Compte rendu

Région et Développement, n° 11, 2000, p. 203-208

Jacques Brasseul, Histoire des faits économiques, tome 2, De la révolution industrielle à la Première Guerre mondiale, Armand Colin, coll. U, Paris, 1998, 329 pages.

L'histoire économique séduit les spécialistes les plus divers : pour se limiter à la France, des démographes tels que Sauvy, Dupâquier ou Chesnais, des historiens : Asselain, Caron, Crouzet ou Lévy-Leboyer, et des économistes : Philip, Perroux, Marczewski ou Niveau. Une histoire économique mondiale fut longtemps considérée comme une œuvre requérant la participation d’une cinquantaine de spécialistes, notamment pour les contrées lointaines, à l’image de la somme (six gros volumes) coordonnée par Pierre Léon il y a vingt ans. Et pourtant des individus seuls s’y sont bien souvent risqués, pour ne citer que Jacques Pirenne en sept volumes, Paul Bairoch en trois ou Frédéric Mauro en un, ou à plus forte raison les dix volumes de « Séville et l’Atlantique » de Pierre Chaunu, les sommes de Fernand Braudel ou Immanuel Wallerstein et celles des grands Anglo-Saxons de l’histoire quantitative, de Kuznets à Maddison. Comme un troisième tome couvrant le XXe siècle devrait suivre logiquement les deux premiers, « le Brasseul » prendra place dans la catégorie intermédiaire entre le manuel et le traité, au total l’équivalent d’un volume de Bairoch ! Le lecteur non spécialisé se porte rarement acquéreur d’ouvrages comportant des milliers de pages, bien que l’histoire soit justement une exception : les ouvrages « grand public » sont très souvent volumineux. Malheureusement le commerce international, l’industrie chimique ou les marchés financiers attirent un public moins nombreux que la vie quotidienne des Anglais à l’époque de la reine Victoria ou celle des Français de la Belle Époque. Le lectorat potentiel en histoire économique est beaucoup plus étroit que celui de l’histoire politique ou sociologique. Et pourtant nous sommes en Europe et en Amérique conscients du fait que nous portons l’histoire de la révolution industrielle, sans pour autant connaître ses origines, ses étapes ou sa diffusion géographique, et que tout ne se résume pas à la succession des techniques et des inventions. Cependant on ne peut pas tout lire : il suffit de consulter la bibliographie de Brasseul pour s’en rendre compte ; aussi le lecteur curieux, pas seulement l’étudiant, préfère se rapporter à des ouvrages de taille raisonnable, cependant au fait des analyses les plus récentes. Car au fond, un « manuel » est précisément destiné à dispenser la grande majorité des lecteurs de la consultation des ouvrages référencés et des recherches sur les banques de données d’Internet.

Qui est l’auteur ? D’abord un économiste, ouvert à l’écoute des civilisations différentes par ses séjours au Brésil et en Afrique, et auteur d’ouvrages sur l’économie du développement et les pays émergents. Ensuite un professeur à l’université de Toulon, s’adressant à des étudiants de premier et second cycle de formation économique prédominante ; aussi l’enseignement de l’histoire des faits économiques fait inéluctablement appel aux concepts économiques et surtout à l’histoire des doctrines économiques. L’association entre histoire des doctrines économiques et histoire des faits économiques est une dimension souvent estompée par le cadre d’analyse factuel ou thématique des historiens des facultés des lettres.

Jacques Brasseul présente ici la suite d’un premier tome qui était consacré à l’histoire économique jusqu’à la révolution industrielle. Les lecteurs de ce premier volume y trouveront les mêmes qualités d’exposition, la remarquable culture de cet universitaire qui sait échapper à l’abstraction théorique et à la formalisation qu’on reproche à juste titre aux économistes et n’hésite pas à rappeler l’étymologie de termes passés dans le langage courant (révolte des « canuts », puis celle des « Cipayes », le « coolie » chinois ou plus simplement le « dollar » américain).

Le siècle dernier a amorcé les débuts de la mondialisation

Au départ, Jacques Brasseul prend le contre-pied de l’histoire économique « traditionnelle » suivant laquelle la révolution industrielle, née en Angleterre, aurait été le modèle à séquence rostowiennes imposé à tous les pays suiveurs, le modèle obligé de la croissance économique, l’exception ou pour reprendre une expression d’Alain Peyrefitte ce « miracle » qu’a été le développement économique. Cependant Peyrefitte ne manque pas de qualifier de premier miracle le siècle d’or hollandais, bien avant les innovations des Anglais : bref la révolution industrielle ne pouvait être que le fruit de la liberté de l’esprit, alliée au protestantisme, thèse wébérienne s’il en est… Dès lors si la suprématie anglaise n’était pas écrite par le destin, la révolution industrielle se serait produite ailleurs. Il convient donc de relativiser les retards d’évolution constatés en France, en Allemagne, dans le monde méditerranéen ou slave, et si souvent attribués à la persistance de sociétés rurales et coopératives archaïques, voire au manque d’innovations et de libertés. La conclusion logique de cette mise en doute de l’exception anglaise est que la révolution industrielle, tout comme d’ailleurs la préindustrialisation, est apparue sur plusieurs espaces géographiques, situés dans plusieurs pays.

La globalisation des échanges et la mondialisation émergente ne pouvaient qu’accélérer l’essaimage des activités industrielles. Toutefois les disparités entre premiers et derniers partants s’atténueront avec la deuxième révolution industrielle, par exemple le rattrapage de l’Angleterre par les Etats-Unis et l’Allemagne, mais toujours au détriment des non-partants. On reconnaît ici une thèse de Paul Bairoch suivant laquelle le sous-développement prend racine dans ce fossé croissant : les différences de niveau de vie entre les pays industriels et les pays non-industrialisés s’amplifient tout au long du XIXe siècle. Cependant, les démonstrations chiffrées de Paul Bairoch, qualifiées par Jean-Claude Chesnay de « contes » plutôt que de « comptes », et ses dernières thèses concernant les méfaits du libre-échange et les bienfaits du protectionnisme ne suffisent pas à convaincre Jacques Brasseul, trop averti des origines anciennes des blocages du développement et des méfaits du protectionnisme en Amérique latine ; il ne sera pas incité à reconstruire l’histoire de la révolution industrielle sur la seule périodisation : libre-échange-protectionnisme.

Le thème central est celui de la diffusion spatiale du « modèle » industriel en Europe, puis en Amérique, et par l’effet des courants de capitaux, des migrations internationales et de l’intervention des grandes puissances (coloniales ou impériales), son extension à l’Europe orientale, à l’Extrême-Orient et à l’Amérique latine.

L’analyse se déroule en sept chapitres : 1. La suprématie économique de la Grande-Bretagne, 2. L’industrialisation de l’Europe continentale, 3. L’évolution du capitalisme industriel, 4. Les transformations sociales, 5. La mondialisation du 19ème siècle, 6. L’impérialisme, 7. La diffusion du modèle industriel.

Que le lecteur se rassure s’il ne trouve pas dans cette architecture l’histoire des inventions industrielles chère à Paul Mantoux ou à David Landes, l’histoire monétaire chère à Milton Friedman, l’étalon-or et la convertibilité chers à Maurice Niveau, le mouvement des prix et des salaires cher à Fourastié et à Simiand, l’omniprésence de la productivité et de l’investissement privilégiés par les écoles américaines (Baumol, Kindleberger), ou l’émergence de la transition démographique privilégiée par les démographes français, car chacune de ces forces motrices retrouve sa place. En revanche la trame de cette analyse privilégie deux grands thèmes : 1. Dans la lignée des écoles lyonnaises (Dockès, Garden, Léon, Lequin…), l’importance des transformations sociales retraçant les combats et les progrès du monde ouvrier et les mutations de la bourgeoisie ; 2. Dans le prolongement naturel de l’histoire du développement économique qui englobe celle des anciens pays colonisés, l’emprise croissante de l’impérialisme et du colonialisme inséparables à la fin du siècle de la forme prise par la « globalisation » du marché mondial. C’est pourquoi s’il faut trouver une périodisation, du moins pour l’Europe, on ne s’étonnera pas que celle-ci soit inspirée par Hobsbawm (p. 50s) lorsqu’il oppose le temps des révolutions 1815-1850, l’ère du capital 1850-1875 et celle des empires 1875-1914 ; ces phases sont proches des périodes longues de Kondratief (p. 100s), mais elles seront souvent peu adaptées à l’histoire politique et économique de certains pays, tels que la Russie, le Japon, les Etats-Unis et même la France.

Pourquoi le développement par l’industrialisation a-t-il privilégié l’Europe ?

Comment expliquer que l’Europe déchirée par les guerres et les révolutions, plus souvent soumise aux régimes autoritaires qu’aux alternances de la démocratie, soit parvenue en un siècle à franchir la plupart des stades qui séparent les économies préindustrielles des économies industrielles. Car il ne faudrait pas oublier que l’industrie du capitalisme de grandes unités occupait à la veille de 1914 30 à 40 % des travailleurs, beaucoup plus qu’aujourd’hui, non seulement en Angleterre, mais également en France ou en Allemagne.

Le premier partant est bien sûr la Grande-Bretagne, ce qui va lui assurer une suprématie économique et donc un poids économique, commercial et financier très supérieur à son importance démographique. Le premier des atouts anglais était bien sûr l’enracinement de la démocratie et la stabilité politique assurée par l’équilibre des pouvoirs ; les alternances entre la « droite » et la « gauche », bien que très relatives, du fait que les conservateurs ont été plus souvent au pouvoir que les libéraux (p. 14), n’ont pas fait obstacle à l’ouverture sur le marché et au libre-échange. Et si d’aucuns ont estimé que la crise de maturité industrielle et la dépression de la fin du siècle accompagnent l’attachement de ce pays au libre-échange à une époque qui était devenue protectionniste, il faut bien constater que la croissance financière compensait l’amenuisement de la puissance industrielle. En réalité c’est pendant l’entre-deux-guerres et jusqu’en 1980 que surgira une sclérose économique et un recul technologique, mais, constante britannique, toujours compensés par un atout de spécialisation financière.

Sur le continent, la thèse traditionnelle du retard d’industrialisation retient des exemples nationaux de retards, par exemple le coût économique de la Révolution et de l’Empire en France, l’absence d’unité nationale en Allemagne et en Italie, la fracture des États-Unis entre le nord et le sud ou la persistance de structures économiques et sociales pré démocratiques dans le monde slave ou ibérique. Une thèse retenue par Jacques Brasseul est que l’industrialisation européenne n’a pas procédé par pays et par nations mais par régions et que l’Europe était en réalité formée d’une mosaïque de régions industrialisées, gravitant autour de ces « pôles » de développement que François Perroux identifiait dans « l’Europe sans rivages » comme un axe lotharingien et rhénan et un axe silésien et danubien. À l’appui de cette argumentation, le rappel des succès et échecs de la Belgique et des Pays-Bas, celui des provinces françaises et surtout celui des États allemands au cours de la formation du Zollverein. Le fait national s’impose plus tard avec le temps du capital et du chemin de fer, force de centralisation en France, mais foyer d’intégration régionale en Allemagne. Il convient de remarquer que la chance économique de l’Angleterre et de l’axe lotharingien fut dès le départ de concentrer de fortes densités humaines et urbaines attirant activités motrices et réseaux de transport, alors que les périphéries à faible densité de l’Europe médiane et de la Méditerranée resteront longtemps à l’écart du développement économique. Enfin le deuxième pôle oriental de l’Europe est souvent un oublié de la révolution industrielle, bien éloigné de son cœur industriel.

La transformation sociale majeure : la croissance de la classe ouvrière

Peut-on passer en quelques générations d’une société paysanne et d’une organisation pré démocratique à une société industrielle ouvrière et bourgeoise sans conflit et sans réforme ? La réponse de l’époque semble négative, alors qu’au siècle suivant on a pu observer, notamment en Asie (Corée, Formose) des mutations beaucoup plus rapides, sans autant exacerber la lutte des classes. C’est ici que les doctrines politiques et économiques prennent leur place, car l’émergence des doctrines socialistes, puis marxistes, et leurs solutions révolutionnaires ou réformistes, précèdent ou accompagnent les grandes révoltes et les conflits ouvriers. De multiples encarts rappellent au lecteur les conditions de vie des ouvriers en Angleterre ou en France, les conflits du travail, les lois sociales et bien sûr les arguments économiques des précurseurs du socialisme et de ceux que l’on allait désigner comme des « économistes ». Aux côtés des socialistes réformistes ou révolutionnaires, d’autres théoriciens du catholicisme social ou Georges Sorel ont exercé vraisemblablement plus d’influence sur la réforme sociale que les interprétations strictement économiques.

L’impérialisme et la globalisation du 19e siècle

Les puissances coloniales ont élargi leur emprise territoriale à la fin du siècle avec le partage de l’Afrique ; leur but était d’exporter les surplus de population (considérables en Europe) et de former, à la suite d’une conquête rapide, des colonies de peuplement et des comptoirs. Les motivations de l’impérialisme deviennent plus économiques, commerciales ou financières ; elles sont également militaires et culturelles, visant à contrôler une zone d’influence. Les interventions nord-américaines dans les Caraïbes et en Amérique centrale sont dans le droit fil de la doctrine Monroe (préserver la sécurité du sous-continent). Or la contestation de l’impérialisme a été aussi peu répandue que celle du colonialisme, car les Européens étaient persuadés que le colonialisme était profitable pour la métropole et éducateur pour les populations locales (p. 207s). Les économistes libéraux estimaient que les Européens avaient un devoir civilisateur ; en revanche l’impérialisme, considéré comme un prolongement de l’exploitation capitaliste, était bien sûr contesté par les socialistes et les marxistes et par ceux qui redoutaient que l’affrontement des nationalismes ne s’achève en guerres fratricides entre les grandes puissances.

Sur le plan économique, il aura fallu près d’un siècle avant que de nombreuses recherches historiques parviennent à réfuter la conviction de l’époque suivant laquelle l’expansion coloniale et impériale de la « belle époque » fondait la richesse de l’Europe. L’une des idées reçues, propagée par les courants socialistes et marxistes, était celle des débouchés préalables de l’empire des Indes fondant la suprématie de la Grande-Bretagne. On lira avec profit l’encart intitulé « désindustrialisation des Indes » (p. 224) où Jacques Brasseul montre comment l’industrialisation textile et même sidérurgique progresse en Inde à la fin du siècle, en plein régime de libre-échange. De même, faut-il rappeler les démonstrations de Jacques Marseille concernant les sources de retard technique accumulées par les industries françaises travaillant pour les débouchés de l’Algérie et de l’Afrique occidentale.

Les historiens du commerce international ont souligné l’enracinement de ce que nous appelons aujourd’hui globalisation ou marchandisation des marchés dans l’orientation des flux de capitaux et de marchandises à la fin du siècle dernier : les sociétés multinationales, les grandes banques mondiales, la spécialisation des filiales dans la fabrication transnationale de biens d’équipement étaient déjà des regroupements en cours. Au siècle dernier l’impérialisme était contesté et non la mondialisation, qui apparaissait bénéfique, propageant la civilisation. Cependant, à cette époque, les débats majeurs opposaient libéraux et socialistes sur le plan intérieur (fallait-il changer le système capitaliste) et l’ouverture extérieure n’était pas le débat essentiel (p. 198). Un siècle plus tard, l’expérience socialiste ayant échoué, le débat entre conservateurs et sociaux-démocrates ne concerne plus la légitimité du marché, mais le degré de contrôle et de régulation souhaitable dans les instances nationales et internationales. Bien que certaines nations aient adopté une politique protectionniste à la fin du siècle dernier, la liberté de circulation des hommes, des biens et des capitaux était alors considérable. Si la mondialisation est plus forte aujourd’hui c’est qu’elle concerne un bien plus grand nombre de partenaires, même la Chine, alors qu’en 1914 beaucoup de régions restaient isolées du système mondial.

À tous ceux qui ont conservé dans leur bibliothèque un traité d’histoire économique datant de leur jeunesse, voire de leurs parents, nous conseillons vivement son renouvellement. Le présent ouvrage leur montrera que la connaissance historique s’est enrichie et que conformément à la représentation d’Édouard Herriot – « la culture est ce qui reste quand on a tout oublié » –, ce que nous avons appris à vingt ans n’était qu’une initiation limitée aux connaissances de l’époque.

Denis-Clair Lambert

Professeur émérite à l’Université Jean Moulin de Lyon

Accueil