est répété quasiment à l’identique p. 208 et 209. Manque aussi à la bibliographie la référence du livre de Jared Diamond (De l’inégalité…) cité en note page 21, et surtout son maître ouvrage : Guns, germs and steel, de 1997.