Chapitre 8  La crise de 29

 

 

« Octobre est un mois particulièrement dangereux pour spéculer à la Bourse. Mais il y en a d'autres : juillet, janvier, septembre, avril, novembre, mai, mars, juin, décembre, août et février. » Mark Twain (1835-1910)

 

 

             

 

Les quatre libertés essentielles, selon Franklin Roosevelt, illustrées par Norman Rockwell : Freedom of expression, freedom of belief, Freedom from fear, freedom from want

“In future days, we seek to secure, we look forward to a world founded upon the four essential human freedoms.”

Roosevelt, discours sur l’état de l’Union, 1941

 

Introduction

— La spéculation, la spéculation, répéta-t-elle machinalement, combattue de doute...

— Oui, la spéculation. Pourquoi ce mot vous fait-il peur ?... Mais la spéculation, c'est l'appât même de la vie, c'est l'éternel désir qui force à lutter et à vivre... Si j'osais une comparaison, je vous convaincrais...

Il riait de nouveau, pris d'un scrupule de délicatesse. Puis il osa tout de même, volontiers brutal devant les femmes.

— Voyons, pensez-vous que sans... Comment dirai-je ? Sans la luxure, on ferait beaucoup d'enfants ?... Sur cent enfants qu'on manque à faire, il arrive qu'on en fabrique un à peine. C'est l'excès qui amène le nécessaire, n'est-ce pas ?

— Certes, répondit-elle, gênée.

— Eh bien, sans la spéculation, on ne ferait pas d'affaires, ma chère amie... Pourquoi diable voulez-vous que je sorte mon argent, que je risque ma fortune, si vous ne me promettez pas une jouissance extraordinaire... La bousculade est telle, que, tout en suant uniquement pour leur plaisir, les gens arrivent parfois à faire des enfants, je veux dire des choses vivantes, grandes et belles... Ah ! Dame ! Il y a beaucoup de saletés inutiles, mais certainement le monde finirait sans elles...

Émile Zola, l'Argent, 1891

 

Les crises de folie spéculative accompagnent depuis longtemps le développement du capitalisme :

– En 1634, lorsque toute la Hollande boursicote sur le marché des bulbes de tulipes venus de Turquie, les prix montent à des niveaux astronomiques (par exemple, 4 tonnes de blé sont échangés contre un seul bulbe d'une variété recherchée), avant de s'effondrer en 1637 dans une panique retentissante.

– En 1720, le double krach en Angleterre et en France, celui de Law et celui du South  Sea Bubble (cf. tome 2, p. 230 et 274), voit les gens se précipiter pour « changer terres et maisons en papier » (Saint-Simon).

– En 1845, c'est la folie du rail, ou plutôt des compagnies anglaises de chemin de fer, une folie décrite par les contemporains comme Wordsworth (« d'Edimbourg à Inverness, le peuple entier est fou des chemins de fer, le pays est devenu un asile pour lunatiques du rail »), les actions montent, les échanges atteignent des millions de transactions par jour, mais quand les compagnies se mettent à vendre des titres pour mettre en œuvre les projets, les cours s'effondrent et nombre d'entre elles font faillite entraînant les banques avec elles, c’est la plus grave crise économique du siècle, celle de 1847 qui s'étend au continent et favorise les révolutions de 1848.

La crise de reconversion en 1921, à l’issue de la grande guerre, avait fourni une sorte de répétition pour les pays industriels. Une surproduction générale de matériel militaire la caractérise, du fait d'un décalage entre la machine productive et les besoins d’une période de paix. La production, insuffisante en 1917-1918, devient excédentaire en 1919-1920. Les prix des matières premières s'effondrent et l’activité recule (chute de 10 % du PNB en Angleterre), le commerce international suit (les exportations des pays développés diminuent de 40 % en valeur). Le chômage s'élève rapidement (23 % de la population active en Angleterre en juin 1921, 12 % aux États-Unis soit cinq millions de personnes[1]). Elle est suivie des crises d'hyperinflation en Europe centrale et orientale qui voient la disparition des monnaies nationales existantes et la création de nouvelles (cf. chapitre 1).

Durant les années vingt, divers signes continuent à annoncer la dépression : les taux de chômage élevés en Europe (10-12 % en Grande-Bretagne, 17-18 % dans les pays scandinaves), la baisse du cours des matières premières (notamment les produits agricoles), l’endettement massif de pays comme l'Allemagne, très dépendante des capitaux extérieurs, et enfin la stagnation des échanges internationaux. Ceux-ci en effet n'arrivent en 1929 qu'un peu au-dessus de leur niveau de 1913, alors même que la disparition des empires a multiplié les frontières internationales (c'est le cas en particulier de l'Autriche-Hongrie éclatée en six pays en 1918), et qu'un grand nombre d'échanges comptés comme intérieurs avant la guerre, deviennent internationaux (cf. ch. 1). Le processus de mondialisation se ralentit donc, avant de reculer dans les années trente. En outre les migrations diminuent fortement : aux États-Unis, quinze millions de gens étaient entrés dans les quinze années précédant la Première Guerre mondiale, mais dans les quinze années après 1914 il n'en arrive que cinq millions et demi, et de 1930 à 1945 seulement 750 000 (Hobsbawm, 1994). Entre 1932 et 1935 même, au plus fort de la crise, les sorties l'emportent sur les entrées, l'Amérique devient un pays d'émigration nette ! En 1921, Harding, sous la pression des syndicats et des conservateurs, avait fait passer des quotas pour limiter l’immigration, et dès la première année d’application, les entrées passèrent de un million à 300 000.

Kondratief (1892-1938), avant d'être arrêté par Staline en 1930 puis probablement exécuté[2], avait prévu le retournement de l'économie et la grande dépression en Occident. Son analyse des cycles à long terme du capitalisme, cycles successifs et donc habituels, entrait en contradiction avec la thèse marxiste d'une évolution du capitalisme selon un processus organique (jeunesse, maturité, vieillissement et finalement mort du système) et, à l'époque et là où il travaillait, l'économiste russe était nécessairement condamné.

À l'Ouest, les crises étaient considérées depuis le XIXe siècle comme partie intégrante du capitalisme, comme des ruptures sur un trend de croissance et de progrès technologiques, ruptures qui permettaient de purger le système, de repartir sur de nouvelles bases, selon le processus de « destruction créatrice » analysé par Joseph Schumpeter (voir Gilles, 1996, pour un exposé récent). Mais il n'était pas envisagé qu'elles mettent à bas tout l'édifice et c'est bien ce que la crise de 1929, par sa gravité extrême et sa durée, a failli faire. La différence avec les crises précédentes est qu'il n'y a pas de reprise un an ou deux après le déclenchement, mais qu'au contraire l'économie capitaliste s'enfonce de plus en plus, et pour dix ans, dans le marasme. C'est en fait la première crise qui ne connaît pas de reprise spontanée, c'est la raison de tous les débats et toutes les interrogations qu'elle va susciter, des années trente à aujourd'hui.

John Kenneth Galbraith a écrit en 1955 un ouvrage classique sur la crise de 1929 qui ne vaut pas tant par l'analyse économique qui y est développée mais plutôt par la façon extrêmement vivante d'évoquer cette période. Il commence le livre en ces termes[3] : « Il en est des années comme des poètes, des hommes politiques et des belles femmes : la célébrité les distingue bien au delà du lot commun, et visiblement 1929 est de celles-là. Comme 1066, 1776 et 1914[4], c'est une année dont chacun se souvient. On est allé en faculté avant 1929, on s'est marié après 1929, on n'était pas né en 1929 (ce qui indique une totale innocence)... Toutes les fois que les Américains ont été affligés de doutes sur la pérennité de leur état de prospérité habituel, ils se sont demandé : Est-ce que 1929 va recommencer ? ». Même si les questions posées ici par Galbraith en relation à cette année-là et la vie de tout un chacun nous paraissent aujourd'hui décalées et accusent bien l'âge du livre (et de son auteur), il n'en reste pas moins que la hantise de 1929 est encore présente aujourd'hui. Le traumatisme a été immense, la rupture fondamentale, et donc l'analyse de la dépression ne peut que constituer le cœur d'un ouvrage sur l'histoire économique du XXe siècle.

Dans son essence et sa pureté, la crise est associée aux États-Unis et il importe d'étudier dans un premier temps les événements américains. On abordera la propagation de la dépression dans une deuxième partie du chapitre. L'extension au reste du monde est beaucoup plus confuse et complexe. Peu de périodes de l'histoire de France, par exemple, ne sont autant embrouillées et moins attrayantes que celle de l'entre-deux-guerres, et il en va de même pour les autres pays européens. Il s'agit d'une époque noire de l'histoire du continent, marquée par le nazisme, le fascisme, le franquisme, le stalinisme et d'autres ismes tout aussi catastrophiques auprès desquels l'espoir du New Deal et l'humanité de Roosevelt brillent d'un contraste éclatant. Les analyses économiques de la dépression par différents auteurs et différentes écoles seront abordées dans la dernière section.

 

 

1. La crise de 1929 aux États-Unis

“Liquidate labor, liquidate stocks, liquidate the farmers, liquidate real estate . . . purge the rottenness out of the system...” 

Conseil donné par Andrew W. Mellon au président Herbert Hoover en 1931 (Mellon, un magnat de l'industrie et des finances, fut Secrétaire au Trésor de 1921 à 1931, « un partisan passionné de l'inaction » selon Galbraith, 1961).

Citation donnée par de nombreux auteurs, extraite des Mémoires de Hoover : The Memoirs of Herbert Hoover : The Great Depression, 1929-1941, New York, Macmillan, 1952.

 

1.1. La crise sous la présidence Hoover (1929-1933)

 

1.1.1. Prospérité fragile

Tout allait bien en apparence dans les années vingt, on parlait d'une nouvelle ère qui débutait, celle de la prospérité : la durée du travail avait baissé aux États-Unis à 44h par semaine (60h en 1900), les salaires réels avaient augmenté de 10 à 20 % depuis la guerre[5], le chômage était descendu à 3,2 % en 1929, la croissance était forte (2,9 % par an pour le PNB/hab. entre 1922 et 1929), l'optimisme était répandu. Selon le nouveau président républicain élu en 1928[6], Herbert Clark Hoover : « Nous, en Amérique, sommes aujourd'hui plus près du triomphe final dans la lutte contre la pauvreté que n'importe quel autre peuple au cours de l'histoire. Les taudis disparaissent de notre société. Nous n'avons pas encore atteint le but, mais nous sommes proches du jour où, avec l'aide de Dieu, la pauvreté sera bannie de cette nation. » novembre 1928 (cité par Heilbroner, 1989). De même, selon le président sortant, Calvin Coolidge, dans son message au Congrès du 4 décembre 1928, « les besoins de l'existence ont dépassé les normes de la nécessité pour atteindre le domaine du luxe. Une production croissante est consommée par une demande croissante, autant intérieure qu'extérieure. Le pays peut considérer le présent avec satisfaction et envisager l'avenir avec optimisme ».

Ces tableaux favorables étaient en fait assez éloignés de la réalité : l'inégalité des revenus était énorme, la condition des fermiers difficile, les ouvriers encore très mal payés et les taudis loin d'avoir disparu. Mais ceux qui s'alarmaient de ces ombres au rêve américain étaient minoritaires et considérés comme des excités ou des extrémistes. À propos des salaires, si le fordisme se met en place à cette époque (le salaire chez Ford passe de 5 $ par jour en 1914 à 6 en 1919 et 7 en 1929), il n'est pas encore généralisé dans l'industrie, comme il le sera après la Deuxième Guerre mondiale, seule « une fraction de la classe ouvrière accède alors à la consommation de masse » (Beaud, 1990). Cette période se caractérise aussi par une montée rapide des profits dans le Revenu national, les salaires progressent moins vite et l'inégalité s'accroît[7]. La demande de biens de consommation est insuffisante pour racheter la production stimulée par la hausse de la productivité, mais par contre la spéculation, alimentée par les profits, se déchaîne. Un recours massif au crédit à la consommation – instalment plan – permet aux ménages de financer leurs achats de biens durables (automobiles, meubles, électroménager par exemple), malgré les revenus insuffisants. Cette montagne de crédit ne pourra pas être remboursée une fois la crise déclenchée, ce qui provoquera l'écroulement du système bancaire.

 

1.1.2. Spéculation et hausse des cours

« En théorie, il peut y avoir deux groupes de spéculateurs : un groupe plus ou moins stable d'initiés qui achète dans le creux et fait monter les prix, revend aux prix maximums qui alors baissent ; et un groupe plus large, variant dans le temps, composé de domestiques ou de marchands de légumes ou encore, comme on l'a vu lors du krach boursier de 1929, de garçons de café ou de cireurs de chaussures, qui arrivent après sur le marché, achètent au prix fort, comprennent trop tard qu'il faut limiter leurs pertes, et vendent au plus bas. Ils perdent de l'argent et se retirent, recommencent à travailler en vendant leurs légumes ou n'importe quoi d'autre, et se refont un petit pécule pour pouvoir – eux ou quelqu'un qui leur ressemble – revenir sur le marché la prochaine fois. »  Charles Kindleberger, 1990

 

La Bourse[8] ne cessait de grimper dans les années vingt et elle attirait toutes les catégories sociales, du financier et du spéculateur jusqu'aux gens les plus simples. Les titres des secteurs d'avenir sont les plus recherchés, l'automobile, l'aéronautique, la distribution moderne, et surtout la radio (l'action RCA fait l'objet d'une spéculation folle en 1929). Dès 1927, dit Rosier (1993), « la divergence entre l'indice des cours et les indicateurs caractéristiques de l'activité économique se creuse dangereusement (surspéculation), annonçant un inévitable krach ». Churchill relate cette frénésie lors d'un séjour aux États-Unis (Warshow, 1930) :

« Tout le monde spécule à la Bourse. Des augmentations de revenus que l'on gagne procurent certes une joie, mais des augmentations dues à la chance valent une joie double. On dit que dix-huit millions d'hommes et de femmes s'inquiètent du cours de la Bourse ; tous brûlent d'accroître la rémunération de leur énergique labeur par de l'argent facile. De tous les coins de ces vastes territoires, le public américain suit le jeu. Les courses de chevaux, les matches de base-ball et de football, toutes les formes de sport ou de spéculation cèdent la place aux salles de jeu d'un casino dont l'ampleur et la richesse font ressembler Monte-Carlo au plus petit moucheron de Lilliput... La femme de chambre qui vous sert détient des actions pour lesquelles elle n'a déposé qu'une couverture. Les travailleurs de toutes classes, intellectuels ou manuels, le chauffeur, le conducteur de tram, l'employé de chemin de fer, le garçon de restaurant, tous ont un compte ouvert... »

En fait on estime maintenant à seulement un million et demi les acheteurs (dont la moitié de vrais spéculateurs) selon une enquête du Sénat souvent citée (voir Galbraith, 1961 ; Néré, 1973), soit moins de 5 % des ménages (les États-Unis comptent alors environ 120 millions d'habitants). Galbraith (1961, 1992) explique une des raisons de la popularité de la Bourse : au début des années vingt la spéculation immobilière faisait rage en Floride. Elle atteint un sommet en 1925, mais lorsque deux cyclones ravagèrent cet État en septembre 1926, et l'auteur nous rappelle « ce qu'un doux vent des tropiques pouvait faire quand il prenait un bon élan à partir des Antilles », les épargnants furent incités à choisir les bons vieux titres... Lors de la victoire de Hoover aux élections en novembre 1928, la hausse continue, c'est le Victory boom des républicains. L'été 1929 vit encore une accélération, les cours montèrent plus en trois mois que pour toute l'année 1928, année de hausse sans précédent où ils avaient doublé : « on aurait dit que chacun n'avait qu'à mendier ou emprunter de l'argent pour acheter des actions et devenir riche. » (Heilbroner, 1989).

Il se crée une société d'investissement par jour dans les premiers mois de 1929. On en compte 750, alors qu'elles n'étaient que 40 en 1921 (Cochet, 1998), qui représentent à elles seules un tiers des émissions de nouveau capital pour la même année... Les participations croisées de ces sociétés, souvent à l'intérieur d'un même groupe, sont décrites dans le détail par Galbraith (1961) qui qualifie ces opérations « d'inceste financier ». La société d'investissement vend ses actions et autres titres dans le public et utilise les fonds pour gérer son portefeuille d'actions et d'obligations de sociétés non financières, permettant ainsi aux petits spéculateurs de diversifier leurs placements comme dans nos modernes SICAV. Les garanties y étaient beaucoup plus faibles et les risques plus élevés. À l'été 1929, alors que le volume de la spéculation grossissait sans cesse des capitaux venus de partout, « il semblait aux observateurs inquiets que Wall Street était en passe d'absorber l'argent du monde entier » (Galbraith, 1961).

Un des spéculateurs les plus connus des années vingt, William Crapo Durant (surnommé Blue-eyed Billy) – dont le nom, bien réel, et le comportement matérialiste évoquent les personnages des pièces de Claudel tel Thomas Pollock Nageoire – fait une fortune considérable lors de la montée des cours. Il avait fondé en 1908 la General Motors Company en réunissant les sociétés Cadillac, Oakland et Oldsmobile. En 1910 par rachats successifs le groupe comptait 28 sociétés, puis il perdit son contrôle. Il acheta alors une petite entreprise à New York, fabriquant une voiture inconnue, la Chevrolet, et s'en servit pour acquérir des actions GM et en reprendre le contrôle en 1916. En 1918, il achète la société Frigidaire, ajoutée au groupe GM, qu’il paye cash 56 366,50 dollars… « Tant qu'il vivra, Durant patinera sur une mince couche de glace... Il était constamment en train d'acheter des choses qu'il ne pouvait régler, étant sûr de trouver l'argent nécessaire au moment voulu... Il mordait plus qu'il ne pouvait mâcher, et essayait de mâcher plus qu'il ne pouvait avaler » (Warshow, 1930). Lors de la crise de 1920-1921, les  cours de la société s'effondrent et, ruiné, il la quitte en remettant le pouvoir à Alfred P. Sloan Jr (1875-1966), qui en fera la première firme automobile mondiale en dépassant Ford à la fin des années vingt (tableau 2). Sloan dira de Durant : « C’était un grand homme avec une grande faiblesse : il pouvait créer, mais il ne pouvait pas gérer. » (cité par McCraw, 1997).

De 1921 à 1929 les cours de la Bourse ont augmenté de 300 % en moyenne, alors que la production industrielle ne s'est élevée que de 50 % (Marcel, Taïeb, 1992). Le cours des titres augmente aussi plus que les profits des entreprises, qui eux-mêmes augmentent plus que la production, la productivité, et enfin plus que les salaires, bons derniers dans cette course. Les acquéreurs de titre ne sont pas intéressés par les revenus afférents, mais bien sûr par les plus-values de revente. La rémunération des titres n'est que de l'ordre de 1 à 2 % alors que les intérêts des emprunts qui avaient permis de les acheter allaient de 8 à 12 % (Galbraith, 1961). À ces niveaux, certaines entreprises trouvaient un emploi de leur capital d'exploitation plus profitable que la production : « au lieu d'essayer de produire des marchandises avec les tracas et les inconvénients multiples que cela comportait, elles se limitèrent à financer la spéculation ». Par exemple, la S.O. intervenait tous les jours sur le marché à court terme pour des dizaines de millions de dollars (ibid.). En outre, de tels taux, comme le souligne Néré (1973), « rendent difficiles ou impossibles d'autres emprunts, à des fins plus productives, pour lesquels on ne peut payer des rémunérations équivalentes ».

Le système des achats on margin auprès des brokers (agents de change) a été décrit partout comme une des causes de la spéculation effrénée. Il permettait aux spéculateurs d'acquérir des titres avec 10 % seulement de couverture en liquide et au comptant, tandis que le reste, le nantissement, était constitué par d'autres titres. Le broker avançait la différence grâce à des prêts par les banques, prêts qui étaient passés de 2,2 milliards de dollars en 1924 à 8,5 en 1929 (voir Guillaume/Delfaud, 1992). Lorsque les cours s'effondrent, les brokers envoient à leurs clients des appels de marge, c'est-à-dire une demande de fonds en liquide pour compenser la différence entre le nantissement et le montant acheté. D'où la panique de milliers de gens qui n'avaient pas l'argent nécessaire pour couvrir ces demandes, et l'avalanche de ventes de titres pour récupérer du liquide, ventes qui vont précipiter la chute des cours...

 

1.1.3. Krach

« Les cours des actions ont atteint ce qui paraît être un haut plateau permanent... Je m'attends à voir la Bourse beaucoup plus haute dans quelques mois. »   Irving Fisher, président de la Econometric Society, 15 octobre 1929[9]

 

 

Soudainement, sans qu'on en sache encore la raison immédiate, en quelques jours tout s'effondra, comme un barrage qui céderait d'un seul coup. En 24 heures, la hausse d'un an fut annulée, en quelques semaines, trente milliards de « richesse » disparurent. Des millions de gens qui croyaient s’enrichir à la Bourse furent ruinés, « les brokers sortaient hagards du temple de l'argent, les vêtements déchirés et les faux-cols arrachés » (Teulon, 1992), les gens assistent à la chute des cours avec « une espèce d'incrédulité horrifiée » (Gigon, 1976). Le « jeudi noir », 24 octobre 1929, puis le mardi 29, encore plus noir[10], deux vagues de panique aboutirent à des ventes massives et une baisse des cours sans précédent qui dura jusqu'à la fin novembre.

L'indice des cours, le fameux Dow Jones, passe de 469 à 220 entre le 24 octobre et le 15 novembre, soit une perte virtuelle de 30 milliards de dollars pour les épargnants et spéculateurs. En 1931 il est tombé à 42, soit le niveau de 1913. Le pouvoir d'achat fictif des détenteurs d'actions s'est effondré en quelques mois. Sur la base 100 en 1926, il était passé à 316 à la veille du krach, 147 en décembre 1929 et 74 en 1932, soit une baisse de 80 % par rapport à septembre 1929. Il ne retrouvera son niveau d'avant la crise qu'en 1954…

Pour donner quelques exemples, les actions d’une Société d’investissement, la célèbre Goldman-Sachs, voient leur cours passer de 104 dollars en 1929 à 1,75 en 1932, soit une perte de 98 % ! Une autre, l'American Founders Group, voit le cours de son action divisé par 100, de 75 $ à 0,75, entre 1929 et 1935 (Galbraith, 1961, ch. 4). L'action Westinghouse, cotée 286 $ le 3 septembre, était tombée à 126 à la fermeture le 29 octobre 1929. L'action US Steel, qui se vendait à 262 dollars le 3 septembre 1929, était tombée à 195 le 29 octobre, et 22 dollars le 8 juillet 1932[11] ; celle de General Motors passait dans le même temps de 81 à 8 $ et celle d'ATT de 304 à 72 $ (Galbraith, 1961). Les titres des sociétés d'investissement tombaient au-dessous de 1 $ alors qu'elles dépassaient 100 $ avant la crise, ou bien elles ne se vendaient plus, à n'importe quel prix... Les Bourses de commerce (matières premières) suivirent, entraînant dans la crise les pays producteurs. On a présenté après-coup qu'une série de signes laissaient prévoir la chute. Ainsi, le 26 septembre l'Angleterre avait élevé son taux d'escompte, attirant par là des capitaux à Londres et provoquant des ventes à Wall Street. Quelques jours avant le jeudi noir, des ventes massives avaient eu lieu, le 18, le 19 et le 23 octobre, ventes de spéculateurs avisés qui ont profité du niveau le plus élevé des cours... D'autres spéculateurs jouent à la baisse et réalisent des gains considérables : il suffit de vendre à terme des actions qu'on ne possède pas encore, par exemple à 100 dollars (cours à terme) lorsqu'elles en valent 200 (cours au comptant), et au moment de l'échéance, si elles ont baissé à dix, de réaliser un gain de 90 $ par action. Ce fut le cas entre autres de Albert H. Wiggin, de la Chase Manhattan Bank, qui fit ainsi un profit de 4 millions de dollars... (cité par Galbraith, 1992).

Le krach de Wall street en octobre-novembre 1929 – « le plus long de l'histoire, il dure 22 jours » (Milza, 1996) – est suivi de quelques mois de stabilité, l'activité économique continuant sur sa lancée. La vraie crise, la chute de la production, les faillites et l'extension du chômage, ne démarrera qu'en mai 1930 et ne fera que s'approfondir jusqu'en 1932, où l'élection de Roosevelt permet un retour de l'espoir et de la confiance (voir 2.1.).

 

1.1.4. Crise économique

“I got plenty o' nuttin', and nuttin's plenty for me!”

Porgy, dans Porgy and Bess, opéra de George et Ira Gershwin, DuBose et Dorothy Heyward, 1935

 

La crise de 1929 a été symbolisée par le krach de Wall Street, « événement emblématique » (Carpentier/Lebrun, 1990), mais qui n'a pas provoqué la crise, il n'en a été qu'un accélérateur : « cause et effet vont de l'économie au marché financier, jamais dans le sens inverse », va jusqu’à affirmer Galbraith (1961). Et dès le début de 1929, l'économie réelle montrait des signes d'essoufflement, la production avait commencé à baisser à partir du mois de mars, bien avant le krach boursier. En septembre, la production automobile était réduite d'un tiers par rapport à mars (416 000 véhicules contre 622 000), baisse qui se répercute sur les nombreux secteurs liés. La production industrielle recule de 7 % de mai à octobre 1929. Les services et le bâtiment sont également en récession, les chantiers sont arrêtés, « les gratte-ciel restent inachevés, symboles de l'élan brisé d'une civilisation » (Milza, 1996). Gilles (1996) insiste sur le fait que l'attraction des capitaux vers la spéculation prive les entreprises de ressources financières et provoque le ralentissement de l’économie. Mais ensuite, la crise déclenchée, tout s’accélère, la production de voitures tombe par exemple à 92 500 unités en décembre ! Les ventes de véhicules basées sur le crédit s'effondrent parce que les banques doivent rationner les prêts pour donner priorité aux courtiers en actions, bon exemple de la transmission de la crise boursière à l'économie réelle.

La crise boursière aggrave la crise de l'économie réelle, qui se transforme en dépression durable, par les effets de perte de confiance se répercutant sur l'investissement, de réduction de la consommation liée à l'appauvrissement des détenteurs de titres[12], et de difficultés de trésorerie des firmes affectées par la baisse des cours. Cette baisse provoque la panique des épargnants qui se précipitent auprès des banques retirer leur argent. Celles-ci ne peuvent faire face et la crise boursière se transforme en crise bancaire. Les faillites multiples de banques provoquent un resserrement massif du crédit, qui à son tour entraîne une chute de la consommation, de l'investissement et de la production, la crise économique est là avec son cortège de chômage, baisse des prix et des salaires, fermetures d'entreprises. Le produit national baisse inexorablement de 104 milliards en 1929 à 56 en 1933... Le nombre de sans-emploi passe de 1,5 million à 15 millions de personnes, soit un quart de la population active et la moitié de main d'œuvre industrielle. Il est particulièrement ressenti dans un pays qui jusque-là, comme le notent Guillaume et Delfaud (1992), « souffrait plutôt du manque d'hommes, trop peu nombreux pour exploiter toutes les richesses potentielles ». De plus les chômeurs sont traités de vagabonds et non comme des chercheurs d'emploi à indemniser. L'investissement s'effondre (tableau 1), à tel point que le remplacement des équipements n'est pas réalisé. L'Amérique voit son stock de capital technique se « désaccumuler » : en 1940, les machines anciennes (de plus de dix ans) représenteront les 2/3 des équipements contre moins de la moitié en 1925 (Teulon, 1992).

 

Tableau 1  La crise économique

 

1929

1933

PNB (indice)

100

69

taux de chômage (%)

3,2

24,9

taux de chômage industriel (%)

5,3

37,9

Investissement/PNB (%)

15,6

2,5

Production industrielle (indice)

100

63

Production automobile (unités)

4,6 millions

1,6 million

Production d'acier (indice)

100

41

Indice des salaires (1913=100)

224

173

Revenus agricoles (milliards $)

11,3

5,5

Source : Historical Statistics of the US

 

Tableau 2 L’industrie automobile américaine, avant et pendant la crise

Production et parts de marché en %

 

Total des ventes

Chrysler

Ford

General Motors

1911

199 000

 

    40 000  (20 %)

     35 000 (18 %)

1917

1 746 000

 

   741 000 (42 %)

   196 000 (11 %)

1925

3 735 000

134 000 (4 %)

1 495 000 (40 %)

   746 000 (20 %)

1929

4 587 000

375 000 (8 %)

1 436 000 (31 %)

1 482 000 (32 %)

1933

1 574 000

400 000 (25 %)

   326 000 (21 %)

   652 000 (41 %)

1937

3 916 000

996 000 (25 %)

   837 000 (21 %)

1 637 000 (42 %)

Source : Alfred D. Chandler, Giant Enterprise, MIT Press, 1962

 

La baisse des prix (d'environ 30 % en quatre ans), en particulier agricoles (50 %), réduit les revenus des producteurs et vendeurs (tableau 1), et incite les consommateurs à différer leurs achats, dans les deux cas l'effet sur la consommation est catastrophique, c'est la déflation, la baisse nominale des grandeurs économiques et monétaires. La progression du chômage, l'absence de mécanismes stabilisateurs liés aux protections sociales, aggravent la chute de la consommation et de la production. Aucun investissement n’est envisageable dans un tel contexte d'absence de débouchés.

La spirale déflationniste s'explique par le fait que les consommateurs diffèrent leurs achats, réduisant ainsi la demande globale et incitant les entreprises à baisser encore leurs prix, par l'alourdissement de la charge de la dette en termes réels, provoquant des faillites autant des firmes que des banques, par le fait que les taux d'intérêt réels sont trop élevés et empêchent une politique monétaire efficace (les taux d'intérêt nominaux ne peuvent être négatifs et au fur et à mesure que les prix baissent, les taux réels augmentent).

On estime que 85 000 entreprises mirent la clé sous la porte durant ces années. Ford avait 128 142 employés à Detroit en 1929, il n'en emploie plus que 37 000 en 1931 ! En 1932, à Dearborn, banlieue industrielle de la ville, une marche de la faim des ouvriers licenciés est violemment réprimée. Certaines usines de la compagnie sont fermées pour six mois. La sidérurgie est sinistrée, 65 % des hauts-fourneaux sont fermés et la production d'acier tombe de 57 millions de tonnes en 1929 à 15 en 1932. Westinghouse voit son chiffre d'affaires baisser des deux tiers entre 1929 et 1933. Les États producteurs (Texas, Kansas, Oklahoma) ordonnent la fermeture de 30 000 puits de pétrole pour soutenir les cours.

En 1920, les États-Unis comptaient 30 909 banques, surtout de petite taille dans des villes de moins de 10 000 habitants, elles ne sont que peu réglementées et pas garanties par la Réserve fédérale. Cinq mille disparaissent avant même la crise, soit un rythme ahurissant de 50 par mois, comme le rappelle Gazier (1989), alors qu'il s'en crée tout autant. Mais leur nombre se réduit après 1929 : 1352 firent faillite en 1930, 7000 entre 1931 et 1933, entraînant dans leur ruine des millions de déposants[13]. Ces multiples banqueroutes s'expliquent par la chute des prix agricoles qui empêche les fermiers de rembourser leurs prêts, l'effondrement des cours qui a le même effet pour les brokers et les spéculateurs, les difficultés des entreprises obligées de vendre à perte pour écouler leur production. Toutes ces faillites favorisent la concentration, dans l’industrie et les services : les 200 plus grosses entreprises du pays possèdent 53 % des actifs totaux des sociétés en 1933 contre 49 % en 1929.

La faim apparaît dans le pays, rappelant les pires moments des temps préindustriels en Europe : « les chômeurs font la queue aux soupes populaires ; ils mendient ou, pour ne pas mendier, vendent des pommes » ! (Baumont, 1967). Les gens volent de la nourriture pour survivre, comme les misérables du XIXe siècle. En 1931, 100 000 Américains demandent un visa pour s'installer en Union soviétique... André Maurois, en voyage aux États-Unis en 1932 parle d'un « peuple complètement désespéré... persuadé que la fin du système, d'une civilisation, était toute proche » (cité par Roncayolo, 1972).

 

Photo : Trois métiers, 3 langues, 3 années, 3 enfants, 3 mois… 1 emploi

 

Si nombre de firmes disparaissent dans la tourmente, d'autres connaissent un essor extraordinaire. La crise, comme toutes les crises, est aussi mutation : destruction d'anciennes activités, naissance de nouvelles, restructuration, nouvelle donne... Le cas le plus évident est l'industrie du spectacle : l'effondrement économique va de pair avec l'explosion culturelle. Hollywood connaît son âge d'or dans les années trente et la comédie musicale à Broadway est à son zénith. Des films sur l’entraide et la solidarité, comme Our Daily Bread (1934) de King Vidor, illustrent merveilleusement l’esprit du New Deal. On voit dans ce dernier « des chômeurs, des déclassés, des rejetés de la grande dépression, qui s’organisent en communauté agricole ». John Ford montre dans Les raisins de la colère, tiré du roman de Steinbeck, les difficultés des Okies[14] en route pour la Californie. Les Gerswhin composent l'opéra jazz Porgy and Bess (« Summertime ») qui est représenté pour la première fois à Boston en 1935. Walt Disney et ses dessins animés, au bord de la faillite en 1928, démarrent une ascension ininterrompue à la faveur de la crise : « dans Les Trois petits cochons (1933), Disney avait parfaitement réussi à synchroniser la peur du grand méchant loup avec l'angoisse de la Grande Dépression. Le message du film – ne jamais perdre courage – devait être parfaitement compris par un public américain dont le moral fut subitement regonflé à bloc » (Samuel Blumenfeld, le Monde, 10/12/1998).

 

1.1.5. Les mesures de Hoover

“The only way to beat the depression is to hit the bottom and then slowly build up.”

Le président d'une grande compagnie de chemin de fer aux États-Unis

 

Le président Hoover recourt tout d’abord au protectionnisme : le tarif Hawley-Smoot est voté en juin 1930 (malgré une pétition de plus d'un millier d'économistes) et porte à 59 % les droits de douane sur les principaux produits agricoles et les produits manufacturés, soit une hausse de plus de 30 % des tarifs en vigueur. Cette mesure ne fera qu'accroître la surproduction agricole car les pays européens prendront des mesures de rétorsion et les exportations américaines baissent d'un tiers dès la fin de 1930.

Hoover refuse une relance monétaire de grande ampleur, ainsi qu’une politique systématique d'emprunt pour financer des activités et des investissements publics. Cependant, en 1933, le Glass-Steagall Banking Act élargit les possibilités de crédit en autorisant les banques à émettre de la monnaie scripturale en contrepartie des titres d’État et pas seulement des effets de commerce. Cette loi interdit également les fusions et affiliations[15] entre banques et sociétés d'investissement ou d'assurance, avec l’idée que les activités mobilières des banques auraient été à l'origine du krach boursier et ensuite de la faillite de nombreuses banques. Elle définit strictement les établissements en séparant les banques de dépôt des banques d'investissement. Il s'agissait de mettre en place des barrières étanches afin d'éviter qu'une autre panique boursière n'entraîne l'effondrement du système financier (crédit, assurances, titres, etc.). Des sociétés indépendantes les unes des autres intervenaient dès lors dans des domaines séparés. La loi permit un retour à la confiance, un reflux de l'épargne vers les banques et une baisse des faillites bancaires. Le réamorçage du circuit économique grâce au recul de la thésaurisation en fut facilité.

Pour lutter contre le chômage, on utilise des expédients comme cette loi fédérale qui interdit à deux personnes d'un ménage d'avoir en même temps un emploi dans la fonction publique. Mais des travaux publics sont aussi entrepris sous la présidence Hoover (Boulder dam), bien que les ressources pour les financer restent limitées. Un Federal Farm Board est créé dès 1929 pour soutenir les prix agricoles par des rachats. Hoover réduit aussi les impôts directs (IR et IS) pour favoriser la consommation, et il conjure les hommes d'affaires de ne pas licencier et de ne pas baisser les salaires... Les chiffres du chômage sont déjà manipulés par ses services pour en réduire l'impact dans l'opinion et forcer l'optimisme. Les aides aux chômeurs et aux démunis sont refusées avec l'argument libéral traditionnel qu'elles ne feraient que décourager l'initiative et à terme aggraver les difficultés sociales. On compte seulement sur la charité privée ou les initiatives des États pour venir en aide aux exclus.

L’action de l’administration républicaine aboutit pourtant à un déficit budgétaire important, surtout à cause de la baisse des rentrées fiscales, mais insuffisant pour exercer un effet sur l'économie (voir Marcel, Taïeb, 1992). Un premier pas vers l'interventionnisme public est fait avec la création en janvier 1932 de la Reconstruction Finance Corporation (RFC) dotée de deux milliards de dollars pour venir en aide aux banques et industries en difficulté. Environ 5000 firmes au bord de la faillite furent ainsi aidées par l'État, avant le New Deal, signe d'un changement d'état d'esprit dans le pays. Hoover le dit bien dans sa campagne : « Nous pouvions ne rien faire. Ce qui nous aurait valu une ruine complète. Bien au contraire, nous avons fait face en proposant aux entreprises privées et au Congrès le plus gigantesque programme de défense et de contre-attaque économiques qui n’ait jamais été développé dans l’histoire de la République. [...] Aucun gouvernement à Washington n’avait jusque-là considéré aussi largement sa responsabilité politique dans de tels événements. » (cité par Simmonot, 2001). On prête d’ailleurs cette formule au Président, pas si libéral que sa réputation l’a suivi : « You know, the only trouble with capitalism is capitalists, they're too damn greedy. »

Pendant la dépression, les États locaux aussi soutiennent les grandes entreprises en difficulté, parfois en les nationalisant. Ainsi la crise détruit un des fondements de l'économie libérale : la sanction d'une mauvaise gestion par la faillite de la firme, la « destruction créatrice » lors des crises, le transfert de ressources vers de nouvelles activités : « on saura désormais que les grosses entreprises peuvent faire des bénéfices dans les périodes de prospérité, mais qu'elles ne peuvent plus dans la période de dépression courir le risque de perte, parce qu'en raison de leur importance, l'État est obligé d'intervenir pour les sauver de la faillite » (Philip, 1963). Le principe pervers dit de l'aléa moral[16] (moral hazard), privatisation des gains, socialisation des pertes, est ainsi posé dans les années trente.

Finalement Edgar Hoover – « un homme brave combattant vaillamment, mais futilement, jusqu'à la fin »[17] sera battu sévèrement à l'élection présidentielle de novembre 1932 par Franklin Roosevelt (15,8 millions de voix contre 23). Le parti démocrate obtient 72 % des sièges à la Chambre des représentants et 62 % au Sénat.

 

1.2. La crise sous la présidence Roosevelt (de 1933 à la guerre) : le New Deal

 « Pourquoi les Soviétiques auraient-ils seuls tout le plaisir de réorganiser le monde ? » Stuart Chase, 1932

 

1.2.1. Une nouvelle approche

Le New Deal est un mouvement typiquement américain[18] par l'aspect d'idéalisme social et religieux, par son esprit de conquête d'une frontière, par son empirisme et son opportunisme, et aussi par son acceptation du système de marché et d'initiative privée, même s’il doit être tempéré par l’action de l’État. Il est resté associé à l’image d’un homme, le président Franklin Delano Roosevelt, qui retrouve la méfiance de Thomas Jefferson, 130 ans plus tôt, vis-à-vis du laisser-faire total et de la seule loi du marché. Les idées qu'on qualifie maintenant de keynésiennes étaient largement répandues dès le début des années trente en Amérique comme en Europe : le rôle de la relance par la consommation, l'effet multiplicateur de l'investissement et des dépenses publiques (analysé par Kahn dès 1931), la nécessaire intervention de l'État par des politiques anticycliques, une régulation du marché et une orientation générale des activités (voir Gazier, 1989, p. 76). Le New Deal en constitue un exemple d'application, pas toujours cohérent au regard des théories macroéconomiques d'après-guerre, – « un catalogue de promesses inconciliables » (Néré, 1973) –, mais largement dans l'air du temps. Le terme même – nouvelle donne, nouvelle distribution – évoque la conviction que la crise est la conséquence de la trop inégale répartition des revenus aux États-Unis.

 

 

Roosevelt et la crise de 1929

“Philosophy? Philosophy? I am a Christian and a Democrat – that's all.”

FDR répondant à la question « Quelle est votre philosophie ? »

Franklin Delano Roosevelt (1882-1945) appartient, comme sa femme Eleanor (une cousine éloignée), à la même famille que Theodore Roosevelt, président des États-Unis de 1901 à 1909. Il s’agit d’une vieille lignée de riches propriétaires terriens de l'État de New York, de lointaine origine néerlandaise. Roosevelt « tient du gentleman farmer, l'élégance, le goût de l'exercice physique, une certaine arrogance qui ne s'effacera qu'avec les épreuves » (Roncayolo, 1972). C’est assurément un personnage exceptionnel, il suffit pour s'en convaincre de voir les photos, les films, des gens et des hommes politiques de l'époque, comme Briand, Laval, Stresemann ou Chamberlain : tous nous paraissent irrémédiablement démodés, vieillots, « ringards », seul Roosevelt, même dans sa chaise roulante, avec son charme et sa prestance naturelle, son sourire célèbre1, garde toute sa fascination et sa modernité... Sénateur à trente ans en 1912, il est nommé secrétaire d'État démocrate à la Marine en 1918 et partage le côté intellectuel/idéaliste du président Wilson. Le prestige de son nom en fait un candidat à la vice-présidence aux élections de 1920, mais Cox et lui sont battus par le tandem Harding-Coolidge. Paralysé à 39 ans, en 1921, par une attaque de poliomyélite, il poursuit néanmoins son activité politique avec énergie et optimisme. Gouverneur de l'État de New York en 1928, il met sur un pied un programme d'aide aux chômeurs en 1930. Loin d'être un obstacle, son handicap va l'aider : « Sa maladie l'identifiait, de manière mystique, à un peuple qui souffrait. Le courage avec lequel il oubliait son infirmité était un exemple » (André Maurois, cité par Milza, 1996).

Lors de la campagne présidentielle en 1932, Roosevelt promet un New Deal, expression qui connaît un succès foudroyant et fait plus pour son élection que tout le reste de son programme... Le fond de la crise étant atteint, et Hoover discrédité2, « tout ce que Roosevelt avait à faire pour être élu était de rester en vie jusqu'à l'élection », selon le représentant du Texas, John Garner. Élu le 8 novembre, il n'arrivera au pouvoir, dans « un pays atterré » (Roncayolo), que le 4 mars 1933. Quatre mois de vide des institutions entre les deux présidents*, dans un pays à la dérive au plus fort de la crise...

On ne remarque pas assez que cette orientation à gauche des États-Unis, avec Roosevelt, ce triomphe de la démocratie américaine, contraste vivement avec ce qui se passe dans le reste du monde et notamment en Europe. En effet, la conséquence quasi générale de la crise a été de porter au pouvoir des régimes nationalistes, fascistes ou militaristes, en tout cas d'extrême droite, en Espagne, en Allemagne, en Europe centrale, au Japon, en Argentine, au Brésil, etc. On n'ose envisager comment le monde aurait évolué si l'Amérique en crise était elle aussi tombée aux mains de nationalistes, sympathisants des régimes fascistes européens, comme Joseph Kennedy et le père Charles Coughlin, ou de populistes comme le Dr Townsend et le sénateur Huey Long3, qui étaient alors très actifs dans le pays. Il faut rappeler qu’en 1932 des journaux conservateurs américains « réclamaient à cor et à cri une dictature pour sauver le pays » et aussi que « des chemises d'argent, chemises blanches, chemises kaki et autres groupements fascistes tentaient sans succès d'attirer les masses » (Cochran, 1982). Alors que la dépression était plus sévère aux États-Unis que dans d’autres pays, le pays n’a pas souffert de graves troubles politiques, d’une instabilité chronique, et encore moins de prises de pouvoir par l’extrême droite comme en Europe. Les raisons de cette relative tranquillité sont les suivantes selon J. McGovern, qui y consacre un livre4 : le rôle de Roosevelt sachant maintenir la confiance, les programmes sociaux, le maintien d’une activité culturelle et sociale florissante (cinéma, littérature, musique, photo, sports, etc.), la solidité des institutions démocratiques et finalement le caractère du peuple américain. « Seul dans sa catégorie, le vaisseau de l’État et son équipage ont progressé dans une espèce de calme classique à travers les dangereux hauts-fonds et les eaux turbulentes de la dépression » (McGovern).

La légende de Roosevelt s'alimente des images et mots qui deviennent fameux : les « causeries au coin du feu » (fireside chat) à la radio ; le brain trust d'intellectuels, d'experts et d'universitaires (Harry Hopkins, Cordell Hull, Jerome Frank, Lee Pressman5, Felix Frankfurther, Rexford Tugwell, Henry Morgenthau6, Henry Wallace, Adolf Berle, Raymond Moley, Mariner Ecles, Alvin Hansen, Hugh Johnson, Stuart Chase, etc.) ; le sens de la formule (Nous ne devons avoir peur que de la peur elle-même) ; le rôle d'Eleanor auprès des radicaux et non-conformistes ; la Tennesse Valley Authority (TVA) ; la fin de la prohibition7, etc.

Il sera le seul président à effectuer plus de trois mandats, à gagner quatre élections à la présidence (1932, 1936, 1940 et 1944) et il assurera l'hégémonie de son parti pour vingt ans. Il est un homme de l'establishment de Nouvelle Angleterre, un homme politique, un patricien, mais non un intellectuel. Il n'applique pas un programme inspiré par une théorie, mais un programme absolument pragmatique, adapté aux circonstances et aux réactions qu'il suscite, d'où les contradictions, les incohérences et l'impossibilité d'en faire un cas d'application des idées keynésiennes. Roosevelt refuse ainsi l'utilisation du déficit budgétaire comme moyen de relance et tente jusqu'à la guerre de rester fidèle à sa promesse électorale de préserver l'équilibre du Budget national. Sa méthode a été de « choisir une action, l'essayer, si elle échoue en essayer une autre, mais essayer quelque chose »8... « À force de tout essayer, quelque chose finira bien par réussir ! »... « On se lance à corps perdu dans un sens ; puis, faute de résultat, dans le sens opposé ; on voit ce que cela donne et on corrige au fur et à mesure » (Philip, 1963). Face aux mesures timides de Hoover, Roosevelt avait bien senti, comme le note Néré (1973), que « tenter n'importe quoi valait mieux que ne rien faire »...

Roosevelt est aussi le premier président à réaliser que les États-Unis ont une responsabilité dans l'économie mondiale. Il critique en 1932, lors de sa campagne, le protectionnisme des années vingt et accuse ses prédécesseurs d'avoir aggravé la crise mondiale en refusant aux pays étrangers de développer leurs exportations vers le marché américain. Il marque donc un véritable tournant, le moment à partir duquel le pays accepte de remplacer le leadership de la Grande-Bretagne pour les économies occidentales et donc nécessairement l’économie mondiale.

 

* Une période qui sera réduite par la suite, de novembre à janvier.

1 « Le président savait, à volonté, tourner le bouton qui illuminait son visage du fameux sourire » (A. Maurois, op. cit.).

2 L'optimisme légendaire de Hoover et des autorités obtient des effets opposés à ceux qu'ils recherchaient : « chaque fois qu'une autorité du gouvernement émet une déclaration optimiste sur l'état des affaires, le marché baisse immédiatement »... (extrait du discours d'un des leaders du parti républicain en 1930, cité par Galbraith, 1961).

3 Gouverneur de la Louisiane puis sénateur, Huey Long met en place une véritable dictature dans cet État, reposant sur la corruption et le chantage. Très populaire grâce à ses réalisations sociales (écoles, hôpitaux, etc.) et ses talents d'orateur démagogue, il est partisan d'un revenu minimum garanti et d'une redistribution autoritaire des richesses (Share our Wealth est le nom de son mouvement). Il veut que tout homme ait une maison, une voiture et une radio et que l'État lui garantisse 2500 $ de revenu annuel : Every Man is a King. Admirateur de Mussolini et concurrent de Roosevelt au sein du parti démocrate, Long aurait pu menacer la démocratie s'il n'avait été assassiné en 1935 d'un coup de feu, sur les marches du Capitole, à Baton Rouge, capitale de l'État. L'écrivain du Sud Robert Penn Warren l'a fait revivre sous les traits du personnage Willie Stark dans son roman Les Fous du roi (All the King's Men), 1945 ; Stock, 1979. Un film du même nom a été réalisé en 1949 par Robert Rossen qui retrace l'ascension et la chute de l'orateur populiste, incarné par Broderick Crawford.

4 And a Time for Hope: Americans in the Great Depression, Westport, CT: Praeger, 2000.

5 Lee Pressman rejoindra le parti communiste avec Alger Hiss et deviendra l'un des principaux organisateurs du syndicat CIO avec John Lewis à partir de 1936 (voir la récente biographie de Gilbert J. Gall, Pursuing justice: Lee Pressman, the New Deal, and the CIO, Albany : State University of New York Press, 1998).

6 Henry Morgenthau (1891-1967), un fermier, ami de Roosevelt, devient son spécialiste pour l'agriculture, puis le secrétaire d'État au Trésor de 1934 à 1945, plutôt orthodoxe en matière de politique économique. Il est l'un des artisans de Bretton Woods en 1944, du FMI et de la Banque mondiale. Malgré ses origines allemandes, il propose à Truman en 1945 un plan de démantèlement total de l'industrie de l'ex-Reich, visant à transformer l'Allemagne en nation agricole...

7 Le 5 décembre 1933 après 16 ans de pratique : un amendement à la Constitution a été nécessaire à chaque fois pour passer à un « régime sec » (XVIIIème), puis à nouveau « humide » (XXIème). L'abolition du Volstead Act qui avait institué la prohibition en 1919 permet au Trésor d'économiser les dépenses d'une répression peu efficace et de gagner des recettes grâce aux taxes sur l'alcool et aux tarifs sur l'importation de boissons alcoolisées.

8 “The country needs and, unless I mistake its temper, the country demands bold, persistent experimentation. It is common sense to take a method and try it: if it fails, admit it frankly and try another. But above all, try something.” Discours à la Oglethorpe University, 22 mai 1932.

Voir le Roosevelt d'André Kaspi, Fayard, 1988 et The Roosevelt years : new perspectives on American history, 1933-1945 de Robert A. Garson et Stuart S. Kidd, Edimbourg : Edinburgh University Press, 1999

 

1.2.2. Les réformes du New Deal

« Le pays exige une action, et une action maintenant... Nous devons agir et agir vite. »

Franklin Delano Roosevelt, Discours inaugural, 4 mars 1933

 

Pendant les cent jours du premier New Deal (mars à juin 1933) une avalanche d'idées et de programmes furent lancés qui « établirent les fondations d'une nouvelle relation entre le gouvernement et l'économie privée, à l'origine d'un changement majeur dans l'organisation du capitalisme américain » (Heilbroner, 1989). Plus de lois sont passées au Congrès en trois mois que sous Hoover pendant quatre ans ! Le second New Deal de la période mai à août 1935 confirme l'inflexion à gauche avec les lois sur les relations du travail et la sécurité sociale. Ces mesures sont largement soutenues par l'opinion et, en 1936, Roosevelt est très confortablement réélu devant le républicain Alfred Landon. Cependant, les oppositions se font plus dures, opposition des milieux d'affaires et de la Cour suprême au gouvernement et à sa politique, oppositions dans les entreprises entre les syndicats en pleine ascension et les dirigeants. Le New Deal après 1936 va tenter plutôt de consolider les acquis, d'autant que la crise de 1937-1938 répand le doute sur son efficacité. Roosevelt a fait apparaître pour la première fois aux États-Unis, avec les partisans et les adversaires du New Deal, « quelque chose qui ressemble à une droite et à une gauche » (Baumont, 1967).

 

a) La banque et la Bourse

Emergency Banking Act (9 mars 1933) : réouverture des banques sous supervision de l'État. La panique bancaire se propage dans l'interrègne entre Hoover et Roosevelt. Une raison tient au fait que l'alternance laisse augurer d'une politique favorable à l'inflation, après l'austérité monétaire de Hoover. En prévision, les gens retirent leurs liquidités pour les transformer en actifs. Dès son arrivée aux affaires, Roosevelt décrète un congé spécial de huit jours à l'occasion du Bank holiday pour permettre aux banques de prendre des mesures de sauvegarde. La loi renforce le Glass-Steagall Act en compartimentant davantage les activités des banques. Les banques de dépôt (National Banks ou State Banks) ne peuvent acquérir actions ou obligations, et les banques d'investissement ou d'affaires (Investment Banks) qui agissent sur les titres ne peuvent recevoir de dépôts, conformément au principe de spécialisation adopté en France avec Henri Germain et le Crédit Lyonnais au XIXe siècle (cf tome 2, p. 66). La loi impose également toute une série de mesures visant à accroître la sécurité des opérations (comme un capital social de 100 000 dollars minimum ou une réglementation des crédits). Enfin un système d'assurance des dépôts par l'État est mis en place avec la FDIC (Federal Deposit Insurance Corporation), garantissant ainsi un « prêteur de dernier ressort » en cas de difficulté d'une banque. La spécialisation bancaire durera aux États-Unis jusqu'à la déréglementation menée sous la présidence Reagan dans les années 80.

Securities Act (27 mai 1933) : une loi limitant la spéculation sur les titres et les prises de participation risquées. Les opérations de Bourse sont contrôlées par la SEC (Securities and Exchange Commission) qui dépend de la Réserve fédérale. Elle est dirigée par Joseph Kennedy, père du futur président, qui avait préservé sa fortune lors de l'effondrement de Wall Street. Les avances par les courtiers ou brokers, qui avaient facilité l'envol de la spéculation à la fin des années vingt, sont dorénavant sévèrement limitées. Les émissions de titres par les entreprises et les banques sont soumises à sa surveillance et à l'autorisation de la Federal Trade Commission.

 

b) Le chômage, les grands travaux, la planification

Civilian Conservation Corps (CCC) (31 mars 1933) : création d'emplois publics pour les jeunes : reboisement, protection des forêts à partir de camps de travail, souvent dirigés par l'armée. On comptera 500 000 emplois ainsi créés en 1935. Michael Rose décrit l’esprit qui préside à cette création d’une façon très éclairante : « Depuis les réformes des lois sur les pauvres dans les années 1830 en Angleterre, il est resté une crainte bien ancrée que l’aide aux sans-travail, sans obligation de leur part, aboutirait à créer une oisiveté immorale, un Pauper Frankenstein, qui  détruirait les valeurs de la responsabilité, de l’initiative et finalement de l’industrie. Ainsi les camps de travail  en Grande-Bretagne et ceux du Civilian Conservation Corps dans l’Amérique du New Deal, ont concentré les chômeurs, surtout les hommes jeunes, dans des zones rurales éloignées où on pouvait leur apprendre à travailler, les mettre en forme physique, et les renvoyer comme des citoyens à part entière[19], à temps voulu, naturellement, pour défendre leurs démocraties contre la menace totalitaire. »

Federal Emergency Relief Act (12 mai 1933) : subventions additionnelles aux aides sociales des villes et des États. Roosevelt ne pensait pas comme Herbert Hoover que « les secours décourageraient les gens de chercher du travail », pas plus que « les subventions à l'industrie n'inciteraient celle-ci à cesser de produire ». En 1934, après la mise en œuvre de la loi, un Américain sur sept dépendait de ces aides. Dans les États les plus touchés par la crise, un ménage sur trois vivait du soutien public. Celui-ci n'était pas énorme, 25 dollars par mois en moyenne par famille, mais il fournissait un filet de sécurité, aussi faible soit-il… Le système fut perfectionné par la participation à des travaux d'intérêt public. La Civil Works Administration dirigée par Harry Hopkins emploie plus de quatre millions de chômeurs en 1933-1934 à des travaux divers, surtout d'infrastructure : routes, écoles, aérodromes, parcs, hôpitaux, projets artistiques, éliminations des taudis, etc. Une administration concurrente est également lancée, la Public Works Administration (PWA), pour mettre également en œuvre des travaux publics. Elle est dirigée par Harold Ickes, secrétaire à l'Intérieur, qui tarde à lancer les projets (Artaud, 1987), et elle sera d'abord dépassée par la CWA de Hopkins jusqu'en juillet 1934. Mais à cette date, Roosevelt supprime la CWA. Hopkins, plus volontariste et interventionniste, est d'abord désavoué en faveur de Ickes, plus prudent et voulant favoriser davantage la rentabilité des projets que l'effet immédiat sur l'emploi. Cependant, dès 1935, lors du second New Deal, une politique sociale plus affirmée est lancée avec la Works Progress Administration qui prend la place des deux organisations, et Hopkins en est à nouveau l'inspirateur. Au total, les infrastructures réalisées sont énormes : « 122 000 bâtiments publics, plus d'un million de km de routes, 77 000 ponts, 285 aéroports... » (Niveau, 1992). Le WPA sera abandonné pendant la guerre avec le retour au plein emploi, et après 1945 les programmes pour l'emploi feront place au libre jeu du marché du travail (cf. Amenta, 1998).

Tennessee Valley Authority (18 mai 1933) : une entreprise publique d'aménagement du territoire et de construction d'infrastructures massives (25 barrages dans sept États au sud du massif des Appalaches), pour régulariser le Tennessee et ses affluents sur environ 1500 km, permettre la navigation et l'irrigation, éviter l'érosion, exploiter les minerais (nitrate), développer les loisirs, fournir de l'énergie et irriguer les sols. Le Sud pauvre est ainsi relié aux Grands Lacs. L'électricité est produite à un coût faible par rapport aux prix proposés jusque-là par les compagnies privées. Des barrages sont également construits par l'État fédéral dans les montagnes rocheuses comme le Grand Coulee (le fameux Boulder Dam lancé par Hoover[20] est achevé). Pour comprendre l'importance énorme de ces travaux, il faut se replonger dans une époque où l'alimentation en électricité est loin d'être généralisée. Roosevelt, peut-être influencé par Lénine, voulait hâter l'électrification et rompre les pratiques des oligopoles qui selon lui freinaient le processus par des prix et des profits excessifs. La production allait effectivement tripler jusqu'à la guerre. Il s'agit là d'une rupture complète avec la pratique américaine. Hoover avait refusé que l'État se lance dans la production d'électricité, justement dans le Tennessee en 1932 : « Je suis fermement opposé à ce que le gouvernement s'introduise dans une affaire dont le but principal est de faire concurrence à des citoyens... C'est là battre en brèche l'esprit d'entreprise du peuple américain ; c'est détruire l'égalité des chances au sein de notre peuple ; c'est nier les idéaux sur lesquels notre civilisation est fondée » (cité par Roncayolo, 1972).

La TVA est dirigée par David Lilienthal dans un esprit d'enthousiasme collectif, d'optimisme et de collaboration de tous[21]. Elle a un objectif technique ambitieux mais aussi un but social, c'est le projet public le plus proche de l'utopie et du socialisme qui ait pu voir le jour dans l'Amérique capitaliste. Le gouvernement projeta en 1937 l'exploitation semblable de six autres vallées fluviales dans le pays, mais le Congrès refusa car les circonstances s'y prêtaient moins, la misère n’y était pas aussi dramatique et on estimait que les capitaux privés pouvaient réaliser les investissements. Le bilan en est largement positif : la TVA a modernisé toute une région, introduit l'électricité dans des foyers ruraux jusque-là arriérés, remembré les terres, regroupé les paysans en coopératives, lancé de nouvelles cultures avec des moyens et outils modernes ; la production agricole a doublé, des travaux annexes aux barrages tels la construction de ponts, routes, écoles, ont changé les États concernés ; les rivières, devenues navigables, ont vu leur trafic tripler, etc. Elle a servi de modèle de coopération « État/autorités locales/entreprises/fermiers » et a inspiré des expériences semblables à l'étranger.

La vallée du Tennessee et les barrages

Source : Cochran, 1982

 

Natural Resources Planning Board (NRPB) : une tentative de planification a été aussi mise en place par le New Deal ; dirigé par Frederic Delano (« Uncle Fred »), Charles Merriam, Wesley Clair Mitchell, Henry Dennison et Beardsley Ruml (les cinq FDR’s planners), et conseillé par des gens aussi fameux que Keynes, Hansen, Galbraith, le NRPB a eu en fait un rôle de large supervision et d’inspiration des diverses réformes, plus qu’une réelle planification de l’économie, même au sens de la future planification indicative à la française[22].

 

c) La protection sociale

Social Security Act (15 août 1935) : loi instituant des assurances contre la vieillesse et contre le chômage, pour les seuls salariés, qui marque le début du Welfare State (État providence) en Amérique. L'assurance-vieillesse est financée par une taxe de 1 % du salaire versée par les employeurs et les employés, elle est gérée par l'État fédéral. L'assurance-chômage, gérée par les États, est financée par une taxe de 3 % payée par les seuls patrons, elle s'élève à environ 15 $ par semaine sur la moitié de l'année. Curieusement pour nos mentalités européennes, le principal syndicat, l'AFL, était tout aussi opposé que les patrons à l'assurance-chômage, par attachement au libéralisme... Les professions indépendantes ne sont pas concernées par le système. L'État fédéral garantit le remboursement des frais médicaux pour les catégories les plus faibles de la population (enfants, vieillards, handicapés). Même si les prestations sont limitées ­– « à des niveaux forts modestes et même primitifs » (Galbraith, 1995) –, les dépenses de sécurité sociale passent de 0,6 % du Revenu national en 1929 à 4,3 % en 1935 (Bairoch, 1997) et 28 millions de chômeurs purent toucher des allocations au titre de la loi  (Cochran, 1982). Un fait peu connu est qu'en 1940 les États-Unis dépensaient une plus grande part de leur PNB pour des programmes sociaux qu'aucun autre grand pays industriel (cf. Amenta, 1998). Le Revenue Act de juin 1935 autorise le gouvernement à accroître les prélèvements pour financer ces mesures : taxe sur les alcools, surtaxe progressive sur les revenus, droits de succession, taxes sur les dividendes, etc. Des pensions aux veuves sont également mises sur pied (widow’s welfare) tandis que les mouvements féministes comme le National Woman’s Party militent pour des salaires minimums pour les femmes et des normes de travail spéciales[23].

 

d) L’agriculture

Emergency Farm Mortgage Act (12 mai 1933) : prêts massifs aux fermiers (4 fois le montant alloué dans les quatre années antérieures).

Agricultural Adjustment Act (AAA, 12 mai 1933) : organisation des fermiers pour réduire l'offre et ramener les prix aux niveaux de 1914 ; changement de la structure du marché, d'une situation de concurrence à une situation de maîtrise de la production. Des paiements (financés par des taxes sur les activités de transformation agricole) sont offerts aux fermiers qui acceptent de réduire leur superficie exploitée (30 millions d'acres furent ainsi retirés en 1934 et 1935 contre 1,1 milliard de dollars de subventions) ou de diminuer leur production par d'autres moyens (par exemple, 6 millions de cochons furent abattus dès la première année, en dépit du fait que nombre d'Américains étaient mal nourris[24]...). Les prix remontèrent pour le blé, le coton, la viande. Les revenus paysans passèrent d'un montant global de 2,5 milliards en 1932 à 5 en 1936, ils furent ainsi stabilisés à la hausse et déconnectés des fluctuations de la production et des cours. Cette hausse fut en réalité obtenue grâce aux prix plus élevés payés par les consommateurs, il s'agit d'un transfert de la collectivité vers une catégorie sociale jusque-là très défavorisée.

La Cour suprême invalida l'AAA le 6 janvier 1936 par six voix contre trois, mais l'essentiel des mesures furent en partie poursuivies grâce à d'autres lois comme le Soil Conservation Act. En mai 1934, une tempête avait érodé les sols du Nebraska et du Dakota fragilisés par la monoculture, et la loi visant à restaurer leur fertilité, en développant les rotations de cultures, ne pouvait guère être contestée par la Cour.

 

e) Le taux de change, le commerce extérieur

— Cédant aux pressions du Congrès, favorable à une politique inflationniste pour alléger les dettes (certains réclamaient le retour au bimétallisme, voir encadré), Roosevelt abandonne l'étalon-or et dévalue le dollar. Sa convertibilité en or est levée en mars 1933, les pièces d'or sont retirées de la circulation et les citoyens n'ont plus le droit de détenir le métal précieux[25]. Un contrôle des changes est établi en avril, puis la monnaie est dévaluée de 41 % le 30 janvier 1934 par le Gold Reserve Act au niveau de 35 dollars pour une once[26] d'or (au lieu de 20,67 au XIXe siècle), cours historique qui sera maintenu jusqu'à la fin du système de Bretton Woods, en 1971. Les soubresauts politiques en Europe (arrivée des nazis, Front populaire, guerre d'Espagne) vont en faire fuir les capitaux et l'or[27] vers les États-Unis, et le stock d'or américain va passer de 4,8 milliards de dollars en 1934 à 7,6 en 1938, ce qui garantit la nouvelle parité.

Irving Fisher (1867-1947), économiste à l'origine de la reformulation mathématique[28] de la théorie quantitative de la monnaie et conseiller à la Maison Blanche dans cette période, est un des inspirateurs de la politique économique, en particulier de dévalorisation de la monnaie. Il s'agissait d'empêcher la baisse continue des prix, en injectant de la monnaie dans le circuit. La déflation est en effet arrêtée et une reprise de l'activité a lieu à en 1933.

Reciprocal Trade Agreement Act (1934) : loi qui organise une baisse des tarifs douaniers.

 

Roosevelt, l'étalon-argent et la Chine

Le métal blanc conserve au début du siècle des partisans puissants aux États-Unis. Ils forment « le bloc de l'argent » : les agriculteurs favorables à l'inflation, les producteurs (sept États des Rocheuses exploitent le minerai, mais « ils sont moins peuplés à eux tous que le seul New Jersey », Friedman) et nombre de gens attachés au bimétallisme pour des raisons traditionnelles, ou justifiées par la rationalité économique. Lors de sa campagne en 1932, Roosevelt promet, à Butte au Montana, « de faire quelque chose pour l'argent ». En 1933, le service de la Monnaie, sur instruction du gouvernement, se met à racheter l'argent à un cours supérieur à celui du marché (64 au lieu de 44 cents l'once) pour émettre des pièces et aider les producteurs (aux frais du contribuable). En 1934, le Silver Purchase Act autorise les achats du métal dans le pays et à l'étranger pour faire monter les cours, il sera appliqué jusqu'en 1963.

La hausse de l’argent va gêner les pays utilisateurs à l'extérieur des États-Unis, en effet la valeur du métal passe au dessus de la valeur faciale des pièces et celles-ci sont dès lors destinées à la fonte, sauf si les gouvernements prennent des mesures comme l'interdiction de la sortie ou de l'altération monétaire des pièces. Le Mexique ordonne ainsi en 1935 l'échange de toutes les pièces contre des billets et interdit l'exportation d'argent. D'autres pays utilisaient l’étalon-argent comme l'Éthiopie, la Perse et la Chine, et les effets de la hausse des cours y furent catastrophiques. On a même accusé le gouvernement américain « d'irresponsabilité sur le plan international », à cause de cette « décision à courte vue pour complaire aux intérêts étroits d'un groupe de pression » (Friedman).

Les exportations chinoises s'effondrent du fait de la hausse de la monnaie sur les marchés et du renchérissement en dollars de toutes les marchandises du pays. En octobre 1934 la Chine dut abandonner l'étalon-argent pour une monnaie papier, après une période de chute de la production et de baisse des prix. Par la suite, à partir de l'invasion par le Japon (1937) et pendant la guerre, le gouvernement nationaliste de Chiang Kai Tchek se lança dans une politique de création de monnaie pour financer la lutte contre l'occupant, puis contre les communistes de Mao Zedong. L'hyperinflation qui en résulta atteignit des sommets en 1947-1949 et précipita la chute du Kuomintang qui dut se  réfugier à Taiwan. En avril 1949, à la veille de la prise du pouvoir par les communistes (oct. 1949), les prix étaient 54 millions de fois plus élevés qu'en décembre 1946, soit un taux d'inflation de 90 % par mois...

Selon Friedman, l'histoire aurait pu être différente, les nationalistes du Kuomintang auraient pu se maintenir à la tête de la Chine, si les États-Unis n'avaient pas décidé de faire quelque chose pour l'argent en 1934 : « la conséquence finale du programme d'achat d'argent a été de participer au triomphe du communisme en Chine ».

Voir Milton Friedman, 1993, ch. 7, et Friedman et Schwartz, 1971, p. 489-491.

 

f) Le contrôle des marchés : entreprises et relations du travail

National Industrial Recovery Act (16 juin 1933) ou NIRA : cette loi autorise les firmes à passer des accords sur les prix et la production (prix minimums et quotas), en échange de contrats sur les salaires les plus faibles. Les lois antitrust (cf. t. 2 p. 118) sont donc suspendues (« une mise en sommeil du Sherman Act », Niveau, 1992) et l'État reconnaît, à l'inverse du credo précédent, les mérites de la concentration pour réduire les coûts grâce aux économies d'échelle, pour éviter les baisses de prix et surtout pour arrêter les faillites et l'extension du chômage. La lutte acharnée entre les entreprises semblait être une des causes de la déflation et des fermetures d'usines. Comme le disent Duménil et alii (1986), il fallait freiner « la concurrence par les prix, ruineuse pour tous dans les périodes de récession ». Ce n'était donc plus les monopoles avides mais la concurrence sauvage qu'il fallait réglementer.

Des codes de concurrence loyale par industrie doivent être mis en place pour éviter les pratiques « déloyales », jugées inhérentes au système de liberté économique complète. Il s'agissait bien d'une révolution dans la mentalité américaine, refusée d'ailleurs par les républicains et les conservateurs de toute tendance. En attendant ces accords particuliers, un code général est établi par l'État fédéral en juillet 1933 qui interdit le travail des enfants[29], limite la semaine provisoirement à 35 heures[30], fixe un salaire de base de 40 cents l'heure et légalise l'activité syndicale. Le NIRA devait permettre, selon une formule de l'époque, « de harnacher les chevaux sauvages de l'industrie ». Partout des maximums de travail (de 36 à 40 heures selon les branches) sont ensuite fixés ainsi que des salaires minimums sous l'égide de la NRA (National Recovery Administration). Le principe de négociations de conventions collectives est peu à peu admis, malgré l'opposition farouche d'entreprises comme Ford. Un label, le Blue Eagle, et une devise (We do our part) permettent de signaler aux consommateurs les produits des entreprises qui respectent les codes. Plus de 500 sont signés dès la première année d'application du NIRA.

Une sorte de cartellisation, ou de corporatisme à l'échelle américaine, est réalisée dans les industries, mais sans le caractère systématique et contraignant du système corporatiste italien. Selon Cameron (1993), il s'agissait « d'une organisation de planification industrielle privée avec supervision de l'État ... mais sans la brutalité et les méthodes policières (de l'Italie fasciste) ». Il s'agissait surtout de « légaliser une structure oligopolistique partielle du marché pour faciliter la récupération de l'économie » ; ou encore selon Guillaume et Delfaud (1992), « d’un exemple d'association de l'État et de la grande entreprise capitaliste pour une gestion libérale de l'économie ». Born (1972) parle d'un mélange entre les cartels allemands (les prix sont contrôlés) et les corporations professionnelles italiennes (employeurs et employés participent au système), sans précédent (unheard of) dans la tradition américaine : les prix et les salaires sont fixés au niveau d'un organe exécutif qui n'était même pas élu.

Le système suscita des plaintes multiples, surtout de la part des petites entreprises qui estimaient qu'il favorisait les groupes importants, qu'il renforçait en fait les monopoles sans vraiment créer d'emplois. Les industriels reprochaient à l'État d'accroître les coûts de production, de favoriser le travail et de trop intervenir dans leurs affaires. Hugh Johnson, l'inspirateur de la loi, dut démissionner en septembre 1934, et en mai 1935 la Cour suprême à l'unanimité le déclara inconstitutionnel, ainsi qu'une série d'autres lois du New Deal. Cette inconstitutionnalité réside selon la Cour dans la rupture avec la liberté d'entreprise : l'État, ou les États locaux, imposent par exemple des salaires minimums[31] à travers les codes, et ces salaires sont des empiètements sur la négociation libre des contrats de travail.

Le bilan du NIRA est très positif au plan des conflits du travail et des lois de protection sociale (car ses acquis seront repris sous une autre forme, cf. infra), mais au plan industriel, il n'a pas eu les effets escomptés d'établissement d'une concurrence loyale, ni d’effets favorables à la reprise. Le gouvernement fédéral admettra en 1938 les effets négatifs de la concentration favorisée par la loi, et remettra en vigueur la législation antitrust. En fait, la mise en œuvre du NIRA a montré qu'il était extrêmement difficile de gérer et de réglementer depuis le haut une économie de marché aussi complexe que celle d'un grand pays industrialisé.

Wagner Act ou National Labor Relations Act[32] (5 juillet 1935) : cette loi devient « la loi fondamentale du mouvement syndical ouvrier américain » (Philip, 1963). Elle crée une sorte de ministère du travail jouant aussi le rôle de Conseil des Prud'hommes en appel, le National Labor Relations Board, et renforce le pouvoir ouvrier (autorisation des syndicats, des grèves, du boycott, pratique des conventions collectives, interdiction des Unfair Labor Practices comme les syndicats maison (Company Unions), le recours aux briseurs de grève, la discrimination, les renvois abusifs, etc.). Elle prend la place du NIRA aboli par la Cour suprême. Celle-ci par cinq voix contre quatre la déclarera constitutionnelle en avril 1937.

Le conflit ouvert en 1935 entre le président et les neuf juges inamovibles de la Cour suprême se terminera à l'avantage de Roosevelt. Le président s'attaque au conservatisme des juges, le qualifiant de sénile en termes à peine voilés : « petit à petit, les réalités nouvelles se brouillent quand on les voit à travers de vieilles lunettes adaptées aux besoins d'une autre génération » (cité par Cochran, 1982). Sa réélection triomphale en 1936 (25 millions de voix contre 16 aux républicains) lui permet de s'opposer aux juges qu'il menace d'une réforme, où les éléments les plus âgés pourraient prendre leur retraite. La Cour se fait dès lors plus accommodante, deux juges conservateurs changent de position, estimant qu'on ne pouvait sans risque s'opposer indéfiniment à la volonté du peuple américain. Ils deviennent plus « libéraux »[33], puis en 1937 un fervent partisan du New Deal, Hugo Black, y entre à la suite d'une démission. Finalement, en 1941 Roosevelt avait réussi à nommer huit de ses membres à la suite de départs et décès de ceux qu'on appelait les « neuf vieillards » : « le ciel lui vint en aide et rappela à lui trois des juges les plus influents » (Philip, 1963). Après le retournement de la Cour, les mesures sociales du New Deal seront finalement acceptées comme conformes à la Constitution, signe évident d'une évolution du capitalisme américain, du libéralisme vers l'interventionnisme. En 1938, la Cour reconnut même à l'État fédéral le droit de produire de l'électricité, à travers la TVA, et de concurrencer le secteur privé.

Fair Labor Standard Act (1938) : établissement de salaires minimums et de maximums pour la durée du travail ; interdiction du travail des enfants. Comme pour la loi Wagner, il s'agissait de reprendre les éléments du NIRA, loi abolie par la Cour suprême.

 

Le New Deal tend à renforcer l'action de l'État et des syndicats dans l'économie américaine, la montée du big labor, aidé par le big governement, pour s’opposer plus efficacement au big business. À la fin des années trente, cette évolution peut être illustrée par le fait que les dépenses sociales représentent plus du quart des dépenses fédérales et 7 % du PNB, et surtout par le fait qu’en 1940, la syndicalisation a progressé partout. Le pays compte environ 10 millions de syndiqués, contre moins de 3 millions dix ans plus tôt et 4 millions en 1920. Le taux de syndicalisation passerait dans l'industrie, selon Bairoch (1997), de 8 % en 1929 à 24 % en 1933. L'ancien syndicat, l'American Federation of Labor de Samuel Gompers (cf. t. 2, p. 148) et son successeur William Green, moins combatif, basé sur les métiers et composé d'ouvriers qualifiés, perd du terrain devant le CIO basé sur l'industrie et recrutant des manœuvres comme des ouvriers spécialisés. Au départ en novembre 1935, huit syndicats de l'AFL avaient lancé en son sein le Committee for Industrial Organization, dirigé par John Lewis, un ouvrier mineur. En 1937, l'AFL expulse les syndicats dissidents et un an après le CIO devient le Congress of Industrial Organizations, un nouveau syndicat indépendant. Ses méthodes sont plus musclées (occupations d'usine, manifestations, grèves massives, etc.) et il va mener la plupart des grandes actions ouvrières. En 1940, sur 9 millions de travailleurs syndiqués, l'AFL en comptait 4 millions, le CIO 3,5 et le reste allait dans d'autres organisations. Finalement, comme le dit Beaud (1991), le New Deal « a conduit une partie du patronat à accepter des concessions qui allaient permettre l'intégration de la classe ouvrière dans le système de la consommation ».

Mais une alternative est proposée au pouvoir syndical, sous la forme du welfare capitalism (et non welfare state), c'est-à-dire un système où les entreprises privées gèrent elles-mêmes la protection sociale. Nombre de firmes échappent ainsi à la puissance des syndicats et certaines vont établir leur propre législation sociale. Des entreprises comme Eastman Kodak ou Sears Roebuck en sont des exemples : elles installent des mécanismes de participation aux bénéfices pour les salariés, d'assurances-sociales, de garantie de l'emploi, de relations accrues entre dirigeants, cadres et travailleurs, des programmes psychologiques et récréatifs (associations, camps, etc.), tout cela en échange de la loyauté et du dévouement des salariés aux buts de l'entreprise. Cette évolution s'est renforcée après la guerre et est devenue un aspect essentiel du capitalisme américain, notamment lors du déclin syndical à partir des années soixante-dix. Aux États-Unis, l'attachement des travailleurs à l'économie de marché et l'absence de partis opposés au capitalisme s'expliquerait essentiellement pour cette raison (cf. Jacoby, 1997).

 

1.2.3. Le déficit budgétaire

 « Above all, we must balance the budget », telle était la formule préconisée par tous les experts financiers consultés pendant la crise. On continuait en effet à penser à l'époque que la confiance dans les finances publiques était indispensable à la reprise. L'action tous azimuts de l'État s'est pourtant traduite par un déficit accru du budget, financé en partie par l'appel à l'emprunt et en partie aussi par création monétaire. En 1935-1936, le déficit s'élevait à deux à trois milliards de dollars par an, ce qui comparé aux niveaux d'après-guerre était encore modeste : les dépenses publiques restèrent en dessous de 6 % du PIB. La dette de l'État passa cependant de 17 milliards en 1929 à 23 en 1932 et 48 en 1937.

 

Tableau 3   Solde budgétaire fédéral, milliards de dollars

1929

1930

1931

1932

1933

1934

1935

1936

+ 1,2

+ 0,2

- 2,2

- 1,5

- 1,3

- 2,9

- 2,5

- 3,5

Source : Néré, 1973

 

La controverse théorique sur l'opportunité du déficit et de la dette de l'État prit cependant de l’ampleur à la fin des années trente. Roosevelt restait plutôt hostile à une politique de relance par le déficit budgétaire, malgré ses rencontres avec Keynes qui tentait de le convaincre (Gazier, 1989). Ce n'est qu'en avril 1938 qu'il accepte une politique de déficit volontaire, « la première fois qu'un déficit budgétaire est décidé et non subi » (Gilles, 1996), politique qui permet un début de reprise. Mais finalement, « ce ne fut pas la théorie qui régla le problème historique des dépenses publiques, mais l'histoire qui régla le problème théorique ». La guerre en effet propulsa les dépenses publiques à des niveaux jamais vus, stimulant la croissance économique et mettant fin à la crise. Le chômage avait disparu en 1945 avec la mobilisation et surtout la hausse du PIB de 70 % par rapport à 1939. La dette atteignait maintenant 250 milliards de dollars...

 

En résumé, l’ère rooseveltienne en matière de politique économique peut être caractérisée par des actions dans les six domaines suivants :

Déficit budgétaire accru : les recettes fédérales s'élevaient en 1934 à 4 milliards de dollars, les dépenses à 7 (dont 4 milliards pour l'aide et la reconstruction, relief and recovery).

Réglementation plus stricte des banques et des opérations boursières.

Politique de grands travaux.

Aide aux sans travail, en liquide et en emplois, qui dès la première année bénéficia à 5 millions de familles.

Réduction de l'offre agricole pour faire remonter les prix ; les revenus avaient baissé de 60 % depuis 1932, en 1936 ; les prix agricoles avaient doublé, la sécheresse de 1934 permettant d'appuyer cette évolution.

Interventionnisme économique et social, à travers le NIRA et les lois qui le remplacèrent, permettant de créer des emplois, de réduire les horaires, d'augmenter les salaires, la production et les prix, et de réglementer la concurrence.

 
1.2.4. Les résultats

Les résultats économiques furent favorables au départ, entre 1933 et 1936 : hausse de la production, de la consommation, baisse du chômage, mais un nouveau recul survint en 1937-1938 (voir graphique 2). L'année 1937 surtout est marquée par un arrêt brutal de l'économie, dû en partie aux mesures de restrictions budgétaires prises devant l'ampleur du déficit en 1935 et 1936 : la production industrielle baisse de 30 %. Les dépenses d'investissement restent faibles : en 1938, elles n'atteignaient que 60 % de leur niveau de 1929, la confiance des entreprises est réduite, en partie à cause du changement total de la politique économique, mal comprise et peu appréciée des industriels. L'emploi s'améliore assez peu, on comptait encore en 1939 neuf millions et demi de chômeurs aux États-Unis, soit 17 % de la population active ! Le taux de chômage assez bas de 1929 ne sera retrouvé en fait qu'en 1943…

 

Tableau 4  Indicateurs économiques pendant la crise et le New Deal

 

1929

1933

1936

1939

PNB/hab.

100

67

91

96

Chômage total

1,6 million

12

9

9,5

taux de chômage

3,2 %

24,9

16,9

17,2

Indice des prix*

51,3

38,8

41,5

41,6

Export. + Import.

9,3 mds $

2,6

2,7

3,7

Production indust.

100

63

95

100

Production d'acier

57 millions de t.

23

nd

48

Prod. automobile

5,3 millions

1,6

nd

3,5

* Base 100 en 1967                                          Source : Historical Statistics of the US

 

 

Le semi échec du New Deal au plan économique a été expliqué par la faiblesse de la relance budgétaire (les dépenses publiques et le déficit auraient été insuffisants pour agir sur l'économie), par l’absence d'une large redistribution des revenus qui aurait permis une hausse massive de la consommation, et enfin par la stagnation des investissements privés qui s'explique à la fois par un manque de politique incitative de la part de l'État et par un progrès technique limité dans cette période (Cochran, 1982). Peu d'innovations techniques eurent en effet lieu pendant les années trente, à la différence du début du siècle ou des années 1850, lorsque respectivement l'automobile et le rail sortirent l'économie capitaliste de la crise de 1845-1848 et de la dépression de 1873-1896. D'autres l'expliquent par son essence même, le dirigisme, qui n'aurait fait que prolonger la dépression : le cas du Canada, resté libéral et sorti plus tôt de la crise, est cité comme exemple.

Cependant l'importance du New Deal est considérable car il s'agit d'un tournant, de « la première expérience, dans l'histoire du développement capitaliste, d'intervention de l'État portant à la fois sur la conjoncture et sur les structures ». Avec le New Deal – qualifié de capitalism’s ambulance wagon par Rodgers (1998) –, se termine l'ère du capitalisme sauvage et de l'individualisme forcené et commence celle de l'État-providence, le Welfare State, il permet « d'entrer dans le capitalisme du XXe siècle » (Niveau, 1992).

 

 

2. La crise dans le monde

 « Une crise presque sans précédent s'est abattu sur le monde... une crise dont on se demande quand et comment elle finira, elle vient de la guerre... des soi-disant traités de paix... » Joseph Caillaux, 1932 (Président de la Commission des finances du Sénat)

 

2.1. La Propagation

 

Les États-Unis produisent en 1929 quarante-deux pour cent de la production mondiale, contre 28 % pour les trois principales puissances européennes (France, Allemagne, Grande-Bretagne). Ils sont les premiers exportateurs mondiaux dans les années vingt et les seconds importateurs, après la Grande-Bretagne. Ils représentent 12 % du commerce international et importent jusqu'à 40 % des matières premières du monde. Ce rôle dominant explique les effets désastreux de la crise américaine sur les pays producteurs, mais aussi pour le reste du monde.

Les tableaux et graphiques suivants montrent l’évolution de la production totale et industrielle par grande zone géographique et pays, ainsi que l’évolution du taux de chômage dans les pays capitalistes avancés. Le fond est atteint en juillet 1932, la production industrielle mondiale est alors inférieure de 40 % à son niveau de 1929 et le chômage atteint trente millions de personnes dans les pays industrialisés capitalistes. La dépression touche plus fortement les pays industrialisés occidentaux. L'URSS et le Japon semblent échapper à la crise économique, au recul massif de la production, alors que les autres pays suivent une évolution remarquablement parallèle (graphique 3). Mais en réalité l'URSS des années 1929-1934 est en proie à des famines et à des privations dues à la collectivisation des terres et à l'industrialisation accélérée, elle ne représente guère une alternative heureuse pour les chômeurs des pays capitalistes, même si nombre d’entre eux le croient... Sa production globale augmente grâce à l'industrie, mais la production agricole s'effondre (voir ch. 2). Étant isolée et planifiée, l'économie soviétique n'est pas concernée par l'aspect cyclique du capitalisme, et elle ne subit pas la propagation de la crise. Quant au Japon, il ne connaît qu'une baisse limitée de sa production industrielle en 1930 et 1931, puis celle-ci augmente à un rythme rapide  pendant les années trente (9 % par an). Au total, entre 1929 et 1939, la croissance moyenne y est de 4,6 % par an, contre 0,12 aux États-Unis (Dick, 1998), en partie grâce à l’abandon précoce de l’étalon-or (1931) qui permit une dépréciation du yen et une expansion des exportations industrielles (voir ch. 3).

 

Tableau 5   Production totale par zone, milliards de dollars de 1990

 

1913

1924

1929

1932

1936

1938

1945

1950

Eur. occid.

732

775

922

824

969

1041

898

1220

Pays neufs*

583

790

934

691

889

899

1791

1630

Eur. orient.

nd

nd

403

402

520

586

nd

694

Eur. mérid.

84

nd

116

115

nd

116

nd

137

Amér. lat.

94

126

158

138

180

194

248

332

Asie

658

779

858

880

956

959

819

898

Afrique

37

nd

57

62

nd

74

nd

103

Monde

2554

nd

3450

3112

nd

3869

nd

5015

* États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle Zélande                             Source : Maddison, 1995

 

 

Tableau 6  Indices de la production industrielle mondiale, 1913-1938

 

Monde

USA

Allem.

GB

France

URSS

Italie

Japon

1913

100

100

100

100

100

100

100

100

1920

 93

122

59

 93

 70

 13

 95

176

1921

 81

 98

 75

 55

 61

 23

 98

167

1922

 99

126

 82

 73

 88

 29

108

198

1923

104

141

 55

 79

 95

 35

119

206

1924

111

133

 82

 88

118

 47

141

223

1925

121

148

 95

 86

114

 70

157

222

1926

126

156

 91

 79

130

100

163

265

1927

134

154

122

 96

116

114

161

270

1928

142

163

118

 95

134

143

175

300

1929

153

181

117

100

143

181

181

324

1930

137

148

102

 91

140

235

164

295

1931

122

122

 85

 82

123

294

145

288

1932

108

 94

 70

 82

105

326

123

309

1933

122

112

 79

 83

120

363

133

361

1934

136

122

102

100

144

437

135

413

1935

154

140

117

108

109

534

162

458

1936

178

171

127

119

116

693

169

484

1937

196

186

138

128

123

772

194

551

1938

183

143

149

118

115

857

195

552

Source : SDN, World Economic Survey, Genève, 1945

 

 

Les mécanismes de la propagation et de la dislocation de l'économie mondiale sont mieux compris que les causes du démarrage de la dépression, et la question essentielle n'est pas tant d'expliquer le déclenchement de la crise en 1929 – car après tout elle n’est guère la première de ce type –, mais plutôt d’en comprendre l’importance et la durée. Pourquoi et comment la dépression s'étend à l'ensemble du monde et dure une décennie entière ? On peut retenir avec Asselain (1995) deux chocs déflationnistes venus des États-Unis : l'arrêt des flux de capitaux extérieurs en 1928-1929 avec la vague spéculative à l’intérieur, et la chute des importations américaines en 1929-1930 après le krach et ses répercussions sur l'économie du pays. Il s'agit de deux ruptures, l'une financière, l'autre commerciale, dont les effets « interfèrent et se renforcent mutuellement » (ibid.).

 
2.1.1. Les capitaux

La spéculation accélérée à la fin des années vingt à la Bourse de New York provoque un rapatriement des capitaux américains placés en Europe. L'Allemagne recevait des États-Unis des flux énormes, ce qui explique en partie son expansion après l'épisode de l'hyperinflation de 1923 (voir p. ). L'endettement externe massif du pays implique un service de la dette élevé, venant s'ajouter aux réparations, qui ne pouvait être financé que par de nouveaux apports. Lorsque la spéculation se déchaîne, les mouvements de capitaux américains vers l'Allemagne se tarissent et le pays ne peut plus faire face à ses échéances (comme les pays du tiers monde dans les années 80). L'Allemagne et l'Autriche sont les premiers pays concernés par la crise américaine, avec des banques à court de liquidité. Une banque autrichienne, la Boden Kredit Anstalt fait faillite en 1929, avant même le krach de Wall Street. Banque universelle engagée dans des prêts à long terme avec des dépôts à court terme, elle ne peut faire satisfaire les demandes de retrait. Elle est rachetée par la Österreische Kredit Anstalt des Rothschild, la plus grande banque de Vienne (70 % des dépôts bancaires du pays), qui fera faillite à son tour, en mars 1931... L'appel du gouvernement autrichien à la Banque des Règlements internationaux[34] ne pourra la sauver, le représentant de la France à la BRI conditionnant son accord pour le prêt à la renonciation par l'Autriche au projet d'Union douanière avec l'Allemagne de 1931 ou « Anschluss économique »[35]. La faillite déclenche une panique bancaire qui s'étend à toute l'Europe centrale, et plus généralement une crise de confiance qui atteint le monde entier. Cette perte de confiance générale constitue un élément clé de la durée de la dépression (James, 1992). La ruée aux guichets provoque en Allemagne des fermetures en chaîne. Le groupe textile Nordwolle à Brême est en faillite et il entraîne avec lui la Darmstädter und National Bank (ou Danat) le 13 juillet 1930. Le 14, le gouvernement décide la fermeture de toutes les banques pour trois jours afin d'éviter une panique aux guichets. La crise économique suit, les entreprises à court de crédit doivent liquider leur production à bas prix, certaines font faillite, le chômage s’étend, il atteindra six millions de personnes en 1932 dans la république de Weimar agonisante (dont 15 % seulement sont indemnisés), et la production s'effondre de 25 % en un an (avril 1931 à juin 1932).

En Grande-Bretagne, par la loi du 14 mai 1925 – Gold Standard Act – et en dépit des objurgations de Keynes qui critique ses effets déflationnistes, Churchill avait rétabli la parité de la livre en or au niveau de 1914 (c'est-à-dire en fait de 1816 ! – voir t. 2, p. 192), soit 4,86 dollars, ainsi qu'une convertibilité partielle (seuls des lingots d'or de 400 onces[36], d'une valeur de 1550 £, pouvaient être obtenus en échange de billets). Il s'agissait d'une question de prestige national (« la livre doit pouvoir regarder le dollar en face »), une opération soutenue par la City dans la rivalité entre les deux places financières, Londres et New York, pour la domination mondiale. Cependant la monnaie était manifestement surévaluée et pour permettre le développement des exportations il aurait fallu baisser prix et salaires partout dans le pays. Les tentatives pour le faire exacerbent les conflits sociaux (grève générale en 1926[37]), mais les salariés sont en position de faiblesse du fait de la crise des années 1920-1921 et le chômage élevé qui persiste ensuite, ils ne pourront empêcher les conservateurs de mettre en place une législation pour limiter le droit de grève[38].

L'Angleterre est l'objet d'une spéculation contre la livre lors de la grande crise financière de 1931. Les détenteurs étrangers de sterling, notamment en France et en Europe centrale, demandent massivement la conversion en or de leurs avoirs. Ces demandes de conversion exercent un effet déflationniste mondial car elles se traduisent par une contraction des liquidités internationales (les devises rentrant dans la Banque centrale du pays émetteur correspondent à une « destruction » de monnaie). Le gouvernement travailliste tombe en août, et un gouvernement d'Union nationale[39], après avoir tenté sans succès une déflation[40], décide de dévaluer la monnaie et d'abandonner l'étalon-or le 21 septembre 1931, adoptant finalement la position de Keynes. La suspension de la convertibilité de la livre en or était décidée pour six mois, mais elle sera définitive. La lutte contre le chômage, et non plus le maintien de la livre, devient prioritaire. Cette mesure sera suivie par une trentaine de pays jusqu'à 1932 (pays scandinaves, États baltes, Portugal, Japon, Égypte, dominions britanniques sauf le Canada et l'Afrique du Sud, Grèce, Bolivie, Pérou, etc., voir Gazier, 1989). Les demandes de conversion en or se porteront ensuite vers les États-Unis qui suivront l'exemple anglais le 19 avril 1933. La Belgique, les Pays-Bas, et finalement la France en 1936, dévalueront à leur tour. Les changes flottants s'établissent de par le monde, instaurant des fluctuations erratiques des cours des monnaies et freinant les échanges.

 

Tableau 7  Poids des principales puissances économiques dans les échanges et les capitaux internationaux au début du XXe siècle

 

Part des export. industrielles

  1913                                  1937

Part des inv. extérieurs

  1914                                   1930

États-Unis

  13 %                                   19,2

    6,3 %                                 35,3

Grande-Bretagne

  30,2                                    20,9

  50,4                                     43,8

France

  12,1                                      5,8

  22,2                                       8,4

Allemagne

  26,6                                    21,8

  17,3                                       2,6

Japon

  2,3                                        6,9

    -                                            -

Autres

  15,8                                    25,4

    3,8                                       9,9

Source : Magdoff, 1970, cité par Beaud, 1990

 

2.1.2. Les échanges

Le commerce international s'effondre en effet avec la chute des productions intérieures, l'accroissement du risque de change et surtout la protection exacerbée (voir graphique 5). Les échanges extérieurs des États-Unis (M + X) passent ainsi de 9,5 millions de dollars en 1929 à 2,9 millions en 1932 ; en France de 4 à 2 millions, en Grande-Bretagne de 8,5 à 3,5 et en Allemagne de 6,5 à 2,5 (Cameron, 1993). Dans le monde, les échanges baissent d'un quart en termes réels entre 1929 et 1934, mais comme les prix baissent d'environ 50 %, on a un effondrement en valeur des deux tiers du commerce international… Par la suite, il stagnera à ces niveaux très faibles jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Musolino (1997) rappelle que les échanges internationaux n'augmentent que de 13 % en volume (5 % pour les produits manufacturés) entre 1913 et 1929, contre 40 % pour la production, ce qu'on peut d'abord attribuer à la guerre, et que l'auteur attribue également au protectionnisme, à l'isolement américain, à la marginalisation de l'Allemagne, à la rupture soviétique et enfin à la multiplication des frontières[41] en Europe après 1918.

L'évolution plus favorable de la production, par rapport aux échanges mondiaux (graphique 6), illustre les effets du protectionnisme généralisé de la période. La résistance de la production mondiale de produits alimentaires pendant la crise résulte de la plus faible élasticité de l'offre et de la demande de cette catégorie.

 

 

Graphique 5  La spirale descendante des échanges internationaux

Source : SDN, importations de 75 pays

 

 

Un cercle vicieux se met en place, la crise renforce un protectionnisme déjà élevé depuis la guerre[42], et celui-ci prolonge et aggrave la crise. Il se répand comme une traînée de poudre durant les années trente, des guerres tarifaires aboutissent à la mise en place de taux prohibitifs. Les contingentements ou quotas (limitations administratives des importations en quantité) s'ajoutent aux tarifs, eux-mêmes à des niveaux extravagants, jamais vus depuis un siècle (ils sont le double ou le triple de ceux de la période protectionniste d'avant 1914, Asselain, 1995). À la fin de 1932, 21 pays avaient relevé leurs droits de douane, 22 avaient mis en place des contingentements, 26 avaient introduit un contrôle des changes, 7 avaient interdit certaines importations et 7 encore avaient établi un monopole d'État du commerce extérieur (Néré, 1989). Les contrôles des changes complètent le dispositif, ainsi que les accords bilatéraux s'apparentant au troc et remplaçant les échanges multilatéraux réglés en devises : « la généralisation du bilatéralisme détruisait peu à peu le commerce international » (Philip, 1963).

Même la Grande-Bretagne renonce au libre-échange après la dévaluation de la livre, mettant fin à 85 ans de pratique envers et contre tous. L’Import duties Bill de février 1932 met en place des droits de 10 à 20 % sur les produits manufacturés importés, les pays du Commonwealth, bénéficiant de la préférence impériale, ne sont pas concernés. L’abandon de l'étalon-or signifie la fin de la convertibilité des livres en or et l'arrêt du paiement des créanciers étrangers en métal. C'est le début de l'éclatement du système monétaire et commercial mondial en blocs plus ou moins autonomes (voir Aldcroft et Oliver, 1998). Les grands espaces conservent quelques avantages, les États-Unis, la zone sterling avec Grande-Bretagne, son Commonwealth et les pays associés[43], le bloc-or (France, Belgique, Pays-Bas, Suisse, Italie, et leurs empires coloniaux), la Russie soviétique refermée et à l’écart de la crise. En juin 1933 une deuxième conférence économique mondiale de la SDN (après celle de Genève de 1927) s'ouvre à Londres pour tenter de stabiliser les taux de change et trouver une solution commune à la crise et aux problèmes financiers internationaux. La France s'oppose aux pays anglo-saxons en défendant l'étalon-or, alors que ceux-ci, Roosevelt en tête, veulent décrocher les monnaies de l'or pour éviter les effets déflationnistes du système. L'échec de la conférence renforce l’éclatement du monde en blocs et la recherche de solutions nationales à la crise. Les pays de plus faible taille ou isolés souffrent davantage de ce repliement : l'Allemagne, l'Italie, le Japon, les pays d'Europe centrale et d’Amérique latine. Ils manquent de matières premières, de produits énergétiques, de biens d'équipement et les plus importants réagissent à cet étouffement par une politique agressive et impérialiste qui mène tout droit à une nouvelle guerre. C'est le cas du Japon militariste, de l'Allemagne nazie et de l'Italie fasciste (voir ch. 3).

 

2.1.3. La crise agricole mondiale et les pays du Sud

« La crise entraîne un peu partout des déficits sans précédent, sauf dans les pays qui, n'ayant plus de budget, ne pouvaient plus avoir de déficits… » (Baumont)

 

La crise agricole commence après la Première Guerre mondiale et se traduit par une surproduction générale, une baisse des cours, des revenus paysans et du prix des terres (voir graphiques ). Partout dans le monde, les producteurs agricoles sont étranglés par la baisse des cours, et ils doivent vendre à des cours inférieurs à leurs prix de revient : « L'agriculture livre plus de denrées que le monde ne peut en consommer dans des conditions rémunératrices pour le producteur » (Baumont). Les céréaliers de tous les pays, les producteurs de café d'Amérique latine, les planteurs de canne des Antilles, les betteraviers d'Europe, les récoltants africains de cacao, tous sont victimes de la surproduction. Le prix du blé passe par exemple de 44 dollars la tonne au début de 1929 à 17 $ en décembre 1932, le café voit son cours baisser des deux tiers.

Les progrès techniques ont permis une explosion générale des rendements et de la productivité agricoles. Depuis la fin du XIXe siècle, en une cinquantaine d'années, les engrais chimiques se sont répandus, la sélection des espèces et la mécanisation se sont généralisées, la valeur nutritive des fourrages a augmenté, la lutte contre les parasites a fait des progrès énormes (on est arrivé à bout du mildiou, du phylloxéra, de l'oïdium, des rouilles, etc.), la teneur en sucre des betteraves a doublé, le rendement de la canne à sucre a décuplé, le poids des animaux, le rendement en lait, la ponte des poules, tout cela a réalisé des progrès remarquables, tout en requérant de moins en moins d'hommes. La réfrigération permet de rendre l'offre disponible pour la viande, le beurre, le poisson et nombre de produits périssables, partout et toujours. La surproduction des années vingt s'explique aussi par l'arrivée massive des tracteurs qui remplacent les animaux : en 1914, un quart des terres étaient consacrées à l'entretien des bêtes (plantes fourragères, pâture), en 1940, seulement 10 %. Les terres nouvelles disponibles pour la culture vivrière entraînent une hausse massive de la production.

Pendant la grande guerre, l'Europe avait vu sa production de blé baisser d'environ un cinquième. Dans les années vingt, la production remonte, d'autant que les années 1925, 1926, 1927 et 1928 voient des récoltes record. L’Union soviétique recouvre aussi ses capacités de production. La surproduction mondiale fait baisser les prix à des niveaux inconnus « depuis quatre siècles » (Baumont, 1967). Pour défendre leurs revenus, « les agriculteurs cherchaient à produire davantage, de sorte que les prix baissaient encore plus, jusqu'au moment où la valeur des cultures ou du bétail était trop faible pour justifier leur vente. C'est pourquoi, tandis que tel éleveur de moutons égorgeait ses agneaux ou les jetait dans un ravin parce qu'il ne pouvait les nourrir, les familles faisaient la queue à la soupe populaire. » (Cochran, 1982). Même l'Angleterre qui avait sacrifié son agriculture en 1846 (cf. tome 2, p. 30 sq.), pour devenir le plus grand importateur mondial de nourriture, se remet à développer sa production nationale, consciente des risques énormes que cette dépendance lui fait courir en temps de guerre. En parallèle à l'industrialisation des pays agricoles européens et extra européens qui continue à s’étendre, on assiste donc à la « réagrarisation » des vieilles puissances industrielles.

Le résultat pour les États-Unis est que les frontières se ferment un peu partout à leurs exportations, ce qui ajoute à la surproduction sur le marché intérieur et met en difficulté les gros fermiers dont les revenus reposaient en grande partie sur les ventes à l'extérieur. Les États-Unis produisaient 70 % du maïs mondial, 60 % du coton et 50 % du tabac. Les exportations baissent de 20 % de 1928 à 1930. Les prix chutent de 50 à 60 % pour le blé, le coton, le tabac et le maïs entre 1929 et 1932. Mais si les prix baissent, les fermiers, largement endettés, ne voient pas leurs charges de remboursement suivre. Commence alors la spirale qui mène aux hypothèques et à l'expropriation. Pendant la crise, les fermiers signalent clairement aux représentants des banques et des assurances détenteurs des hypothèques qu'ils ne sont pas les bienvenus en montrant des nœuds coulants à l'entrée de leurs terres. L'un deux, dans l'Indiana, dit au Président en visite, en 1933 : « Je suis un fermier… Le printemps dernier je pensais que vous aviez vraiment l'intention de faire quelque chose pour ce pays. Maintenant j'ai tout laissé tomber. Dorénavant je jure une vengeance éternelle aux barons de la finance et je ferai tout ce que je peux pour favoriser l'arrivée du communisme. » (cité par Kennedy, 1999).

Face à une offre en pleine expansion, la demande reste rigide : même avec la hausse des niveaux de vie, « l'homme n'a pas plusieurs estomacs à remplir, un millionnaire n'achète pas pour 40 dollars de bacon et d'œufs pour son breakfast » (Baumont, 1967). L’inélasticité de la demande s’explique aussi par le fait que les travaux de force, demandant une nourriture riche, reculent avec la mécanisation et la montée des activités de bureau.  Une idée malthusienne fréquente à l'époque devant la surproduction est celle du déséquilibre inhérent au système capitaliste : le machinisme aveugle produit toujours plus, mais l'homme a une capacité de consommation limitée, il n'a que 24 heures par jour et qu’un seul corps à nourrir... Dans cet esprit, le modèle soviétique, qui planifie la production en fonction des besoins, apparaît comme mieux adapté et plus rationnel que le capitalisme qui crée des déséquilibres permanents entre les deux.

Cependant, les habitudes alimentaires changent au profit de biens plus recherchés. Les produits tropicaux voient leur consommation se répandre avec la hausse des revenus et les progrès des transports. Le café, le thé, le cacao, les bananes (un luxe rare au début du siècle), les pamplemousses, les oranges (qui sont distribués toute l'année grâce à l'été austral) se répandent. Mais ces nouveaux modes de consommation ne font qu'annoncer la société du même nom qui les généralisera après-guerre. L'inégalité des revenus est encore trop forte pour leur offrir des débouchés massifs.

Le mécanisme de propagation de la crise vers les pays du Sud (voir Rothermund, 1996) passe par la chute des achats de produits primaires (café, sucre, minerais, blé, viande, etc.) par les États-Unis et l'Europe. Les premiers voient donc leurs recettes d'exportation en devises s'effondrer, à la fois par la baisse de la demande en quantité et par la baisse des cours qu'elle provoque. Ils sont alors plongés dans une crise des paiements extérieurs, ne peuvent plus faire face aux échéances de leur dette externe, et les moratoires se multiplient comme plus tard dans les années 1980. Le futur tiers monde est davantage touché pendant la crise de 29 que lors des crises précédentes du centre capitaliste. En effet, au XIXe siècle, lorsque les pays riches étaient en contraction, ils réduisaient leurs importations des colonies et des pays neufs, mais y accroissaient en contrepartie leurs investissements, dans les années trente, la chute du commerce extérieur est accompagnée aussi d'une chute des placements internationaux.

Par ailleurs, la pénurie de devises implique une chute des importations de produits manufacturés venus du Nord, chute qui aggrave la crise dans les pays développés, mais qui provoque le début du fameux mécanisme d’industrialisation par substitution d'importations ou ISI. Les recettes d'exportation baissent de 80 % au Chili entre 1929 et 1933, de 70 % en Argentine, de 60 % au Mexique et au Brésil, et de 30 à 60 % pour les autres pays d'Amérique latine (Gazier, 1989). L'Inde, l'Espagne, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, le Danemark et tous les exportateurs primaires sont touchés dans des proportions semblables. Au Brésil, la baisse des cours du café est contrée par un plan de rachat. Le gouvernement reprend les excédents de production à un prix plancher. Cependant, la baisse est un mouvement à long terme et ne peut être empêchée. Un tel organisme de régulation des cours ne peut fonctionner avec efficacité que s’il s’agit de fluctuations à court terme, hausses et baisses, il ne peut jouer contre une tendance régulière à la dégradation des cours provoquée par la chute de la demande mondiale à la suite de la crise et de la baisse générale des revenus dans les pays riches. L'État ne peut à l'évidence augmenter indéfiniment les stocks d'un produit, surtout agricole et donc périssable, il ne peut non plus y consacrer des ressources croissantes au dépens de dépenses plus utiles. Après trois ans de stockage, entre 1930 et 1933, les autorités brésiliennes vont se résoudre à cesser leurs interventions, le prix s'effondre, les stocks de café n'ont plus aucune valeur, ils sont au contraire coûteux à maintenir. On va jeter le café à la mer ou le brûler, parfois dans les locomotives à la place du charbon, selon une des plus fortes images de la crise de 1929…

 

2.2. La crise en Europe[44]

 

2.2.1. L’infléchissement des politiques économiques

La production industrielle baisse d’un quart sur le continent entre 1929 et 1932, soit un retour au niveau d’avant la Première Guerre mondiale, après le rattrapage des années vingt. La production totale chute de 12 % (Crouzet, 2000), ce n’est qu’en 1935 qu’elle revient au niveau de 1929. De 1913 à 1938 cependant la production s’est globalement élevée plus vite que la population dans l’ensemble de l’Europe, accroissant ainsi les niveaux de vie, malgré la crise (voir plus haut tableau 5 et graphique 2).

La plupart des pays passent dans cette période, avec plus ou moins d'avance, de politiques déflationnistes, prônées par l'orthodoxie économique, mais qui aggravent les difficultés et la crise, à des politiques de relance, de type prékeynésien, qui tentent de sortir l'économie de la dépression. Les politiques de déflation menées un peu partout en Europe pour sortir de la crise s'expliquent par l'idée, courante alors, qu'il fallait relancer les exportations et donc baisser les prix. Devant les échecs successifs de ces politiques, les tentatives de relance vont peu à peu les remplacer. Le tableau suivant résume les dates et les hommes caractéristiques de cette transition. En gros, la Grande-Bretagne connaît un marasme prolongé dans les années vingt[45], lié à la surévaluation de la livre, et se tire mieux d'affaire pendant les années de crise grâce à la dévaluation de 1931 et une politique plus interventionniste[46] (la production industrielle progresse de près de 20 % entre 1929 et 1938 et le chômage baisse, graphiques 3 et 4), alors qu'en France la situation est inverse, croissance dans les années vingt, crise plus tardive (1932) suivie d'une stagnation durable jusqu'à la guerre, malgré la relance et la dévaluation de 1936. La Grande-Bretagne accède même paradoxalement à la consommation de masse dans les années trente, grâce à une progression des revenus moyens, comme le note par exemple John Burnett : « Personne ne peut sérieusement mettre en doute que les travailleurs à la veille de la Seconde Guerre mondiale étaient mieux nourris, mieux vêtus, et mieux logés que leurs parents l’avaient été une génération plus tôt » (Plenty and Want, 1968).

 

 

Politiques déflationnistes

Politiques de relance

G.-B.

1925 Churchill 1929 MacDonald

1931 Chamberlain

USA

1921 Harding, 1923 Coolidge, 1929 Hoover

1933 Roosevelt

All.

                                     1930 Brüning

1934 Schacht

France

1919 Bloc national, 1926 Poincaré, 1931-32 et 1935-36 Laval

1936 Front populaire

 

 

 

 

 

 

 

Hobsbawm (1994) explique très bien le problème des politiciens en charge des économies occidentales, très imprégnés des idées libérales d'alors : ils étaient persuadés que toute solution d'urgence, immédiate, aux difficultés représentait aussi un danger pour le relèvement à long terme, pour le retour futur à la prospérité et à une économie saine. Les solutions à court terme ne feraient que prolonger la crise, comme le pensait également aux États-Unis, Andrew Mellon, le Secrétaire d'État de Hoover. C’est le sens de sa formule souvent citée (cf. p. ) : la liquidation des entreprises et des banques mal gérées doit permettre de repartir sur des bases plus saines, et soutenir au contraire les canards boiteux ne peut que retarder la reprise. L'expression de liquidationnistes désigne donc les libéraux, théoriciens comme l’Anglais Robbins (cf. infra) ou praticiens comme l’Américain Mellon. La contradiction entre les besoins du court et du long terme posait un dilemme général qui ne permettait de voir aucune sortie de crise dans le système existant. Par exemple, les différents pays prennent des mesures très protectionnistes pour isoler leurs marchés intérieurs et leurs monnaies de la dépression et des cyclones économiques extérieurs, en sachant très bien, en adepte des préceptes classiques, qu'ils compromettaient par là toute possibilité de retour à la croissance...

Ainsi la crise s’approfondit, les taux de chômage atteignent des sommets vers 1932-1933 : 22 à 23 % en Grande-Bretagne et en Belgique, 24 % en Suède, 29 % en Autriche, 31 % en Norvège, 32 % au Danemark et 44 % en Allemagne... Par la suite, seule l'Allemagne nazie entre 1933 et 1938 réussira à l’éliminer (en 1938 la production allemande s'élevait déjà 25 % au-dessus de son niveau de 1929, Silverman, 1998, voir ch. 3). Il restera élevé partout ailleurs. La Russie soviétique connaît également une croissance forte dans la même période comme on l’a vu, sans chômage, mais son système est à part, peu comparable à celui des pays capitalistes. Les observateurs occidentaux de l'époque seront pourtant davantage impressionnés par le modèle de la planification stalinienne que par les succès économiques de Hitler.

Parmi les politiques de relance il convient de distinguer, comme le fait Cochet (1998), les politiques de relance de la consommation des ménages propres aux démocraties (France, États-Unis) et celles de relance de la consommation militaire de l'État dans les dictatures (Allemagne, Japon). Contrairement aux succès économiques limités de la France de 1936, l’expérience social-démocrate (1934) réussit bien en Suède où la production en 1938 avait augmenté de 50 % par rapport au début de la crise. Crouzet (2000) attribue cette différence au fait que le Front populaire s’était lancé dans l’expérience des quarante heures…

 

2.2.2. Le Franc Poincaré et le Front populaire

 

2.2.2.1. Poincaré et Laval

La France avait rétabli l’étalon-or en 1928, pendant la politique de rigueur de Poincaré, politique qui instaure le fameux franc Poincaré. Ce dernier est un homme politique d’envergure, il a été président de la République pendant la grande guerre et président du Conseil de 1922 à 1924. Le franc était en chute libre par rapport à la livre depuis le cartel des gauches (1924-1926), l’arrivée de Poincaré rétablit la confiance, rassure les possédants et la Banque de France (encore privée à l’époque), et le mouvement est inversé : le cours de la livre, de 240 F, retombe à 165 F en octobre 1926 puis à 122 F en décembre… La réforme Poincaré a lieu après les élections, le franc est convertible en or et sa valeur est fixée à 65,5 mg du métal, ce qui correspond à un cours de 125 pour une livre, 25 pour un dollar, environ le cinquième de sa valeur de 1914. C’est une dévaluation par rapport au franc germinal mis en place en 1803, mais aussi une stabilisation, qui entérine le recul économique de la France dans le monde[47].

Au début le franc est sous-évalué, ce qui permet le développement des exportations, alors même que la livre est surévaluée par le rétablissement de la parité d'avant-guerre en 1925. Cette situation entraîne un afflux de capitaux étrangers en France, qui réduit les liquidités placées à la bourse de New York et freine le mouvement de spéculation à la hausse. Le Franc Poincaré sera ainsi accusé d'une responsabilité dans le krach de 1929. Mais il sera ensuite surévalué par rapport à la livre, qui subit une dévaluation en 1931, et par rapport au dollar, qui suit en 1933. La France restera accrochée à une monnaie forte et à des politiques de déflation jusqu’en 1936, sans pouvoir profiter de la reprise mondiale de 1934. Laval pratique l’austérité et le protectionnisme pour maintenir la parité-or et l'équilibre extérieur (les prix baissent dans le monde, il faut baisser encore plus les prix et les salaires en France pour que les exportations restent compétitives, les pays étrangers dévaluent, il faut augmenter les tarifs pour rétablir leurs prix…). La déflation Laval, en pleine période de crise, est évidemment très impopulaire et facilite par la suite l'arrivée de la gauche au pouvoir. Le gouverneur de la Banque de France, Jean Tannery, est l'éminence grise derrière les mesures déflationnistes ; les économistes libéraux Charles Rist et Jacques Rueff font aussi partie des conseillers économiques de Laval (cf. Cochet, 1998). Toutes les dépenses budgétaires sont réduites de 10 % par décret, y compris les salaires des fonctionnaires, ce qui provoque des grèves puis un adoucissement de la mesure. La monnaie reste surévaluée, les exportations stagnent, et elle ne résistera pas à la spéculation et à la fuite de capitaux. Le franc devra finalement être dévalué sous le Front populaire, dès octobre 1936, puis à nouveau en mai 1938 sous le gouvernement du radical Daladier. Selon la formule de Paul Reynaud, « une monnaie surévaluée est suivie par les spéculateurs, comme le gros gibier blessé est suivi par les loups ».

En 1932, la Banque de France détenait plus du quart des réserves officielles d'or dans la monde, suite au maintien de la politique du franc fort de Poincaré. Ce sera l’occasion de la constitution du Bloc-or en Europe. Formé le 3 juillet 1933 après l'échec de la conférence de Londres, il réunit les mêmes pays que l'Union Monétaire latine de la fin du XIXe siècle (cf. t. 2, p. 193) : France, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, Italie et Suisse. Il s'agit de maintenir les parités-or des monnaies concernées, ce qui implique encore des politiques de déflation, afin d’éviter que les pays comme la Grande-Bretagne qui ont dévalué deviennent plus compétitifs. Un mauvais choix, car la baisse des prix et des salaires est une opération difficile qui ne pourra être menée assez loin et de ce fait empêchera la reprise. La fin du Bloc­-or sera entérinée par la dévaluation du franc en septembre 1936 et l'Accord tripartite à la même date entre la France, l'Angleterre et les États-Unis. Il s'agit d'une déclaration commune des trois pays visant à établir entre eux une coopération financière pour éviter les soubresauts des changes et des mouvements de capitaux internationaux, au prix de la renonciation à l'étalon-or pour la France. Cette action concertée peut être considérée comme une première tentative internationale anticipant le système de Bretton Woods.

 

2.2.2.2. 1936

« Chaque fois que j’ai vu les routes couvertes de théories de tacots, de motos, de tandems, avec des couples d’ouvriers vêtus de pull-overs assortis qui montraient que l’idée de loisir réveillait chez eux une espèce de coquetterie naturelle et simple, j’avais le sentiment, malgré tout, d’avoir apporté une embellie… On leur avait ouvert une perspective d’avenir, on avait créé chez eux un espoir. » Léon Blum, sur les congés payés, lors de son procès à Riom en 1942.

 

La montée des régimes fascistes en Europe favorise une entente entre les partis de gauche. Le Parti communiste français, suivant les directives du Komintern, abandonne la tactique « classe contre classe » de lutte contre les socialistes (« sociaux-traîtres »), tactique qui avait favorisé l’arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne, et adopte en 1934 celle de l’union des forces antifascistes : radicaux, socialistes, communistes, syndicats. Un pacte d’unité d’action est signé en 1934 entre le PCF et la SFIO, en mars 1936 la CGT est réunifiée. Le Front populaire est porté au pouvoir avec une majorité de 60 % à la Chambre : un an pour le cabinet Blum, de mai 1936 à juin 1937, et encore un an avec le radical Chautemps jusqu’en avril 1938. Il réalise de grandes avancées sociales, mais son action se traduit par un échec économique (cf. Gazier, 1989). Pour Beaud (1990), « ce sont en fait les bases d'un compromis social-démocrate qui ont été mises en place en France entre les deux guerres, ce que n'a pas réussi à cette époque l'Allemagne, berceau de la social-démocratie ». L’accord de Matignon du 7 juin 1936 entre la CGT et le patronat (CGPF, Confédération générale de la production française), à la suite de la victoire électorale en mai, à la suite des grèves et des occupations d’usines, adopte les quarante heures et 15 jours de congés payés, en plus de hausses de salaires (20 % pour les salaire horaire) et de l’extension du droit syndical. Le principe des conventions collectives est introduit, c’est-à-dire des contrats de travail collectifs à établir par négociation entre les syndicats.

Simone Weil relate l’atmosphère des grèves de 1936 : « Il s’agit enfin, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange. » (cité par Roncayolo, 1972). De même, pour Willard (1993) : « Reste cette grande page ouvrière, une de ces pages où s’élève brutalement le degré de conscience de classe. Dans une atmosphère de joyeuse et calme détermination, les travailleurs découvrent et utilisent une forme nouvelle de lutte, une arme d’une grande efficacité : l’occupation des usines ». On passe dans cette période à un syndicalisme de masse : les syndicats comptaient 785 000 membres en 1935, avec le succès des grèves ils passent à 4 millions en 1937...

La hausse des salaires a eu selon Villa (1993) un effet expansionniste faible, par les effets négatifs sur les profits et sur les prix, qui se répercutent sur l’investissement et le commerce extérieur. La réduction de la durée du travail a été compensée par un accroissement presque identique de la productivité et par une légère augmentation de l’embauche, pour maintenir la production (ibid.). Les prix ont augmenté suite à l’application des 40 heures, et là aussi l’effet sur le commerce extérieur a été négatif. La dévaluation de septembre 1936 a permis de rétablir la balance commerciale en 1937, en renforçant la compétitivité des exportations et celle des produits nationaux face aux importations.

Dans les grandes entreprises, comme Peugeot et Renault, l’heure est à la reprise et l’application des mesures prises à Matignon ne présentera guère de difficultés. L’année 1936-1937 est même une période d’embauche accrue, le chômage recule, on passe ainsi de 400 000 à 300 000 chômeurs secourus en un an. Mais d’une part, cela se produit aussi à l’étranger du fait d’une conjoncture mondiale favorable, d’autre part la dévaluation de septembre 1936 aide les exportations. Le chômage augmente à nouveau fin 1937 et on retrouve le chiffre de 400 000 chercheurs d’emploi en janvier 1938. La réduction du temps de travail provoque aussi une modernisation des usines, obligées de s’équiper un instruments et machines automatiques. En 1937 cependant, la hausse des coûts salariaux met en difficulté certaines firmes, comme Renault, du fait de l’augmentation des prix de vente, dans un contexte de retournement du marché : « En 1936-1937, le problème fondamental a été celui de l’impact démesuré de la hausse des coûts salariaux ; l’accumulation des concessions salariales a fini par enrayer la mécanique de la relance[48] ». Les licenciements suivront en 1938, ainsi que des aménagements à la loi sur les 40 heures (décrets-lois Reynaud de novembre 1938), qui en réduiront la portée. Cependant la plupart des analyses considèrent que la baisse de la durée du travail, de 48 heures à 40 heures par semaine, n’a pas réussi au plan économique, en termes de croissance et d’emploi. Il s’agissait, comme en 1998 avec les 35 heures, de combattre le chômage, une loi sociale à portée économique. 

Les industries d’armement sont nationalisées en 1936, ainsi que les sociétés de chemin de fer en 1937 qui sont regroupées dans la SNCF. Les nationalisations ne sont pourtant guère populaires à gauche, contrairement à ce qui se passera après la guerre[49]. Pendant longtemps, les marxistes y ont été opposés, par opposition à l’État bourgeois. Jules Guesde s’oppose aux nationalisations dès 1912 au congrès du Parti socialiste à Lyon, car dit-il, « l’État c’est l’ennemi, c’est l’arsenal et la forteresse de la classe ennemie. » Pour Lagardelle, la nationalisation n’aboutirait « qu’à joindre à l’oppression économique, l’oppression politique, si bien que les salariés (de l’État) seraient doublement exploités. Tant que la classe ouvrière ne s’est pas emparée de l’État, industriel il est incompétent, et patron il est tyrannique. Le Parti communiste s’oppose à ce que les nationalisations soient incluses dans le programme du Front populaire, car selon Maurice Thorez (20 décembre 1934), « les nationalisations ne pourraient, dans le cadre du régime capitaliste, conduire qu’à un renforcement de l’État bourgeois, à une plus grande concentration des moyens de domination et d’oppression entre les mains de l’oligarchie financière. »

Le gouvernement Blum est affaibli par sa division à propos de la guerre d’Espagne, par les fuites de capitaux, par les campagnes violemment hostiles de la droite, et surtout de l’extrême droite, très active durant les années trente. L’inflation reprend, d’autant que les quarante heures, selon l’analyse d’Alfred Sauvy, créent des rigidités au niveau de l’offre, et accroissent les coûts de production. Une nouvelle dévalorisation du franc a lieu en juin 1937, et la droite revient au pouvoir avec Daladier en avril 1938. Quelques mois après, en octobre, celui-ci accepte les accords de Munich avec le Premier Ministre britannique Chamberlain, cédant aux exigences de Hitler pour sauver la paix... En 1939, la production industrielle en France est encore inférieure aux niveaux de 1930, le sous-emploi reste élevé, autour de 500 000 personnes, alors que la production allemande est en pleine expansion et que le chômage a été quasiment éliminé. La France souffre également d’un affaissement démographique qui prolonge les tendances antérieures : la population diminue à partir de 1936, sous l’effet de la saignée de la Première Guerre mondiale et de la chute de la natalité des années 1890.

 

2.2.3. La social-démocratie en Suède

La Suède met en place son modèle social-démocrate à cette époque. En 1932, les socialistes du SAP alliés au puissant syndicat LO (Landsorganisationen) remportent les élections et gouvernent un pays victime de la crise comme partout ailleurs. Le principe du respect total de l'entreprise privée et de l'économie de marché est contrebalancé par une politique de redistribution fiscale massive, de services sociaux, une législation sociale avancée, et enfin des procédures souples de concertation patronat/syndicats. Le modèle suédois est né, basé sur l'égalité sociale et des services publics gratuits, sur une politique économique keynésienne de relance par la demande, le déficit budgétaire et les dépenses publiques (grands travaux) et surtout la coopération entre les organisations nationales représentant les patrons et les employés. Malgré le rôle important de redistribution de l’État, la Suède reste acquise au libéralisme économique par l’absence d’entreprises publiques (pas de nationalisations du secteur productif), par le recours aux mécanismes du marché pour les ajustements économiques (absence de planification, même indicative), et enfin par l’adhésion au libre-échange, considéré comme un pilier de la prospérité, dans un pays au marché interne étroit. Le capitalisme industriel suédois date de la fin du siècle précédent, il s’est développé autour de la deuxième révolution industrielle avec des firmes dynamiques comme Volvo, Ericsson, SKF, Saab, etc. À partir de ses bases nationales, un marché intérieur limité mais caractérisé par des niveaux de vie élevés, il se lance à la conquête des marchés mondiaux. Après la crise de 1930-1933, la croissance reprend jusqu’à la fin des années trente, et surtout pendant la guerre car le pays profite de sa neutralité pour vendre des deux côtés. Le chômage est éliminé, les niveaux de vie deviennent les plus élevés du continent, les poches de misère rurale, à l'origine de la grande émigration d'avant 1914, et l'arriération de campagnes reculées dans un pays vaste et peu peuplé, tout cela disparaît sous l'effet de l'expansion générale[50.

 

 

3. Les causes de la crise de 29 : analyses de la dépression

« Une dislocation aussi complète de la société s'explique par un faisceau de causes qui sont loin d'être toutes d'ordre économique. La crise se décompose en un enchevêtrement de crises superposées. En partant du plus général, on trouve le passage d'un mouvement de hausse à un mouvement de baisse ; après les années grasses, les années maigres. Puis on rencontre les effets dus au succès même du capitalisme autoritaire, tel qu'il a agi au cours du XIXe siècle, avec une agriculture et une industrie surabondamment équipées et plaçant la production des biens au-dessus de la capacité de consommation : faute de consommateurs, l'abondance est cause de ruine pour les producteurs, la marge de disponible entraînant le recul des cours. L'évolution brusquée du machinisme est aggravée par une convergence de difficultés qui naissent de la guerre et de sa laborieuse liquidation : le nationalisme économique sévit, tandis que les fluctuations des monnaies et des changes exercent une influence perturbatrice sur le commerce international, ajoutant à la fois des causes et des effets au désordre universel. »   M. Baumont, La Faillite de la paix, PUF, 1967

 

Pour la plupart des économistes et des historiens les causes de la crise de 29 sont, soixante-dix ans après, toujours en débat[51]. Il est « plus facile de les énumérer que d'en estimer l'importance relative » (Niveau, 1992) et la crise reste encore largement « une énigme » (Asselain, 1995). Pour les uns, il s'agit d'un problème monétaire : une restriction sévère de l'offre de monnaie au moment où il aurait fallu ouvrir les vannes. Pour d'autres, les causes sont à rechercher dans l'économie réelle : une chute de la consommation et de l'investissement, propagée à toute l'économie américaine, puis au monde, par les mécanismes de multiplication et des échanges ; la crise commencerait avant le krach boursier et les faillites bancaires, avant la contraction de la masse monétaire, contraction qui serait plus un effet qu'une cause de la dépression. D'autres explications encore sont avancées, comme les problèmes du monde rural, la spéculation, le mauvais règlement de la Première Guerre mondiale (les dettes et les réparations, voir ch. 1), la volatilité des cours des matières premières, l'éclatement du SMI, le recul des innovations, la pénurie d'or, le changement du centre de l'économie mondiale de Londres à New York, l'absence d'un leadership américain sur l'économie mondiale lors de l'entre-deux-guerres et l'incapacité des États-Unis de remplacer la Grande-Bretagne dans ce rôle, etc.

 

3.1. Les libéraux et les monétaristes

 

Lionel Robbins[52] présente l'analyse libérale selon laquelle la crise est due à la rigidité des salaires quand les entreprises auraient besoin d'une baisse des coûts, et à la rigidité des prix du fait du progrès des oligopoles et des monopoles sur les marchés des produits. La montée de l'interventionnisme à la suite de la guerre de 14-18, le rôle croissant des syndicats, les désordres monétaires des années vingt, expliquent la profondeur de la dépression. Jacques Rueff reprend en France cette analyse selon laquelle l'absence d'un marché libre du travail, le maintien artificiel de salaires à des niveaux élevés empêchent les ajustements nécessaires et expliquent un chômage volontaire élevé. Avant la crise, il avait déjà tenté de montrer par une analyse statistique sur la période 1920-1925 en Grande-Bretagne que le chômage était dû à un coût excessif du travail : c'est ce qu'on appellera « la loi de Rueff ». En parfait libéral, il considère que le système des prix est essentiel au bon fonctionnement d'une économie. Deux facteurs viennent perturber son mécanisme : l'inflation et l'absence de concurrence. Il faut donc une politique visant à empêcher les monopoles qui contrôlent les prix, et visant à empêcher les autorités de se livrer à des manipulations monétaires, source d’inflation : c'est l'étalon-or, qui interdit toute forme d'arbitraire à l'État. Il attribue à l'abandon de l'étalon-or depuis la guerre, et son remplacement par le Gold Exchange Standard en 1922, une responsabilité dans l'excès de crédit et de spéculation qui a caractérisé les années vingt jusqu'à l'éclatement de la crise en 1929 (voir encadré p. ).

Milton Friedman a présenté une explication classique de la dépression dans un livre célèbre écrit en 1963 avec Anna Schwartz sur l’histoire monétaire des États-Unis entre 1867 et 1960. Les chapitres 7, 8 et 9 traitent de la crise de 1929 : la Grande contraction, 1929-33, le New Deal et les Changements cycliques, 1933-1941. Ils occupent plus du tiers d'un ouvrage volumineux et sont considérés outre-Atlantique comme les textes de base sur la dépression. La thèse des auteurs est que les faillites bancaires causées par l'incapacité de la Réserve fédérale à accroître ses prêts aux banques ont transformé une crise cyclique en une profonde dépression. La ruine des spéculateurs à la Bourse entraîne celle des banques, les premiers ne pouvant rembourser les secondes qui sont dans l’incapacité de faire face aux demandes de retrait de déposants affolés. L'insuffisance de l'offre de monnaie s'explique donc d’abord par la panique qui provoque des retraits massifs et la multiplication des fermetures de banques. La disparition d'environ un quart de celles-ci réduit la monnaie en circulation et exerce des effets déflationnistes au niveau global, que le Fed ne cherche pas à compenser. Les prix et les revenus s'effondrent...

Il s’agit donc de tentatives de conversion des dépôts à vue en monnaie fiduciaire sur une échelle jamais vue, qui entraînent une réduction de la masse monétaire. Celle-ci passe de 45 milliards en 1929 à 32 milliards en 1933. Le rapport dépôts/billets, en hausse régulière depuis le XIXe siècle, passe de 11 en 1929 à 4 en 1932 (Friedman, 1971, p. 684). Les autorités monétaires n'ont pas su, par ineptie et incompétence[53], empêcher cet effondrement en accroissant massivement leurs secours aux banques. La destruction du système bancaire américain[54] est la cause principale de la dépression : « La gravité de la crise a pris son origine aux États-Unis, elle a été provoquée, ou du moins favorisée, par une politique monétaire qui a permis à la masse monétaire de se réduire d'un tiers... La réduction la plus forte jamais enregistrée dans le pays... » (Friedman, 1985). En outre, du fait de leur position de créditeur pendant la grande guerre, les États-Unis détiennent la moitié du stock d'or mondial et ils déconnectent leur masse monétaire de ces réserves pour éviter l'inflation ; or celle-ci aurait permis aux Européens de développer leurs exportations vers l'Amérique et de réduire leurs importations, et donc de rembourser leurs prêts. Le mécanisme de rééquilibrage de l'étalon-or ne joue pas, il aurait permis corriger les déséquilibres financiers internationaux. Le pays continue même à recevoir de l'or de l'extérieur dans la période 1929-1931 et il réduit pourtant l’émission de monnaie ; cette stérilisation du métal jaune empêche les automatismes de l'étalon-or de fonctionner : « en août 1929 M2 représentait 11,4 fois le stock d'or, et seulement 8,8 fois en août 1931 » (Friedman, 1985). Une politique monétaire expansionniste aurait pu éviter la prolongation de la crise. L'absence de mesure statistique précise, périodique et régulière de la masse monétaire à cette époque, contrairement à la surveillance permanente exercée aujourd'hui, explique en partie l'aveuglement et l'approximation des autorités monétaires.

La thèse monétariste a été cependant critiquée par de nombreux auteurs comme Temin (1976), Brunner et Metzler (1968), Duménil et alii (1986), et Johsua (1999b). Pour ce dernier, le Fed n'a pas modifié sa politique au moment de la crise et n'aurait pas pu de toute façon renverser la dépression par une injection de liquidités. Voir aussi Wicker (1996) pour une analyse qui relativise également la responsabilité de la Réserve fédérale. Ils favorisent pour la plupart une interprétation keynésienne de la dépression.

 

3.2. Keynes et les prékeynesiens

 

Pour ce courant, les facteurs de la crise sont à rechercher dans l’insuffisance de la demande globale, la thésaurisation, et la sous-consommation due à la trop forte inégalité des revenus. Peter Temin a repris récemment (1976, 1989) ces analyses en insistant sur la baisse des investissements, d'abord dans la construction, puis dans les autres secteurs, suivie de la baisse de la consommation liée au krach boursier, qui auraient précédé la réduction de l'offre de monnaie. La crise bancaire serait plus l'aboutissement du processus que sa cause, contrairement à l'interprétation monétariste. L'excès d'épargne est à l'origine de la crise et accessoirement de la spéculation : « l'épargne croît plus rapidement que l'investissement et la différence alimente la spéculation boursière » (thèse de H.G. Moulton dès 1935, citée par Duménil et alii, 1986).

 

Théorie et politique keynésiennes

La théorie keynésienne, exposée dans la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie (1936), donnait une explication et des remèdes à la crise : pour John Maynard Keynes (1883-1946) ce sont les dépenses totales (la demande effective ou globale) qui déterminent le niveau de la production (Revenu national) et donc celui de l'emploi. La crise de 29 est une crise de sous-consommation, ou de surproduction1, due à l’insuffisance de la demande globale. Ses composantes principales sont la consommation, l'investissement, les dépenses publiques et les exportations. La première est passive, liée au revenu selon la fonction de consommation ; la deuxième est volatile et joue un rôle clé dans le niveau de l'activité économique. Les deux dernières ont des caractéristiques opposées : le niveau des exportations est fixé à l'extérieur et donc hors d'atteinte ; par contre le niveau des dépenses publiques est entre les mains des décideurs, et c'est justement l'instrument d'action privilégié par Keynes.

Si l'on s'en tient aux exégètes, on peut résumer la théorie ainsi, dans une économie fermée :

– la consommation globale croît moins vite que le Revenu national (propension marginale à consommer inférieure à 1) ; elle dépend de la répartition des revenus (la propension à consommer est plus élevée dans les catégories populaires) et des dépenses publiques.

– l'investissement global dépend de l'efficacité marginale du capital (taux de profit anticipé) comparé au taux d'intérêt ;

– la préférence pour la liquidité détermine la demande de monnaie, l'offre de monnaie dépend des autorités monétaires, et les deux grandeurs déterminent conjointement le taux d'intérêt.

– la demande globale (C + I) détermine le niveau du revenu national d'équilibre et le niveau de l'emploi ; le revenu d'équilibre peut être différent du revenu de plein emploi.

Le schéma suivant permet de résumer ces interactions et donc les points d'appui de la politique keynésienne (en italiques).

 

Demande de monnaie  }

                                   } taux d'intérêt   }

Offre de monnaie       }                         }

                                                               } Investissement }

                                                               }                         }

             Efficacité marginale du capital  }                             }

                                                                                          } Demande globale è RN d'équilibre et

                                                                                          }                                 niveau de l'emploi

                        Consommation privée      }                         }

                                                               } Consommation}

                        Dépenses publiques        }

 

La politique économique keynésienne du plein emploi – qu'on peut naturellement inverser en cas de lutte contre l'inflation – tend à agir par les dépenses publiques et donc le déficit budgétaire pour relancer la demande globale (politique budgétaire), par la fiscalité pour favoriser une redistribution des revenus plus égalitaire2 et favorable à la consommation (politique fiscale), et par l'offre de monnaie pour permettre une baisse des taux d'intérêt et donc une reprise de l'investissement (politique monétaire). Keynes s'oppose aux politiques déflationnistes et à l'étalon-or (« la relique barbare »), il prend position pour la dévaluation et la stimulation des dépenses par le déficit budgétaire, la baisse des taux d'intérêt, la redistribution des revenus, la protection sociale, les allocations de chômage. Keynes critique les théories classiques en faveur d'une baisse des salaires pour rétablir l'emploi, il préconise au contraire une relance par la hausse des salaires nominaux. En ce sens, il se rapproche, dans le domaine théorique, du fordisme, développé de façon pratique outre-Atlantique, il s'agit dans les deux cas « d'intégrer le monde du travail dans la société capitaliste » (Beaud, 1990). Cependant l'analyse de Keynes sur les salaires est plus subtile qu'on ne la présente en général. La baisse du salaire nominal préconisée par les néoclassiques ne peut qu'accroître le chômage par l'effet défavorable sur la demande, il faut, dit Keynes, obtenir une hausse des salaires nominaux et une baisse des salaires réels, afin de réduire le coût du travail et relancer l'emploi, mais sans porter atteinte à la consommation.

L'influence de ses idées se manifestera surtout après la guerre. En effet ni la politique du Front populaire, ni le New Deal n'ont été inspirés par la Théorie générale, postérieure ou concomitante. Cochet rapporte que Léon Blum en aurait eu connaissance seulement par une fiche présentée par un de ses collaborateurs en 1937.

L’analyse keynésienne préconise l'intervention de l'État, non pas pour se substituer aux entreprises privées, mais pour mieux assurer le bon fonctionnement des mécanismes du marché. L'économie laissée à elle-même ne tend pas vers un équilibre optimum, notamment en matière d'emploi, l'État doit assurer la réalisation ou la progression vers cet optimum afin que l'initiative privée capitaliste puisse agir dans les meilleures conditions. Dans The end of laissez-faire (1926), Keynes n'accorde que peu d’attention au marxisme (« une doctrine absurde et indigente »), il n'est nullement socialiste, même s'il ne croit pas aux seules vertus des mécanismes autorégulateurs du marché.

Keynes, qui n’était guère modeste, voyait dans son œuvre une révolution en économie comparable à celle de Copernic en son temps ou encore à celle qu’Einstein avait apporté à la physique de Newton. Galbraith est plus critique, qui voit dans la Théorie générale « une œuvre d'une profonde obscurité, mal écrite et publiée hâtivement... Une grande part de son influence vient du fait qu'elle est largement incompréhensible... Elle a dû être reformulée sous forme intelligible par des auteurs comme Joan Robinson, Alvin Hansen et Seymour Harris (Money, 1975, ch. 16). L'auteur ajoute que « tous les économistes prétendent l'avoir lue, mais peu l'ont fait ; les autres, sachant qu'ils ne la liront jamais, en ressentent une culpabilité secrète… ».

 

1 Les prix baissent dès février 1929 pour l'ensemble des matières premières, indiquant une situation de surproduction. Selon Bertrand Nogaro (1936), le krach boursier n'est alors que la sanction de cette évolution, car les baisses de prix impliquent des difficultés de ventes pour les firmes, des stocks en hausse et des profits en baisse.

 2 « On peut justifier par des raisons sociales et psychologiques de notables inégalités de fortune, mais non des disproportions aussi marquées qu'à l'heure actuelle » (Théorie générale, 1936).

Voir Gilles, 1996, p. 126-142, pour un exposé analytique de la théorie keynésienne face à la crise de 1929, et aussi : M. Herland, Keynes et la macroéconomie, Economica, 1991 ; Charles H. Hession, John Maynard Keynes, Payot, 1985 ; D.E. Moggridge, Maynard Keynes, an Economist's Biography, Routledge, 1992 ; John Kenneth Galbraith, Money: Whence it came, where it went, Pelican, 1976 ; B. Maris, Keynes ou l'économiste citoyen, Fondation de Sciences Po., 1999 ; P. Combemale, Introduction à Keynes, Repères, La Découverte, 1999 ; M. Bousseyrol, Introduction à l'œuvre de Keynes, Ellipses, 2000 ; G.-M. Henry, Keynes, Armand Colin, 1997 ; L. Orio et J.-J. Quiles, L'économie keynésienne, un projet radical, Circa, Nathan, 1993 ; David Laidler, Fabricating the Keynesian Revolution, Cambridge : Cambridge University Press, 1999.

 

Alvin Hansen, autre auteur keynésien, considère que la faiblesse de la demande aux États-Unis est aussi liée au ralentissement de la croissance démographique (à la suite de l'arrêt de l'immigration en 1920) et au tassement des progrès technologiques qui provoque le recul des occasions d'investissements. Il insiste notamment sur la chute des investissements dans le bâtiment  (-14 % par an entre 1926 et 1929) à la suite d'une construction résidentielle excessive au début des années vingt (cf. Johsua, 1999a). La chute de ces investissements en logements est causée par la faiblesse démographique et expliquerait le déclenchement de la crise. Cependant, des analyses récentes montrent que le taux d'investissement du secteur privé pour l'économie américaine (tableau 8) n'évoluerait pas de façon aussi catastrophique à la fin des années vingt et ne saurait donc expliquer l'ampleur de la crise (Johsua, 1999a). Hansen (1932) développe également une théorie de stagnation séculaire du capitalisme qui sera démentie – comme rarement une théorie l'a été – par la forte et longue croissance de l'après-guerre. Il ajoute d'autres causes comme la fin de l'expansion territoriale (la disparition de la « frontière » aux États-Unis et de l'expansion coloniale dans le monde) et aussi le fait que l'industrie automobile n'aurait pas des effets entraînants aussi puissants que l'industrie ferroviaire au XIXe siècle.

 

Tableau 8  Taux d'investissement (FBCF privée / PNB)

 

1903

1913

1920

1923

1929

I/Y (hors const.)

11,6 %

11,3

  9,6

10,3

        10

I/Y

15,3 %

15,2

11,5

15,6

        13,7

Source : Johsua, 1999a

 

Pour Arthur Lewis, c’est le bas prix des matières premières  (commodities) et la chute des revenus affectant particulièrement les nouvelles industries de biens de consommation durable comme l'automobile, qui sont les facteurs essentiels de la crise. Dans un ouvrage célèbre (Economic Survey, 1919-1939), W.A. Lewis, prix Nobel d'économie pour ses travaux ultérieurs sur le développement économique dans le tiers monde, adopte pour le reste l'interprétation keynésienne de la crise. Enfin, Irving Fisher (1933) considère que c’est le surendettement, menant à une crise financière cumulative, qui est le responsable. La baisse des taux d'intérêt durant les années vingt (provoquée par la politique britannique sur la livre, voir ci-après Galbraith) explique ce surendettement ainsi que la spéculation effrénée. Ensuite, une fois la crise déclenchée, les entreprises tentent de se désendetter pour éviter la faillite, et accentuent ainsi la réduction de la masse monétaire. La déflation qui s'ensuit entraîne une hausse des dettes et des taux d'intérêt réels : « plus les débiteurs remboursent et plus ils sont endettés ». La chute des prix atteint les firmes, les profits baissent, les faillites se généralisent. Les particuliers thésaurisent davantage, un comportement pessimiste se répand. La production s'effondre et le chômage massif s'installe. Face à la crise, Fisher préconise une intervention des pouvoirs publics pour opérer une relance, il sera, comme on l’a vu plus haut, l'un des artisans du New Deal.

 

3.3. Galbraith, Schumpeter, Polanyi et les courants alternatifs

 

Pour John Kenneth Galbraith, les causes sont multiples, il y a principalement les excès de la spéculation : « les causes de la catastrophe se trouvaient toutes dans l'orgie spéculative qui l'a précédée » (1961). Mais il met aussi en avant l'inégalité des revenus, une consommation insuffisante financée à crédit, et une conjonction de facteurs psychologiques[55] et politiques. En particulier, Galbraith attribue à la politique britannique de retour à l'étalon-or et de surévaluation de la livre en 1925 une responsabilité dans la crise : pour éviter les fuites de capitaux, Winston Churchill alors chancelier de l'Échiquier demande aux États-Unis une réduction de leur taux d'intérêt. La France et l'Allemagne appuient cette demande en 1927 en envoyant leurs banquiers centraux, Hjalmar Schacht et Charles Rist. Leur collègue à la Banque fédérale de New York, Benjamin Strong, est favorable à cette option – malgré l’opposition de Hoover, alors Secrétaire au commerce, et d’autres membres du Fed qui veulent combattre la spéculation depuis 1925, mais qui ne seront pas entendus (cf. Wueschner, 1999). Les autorités fédérales, par des achats de titres pour augmenter les liquidités des banques[56] (open market), vont faire baisser le prix de l'argent de 4 à 3,5 %. Le crédit étant dès lors abondant et peu coûteux une spéculation excessive est encouragée aux États-Unis pendant toute la fin des années vingt. Le jeudi noir, Churchill, de la galerie des visiteurs à Wall Street, « contemplait son terrible ouvrage[57]… ». Benjamin Strong sera remplacé par George L. Harrison, après sa mort en octobre 1928. Selon Friedman, la politique monétaire devint alors très restrictive, au point de transformer la crise en dépression. Comme le dit Simmonot (2001), « aux commandes, Strong aurait su prendre des décisions avec l’autorité nécessaire pour entraîner les autres gouverneurs du Federal Reserve System, une institution, il faut le souligner, encore toute jeune. La banque centrale des États-Unis, instituée le 23 décembre 1913, manquait d’expérience… ».

 

Galbraith résume les causes du krach

1) Les causes du krach boursier sont connues, elles se sont souvent répétées dans l'histoire, c'est l'excès de la spéculation des années 1928 et 1929 qui mène à « l'éclatement de la bulle financière ». Lorsque le cours des actions s'est manifestement élevé de façon extravagante au-dessus de la valeur réelle des firmes, il ne peut que s'effondrer brutalement un jour ou l'autre.

2) On n'explique pas vraiment cet excès de la spéculation à la fin des années vingt, l'argument du crédit facile ne tient pas, car d'autres périodes ont connu de telles facilités sans voir la ruée sur la Bourse. Les facteurs psychologiques et l'optimisme général de l'époque fournissent une meilleure explication.

3) Les causes de la dépression qui suivit sont obscures. Le retournement du cycle (après la crise de 1920-21, sept années grasses devaient être suivies de sept années maigres, comme dans la Bible, ou comme dans le cycle des affaires de Juglar), est une explication contestée et insuffisante. Une raison plus valable réside dans la surproduction perceptible dès la fin des années vingt : la hausse de la production et de la productivité n'est pas accompagnée d'une hausse des salaires suffisante, les entreprises doivent stocker et réduire leur production dès 1929. Les bénéfices augmentent du fait de la baisse relative des coûts salariaux ce qui explique un surinvestissement et le développement de la spéculation. Le krach boursier va aggraver le recul de la production déjà entamé durant l'été 1929 et plonger l'économie américaine dans une dépression durable.

Cinq faiblesses supplémentaires expliquent la brutalité de la crise de 29 :

a) L'inégale répartition des revenus.

b) La structure malsaine des sociétés, avec la pyramide des participations croisées, peuplées « d'un nombre exceptionnel de promoteurs, d'escrocs, d'imposteurs et de fumistes », et caractérisées par « la marée montante des fraudes ».

c) L'insuffisance et la vulnérabilité du système bancaire.

d) L'excédent de la balance des opérations courantes, qui implique un déficit équivalent chez les pays partenaires, par exemple, les pays latino-américains dont le déficit est structurel. Ils doivent s'endetter pour le couvrir. Pour rembourser leurs dettes ils doivent développer leurs exportations, mais le protectionnisme des États-Unis les en empêche, et ils sont dans l'impossibilité de faire face à leurs échéances. N'ayant plus de devises, ils ne peuvent non plus importer, et les exportations américaines chutent, ce qui contribue à approfondir la dépression.

e) Les connaissances économiques insuffisantes de l’époque : l’acharnement à maintenir des politiques déflationnistes et des budgets équilibrés en sont des exemples.

D’après J. K. Galbraith, The Great Crash, 1929, New York : Houghton Mifflin, 1955 ; traduction : La Crise économique de 1929, Paris : Payot, 1961 

 

Karl Polanyi, dans La Grande transformation (1944), explique que la crise de 1929 correspond à l'avènement d'une économie administrée à la suite de l'effondrement du libéralisme économique du XIXe siècle. Le mécanisme autorégulateur du marché, mis en place progressivement depuis le XVe siècle, à son apogée après 1834 (cf. tome 1 p. 34 et 251), conduit à une désagrégation de la société. Celle-ci se protège alors par un retour aux anciennes protections, un nouvel enchâssement de l'économie dans le social, qui se manifeste par une nouvelle organisation économique, celle du capitalisme mixte d'après 1945. La crise est donc celle de la transition entre les deux types de capitalisme. Les écrits de Polanyi influenceront l'école de la régulation (voir ci-dessous).

Dans les interprétations institutionnalistes également, c'est le passage d'un type de capitalisme à un autre, avec les transformations de structure difficiles que cela entraîne, qui explique l’ampleur de la dépression. On passe d'un capitalisme libéral à un capitalisme mixte où l'État renforce son rôle, d'un capitalisme d'industriels propriétaires à un capitalisme de dirigeants salariés (managers), d'un capitalisme agro-industriel à un capitalisme industriel et tertiaire. Pour J.R. Commons, en outre, le grand économiste institutionnaliste de la période[58], la cause de la crise est à rechercher du côté du système bancaire qui crée de la monnaie et répond aux anticipations optimistes en les amplifiant jusqu'au krach. Il est partisan d'une politique monétaire plus stricte qui puisse éviter cet emballement et le retournement brutal.

Pour Joseph Schumpeter, les facteurs déterminants sont la psychologie de la panique, la conjonction défavorable des différents cycles[59], le tarissement des innovations : « Les cycles ne sont pas, comme les amygdales, des éléments séparés qu'on peut traiter par eux-mêmes, ils sont, comme les battements du cœur, l'essence même de l'organisme qui les expose. » Business Cycles, New York, 1939.

Selon Alfred Sauvy, c’est le malthusianisme démographique et le protectionnisme économique qui sont à l’origine de la dépression, aussi bien en France, qu’aux États-Unis, et dans nombre d'autres pays dans l’entre-deux-guerres. Ces restrictions ont délibérément brisé l'expansion en fermant leurs frontières aux immigrants et aux produits étrangers.

Enfin, plus récemment, l’école de la régulation (Aglietta, 1976 ; Boyer et Mistral, 1983 ; Boyer, 1986, Mazier et alii, 1982, 1993) reprend l’idée d’une crise de système, le passage de la régulation concurrentielle à une régulation monopoliste, la production de masse n'est pas suivie dans les années vingt par une consommation de masse, du fait de salaires encore insuffisants. La productivité se serait élevée plus vite que les salaires et la part de ceux-ci dans le revenu national aurait baissé au bénéfice de celle des profits[60]. Ainsi le régime d'accumulation intensive n'aurait pu continuer à fonctionner du fait de l'insuffisance de la demande globale et surtout de la consommation, liée à celle des salaires. Cette analyse avait été exprimée sous une autre forme par de nombreux auteurs pendant la dépression, comme par exemple Moulton (voir Duménil et alii, 1986), ou esquissée dans des ouvrages des années cinquante ou soixante comme celui de Galbraith. La crise de 1929 apparaîtrait ainsi comme « la crise de jeunesse d'une société de consommation qui n'a pas encore trouvé ses règles » (Roncayolo, 1972).

 

L’analyse régulationniste

Un régime d'accumulation est un schéma de production et de consommation qui peut se reproduire sur une longue période. Il est extensif pendant la période de capitalisme concurrentiel au XIXe siècle et intensif depuis 1945. La période de l'entre-deux-guerres et la crise se caractérisent par la transition de l'un à l'autre régime, transition qui doit son aspect chaotique – la crise – à l'absence d'un mode de régulation adéquat : le fordisme n'est pas encore étendu à tous les secteurs, les salaires sont insuffisants, la production de masse n'est pas équilibrée par une consommation de masse. Un mode de régulation est défini comme « un ensemble de médiations qui maintiennent les distorsions produites par l'accumulation du capital dans des limites compatibles avec la cohésion sociale » (Aglietta, 1997), ou encore comme « un ensemble de normes, d'institutions, de formes organisationnelles, de réseaux sociaux et de types de comportement qui peuvent stabiliser le régime d'accumulation » (Jessop, 1996). Le fordisme généralisé et l'intervention accrue de l'État sont les deux éléments clés qui permettront la sortie de crise puis la longue croissance d'après-guerre. Le premier est défini comme la combinaison d'une production et d'une consommation de masse (le mot a été créé par Gramsci et repris par les régulationnistes). Le second se caractérise par l'État régulateur (politique macroéconomique, gestion des relations de travail) et par l'État-providence (redistribution des revenus et protection sociale). La crise classique opérait une reprise par la baisse des salaires, ce qui rétablissait les taux de profit. Mais cela ne peut plus jouer en 1929 car la montée du salariat depuis le début du siècle fait que les salaires occupent maintenant une part importante du Revenu national. La baisse des salaires ne peut que déprimer la demande globale et aggraver la situation (Rosier, 1993).

 

 

3.4. Kindleberger et les désordres économiques internationaux

“To hell with Europe and the rest of those nations!”   Thomas Schall, sénateur du Minnesota, 1935

 

Les facteurs essentiels de la crise sont pour Charles P. Kindleberger les déséquilibres monétaires internationaux (voir aussi Néré, 1973), les excès et l'instabilité du crédit, l’insuffisance du prêteur de dernier ressort, les effets de propagation internationale par les prix des matières premières et les crises de liquidité. Il conteste totalement l'explication monétariste basée sur l'insuffisance de monnaie, ainsi que l'explication keynésienne liée à la faiblesse de la demande globale. La baisse des prix n'est liée à aucun de ces deux éléments, il s'agit d'une baisse structurelle qui s'explique par le rationnement du crédit : les firmes voient les stocks s'accumuler parce que les ventes à crédit sont ralenties par les mesures de restriction des banques, et elles doivent baisser leurs prix pour tenter d'écouler la production. De même que l'inflation structurelle ou inflation par les coûts n'est liée ni à l'excès de la demande ni à l'abondance de monnaie, la « déflation structurelle » ne peut s'expliquer par un resserrement de ces deux variables (Kindleberger, 1990).

La crise devient mondiale car les États-Unis n'acceptent pas de jouer le rôle central de stabilisation de l'économie internationale comme la Grande-Bretagne l'avait fait jusqu'en 1914[61]. Ils poursuivent leur politique isolationniste[62] au moment où ils auraient dû s'ouvrir. Ils pratiquent le protectionnisme, refusent la coopération internationale, exigent le recouvrement de dettes impossibles à payer, ferment leurs frontières à l'immigration, etc. Le grand tournant se produit entre 1924 et 1925, quand les exportations de capitaux américains dépassent celles de la Grande-Bretagne, et l'on peut situer à cette époque le changement de leadership sur l'économie mondiale. Or d'un côté les États-Unis ont des créances sur l'Europe, créances anciennes issues de la guerre, et nouvelles à la suite des prêts des années vingt, surtout à l'Allemagne, et de l'autre ils mènent une politique protectionniste qui empêche le développement des exportations européennes et donc toute possibilité de remboursement de ces mêmes créances. Le tarif Smoot-Hawley de 1930 est à l'origine d'une vague de représailles et de la généralisation du protectionnisme, alors même que les États-Unis auraient dû à ce moment ouvrir leurs frontières pour enrayer la dépression. Un pays créditeur doit laisser ses débiteurs accroître leurs exportations chez lui s'il veut jamais être remboursé. L'incohérence de la position américaine est à l'origine du déséquilibre des finances mondiales entre les deux guerres.

On a avancé l'idée que cette absence américaine était due à un manque de maturité des dirigeants politiques, mais la raison principale semble ailleurs. L'Angleterre était au centre du système d'échanges et de paiements mondiaux : pays ouvert et libre-échangiste, elle dépendait de ses relations économiques extérieures. Ce n'est pas le cas de l'Amérique, largement autosuffisante et repliée sur son vaste marché interne, qui avait moins d'intérêt à agir comme régulateur de l'économie mondiale. L'épargne américaine se dirigeait essentiellement vers les placements domestiques, à la différence de l'Angleterre d'avant 1914 : moins de 5 % des placements US allaient à l'étranger dans les années vingt, contre 50 % au début du siècle pour la Grande-Bretagne (Kuznets, cité par Musolino, 1997). Comme le dit Kindleberger (1973), « en 1929, l'Angleterre ne pouvait plus stabiliser l'économie mondiale et l'Amérique ne le voulait pas ; quand chaque pays se mit à protéger ses intérêts nationaux propres, l'intérêt mondial fut évacué et avec lui les intérêts privés de chacune des nations ». Si les deux pays, la grande puissance déclinante et la grande puissance montante, avaient coordonné leurs politiques de façon à mettre en place des prêts internationaux, un système de change stable et des politiques de relance, la dépression décennale aurait pu être évitée. Un modèle économétrique de Foreman-Peck, Hallett et Ma (1996) tente d'évaluer l'effet de ces politiques, si elles avaient été menées par les deux nations anglo-saxonnes, suivies par la France et l'Allemagne.

André Philip (1963) développe des analyses voisines : les causes de la crise résident dans la faiblesse du système bancaire et le refus par les États-Unis d'assumer leur rôle d'économie leader, refus qui se manifeste par le maintien d'une politique protectionniste dans les années vingt et trente (relèvement des droits de douane en 1922 et 1931), ainsi que par l'absence de sorties régulières de capitaux comme c'était le cas pour l'Angleterre à la fin du XIXe siècle. La politique monétaire américaine aggrave en outre les déséquilibres de l'économie mondiale. En effet, la balance courante reste excédentaire et les entrées de devises et d'or impliqués par cet excédent sont stérilisées par les autorités monétaires, sous l’influence de Benjamin Strong, gouverneur de la Banque fédérale à New York. Au lieu de donner lieu à un gonflement de la masse monétaire et donc une hausse des prix qui aurait réduit l'excédent, la politique d'open market freine l'accroissement de l'offre de monnaie. Les pays européens ne peuvent donc développer leurs exportations vers les États-Unis et sont par là dans l'incapacité de rembourser les dettes de guerre ou de payer les réparations exigées. Quant à l’activité bancaire, elle n'est pas suffisamment réglementée et contrôlée par la Réserve fédérale. Celle-ci est d'ailleurs de création récente (1913) et pendant tout le XIXe siècle, les États-Unis se sont passés de banque centrale (cf. t. 2 p. 262). La multiplication des State Banks qui se livrent  « sans contrôle à tous les excès » explique le nombre ahurissant des faillites bancaires pendant la crise. Ainsi la pratique risquée du financement des investissements par des dépôts à court terme est générale et explique les fermetures lorsque les déposants paniqués affluent aux guichets pour retirer leurs fonds.

Isaac Johsua (1999) voit la crise comme une conséquence de l'évolution rapide des structures sociales et géopolitiques depuis le début du siècle : essentiellement l'extension du salariat pour les premières, et le changement de leadership mondial pour les secondes. L'accroissement des salariés par rapport aux professions indépendantes (fermiers, artisans, entrepreneurs, professions libérales) fragilise l'économie, car dans une société de travailleurs indépendants, les risques de chômage et de déflation sont moindres (les fermiers et petits patrons poursuivent leur activité même en cas de difficultés, au contraire les grandes entreprises licencient massivement ce qui favorise la déflation). L'absence de leadership, dans le passage de la Grande-Bretagne aux États-Unis, favorise une anarchie mondiale qui va se traduire par une montée générale du protectionnisme, facteur essentiel de la dépression.

Pour la New Economic History[63], la crise a également un caractère mondial, et ses auteurs insistent sur le rôle de l'instabilité créée par le traité de Versailles (réparations, dettes de guerre). Les déséquilibres des finances internationales, la situation impossible faite à l'Allemagne dans les années vingt, les règles déflationnistes de l'étalon-or (les golden fetters[64] de Barry Eichengreen), expliquent l'ampleur mondiale de la grande dépression, qui apparaît ainsi comme une conséquence de plus de la Première Guerre mondiale. Les pays restés le plus longtemps dans le système de l'étalon-or sont ceux où le sous-emploi a été le plus important et le plus durable. Ceux qui ont dévalué et qui en sont sortis ont obtenu de meilleurs résultats (tableau 10). Actuellement les interprétations qui font de l'étalon-or le grand responsable de la faible croissance pendant les années trente sont dominantes en économie internationale. Bernanke (2000) résume ces analyses : après 1931 ou 1932, il y eut une divergence profonde entre les pays qui avaient abandonné l’étalon-or et ceux qui l’avaient conservé, et cette différence s’explique par le fait que ceux qui en étaient sortis « avaient plus de liberté pour mettre en œuvre des politiques monétaires expansionnistes ».

 

 

Tableau 10  Production industrielle, évolution de 1929 à 1935

Pays du bloc-or

Pays à contrôle des changes

Pays de la zone sterling

Pays ayant dévalué

- 20,6 %

- 10,2 %

+ 18 %

+ 14,1 %

Source : Eichengreen, 1992

 

3.5. Analyses marxistes

 

La crise est une crise de surproduction classique du capitalisme, plus spécifiquement du « capitalisme monopoliste atteint de pourrissement », selon le Manuel d'Économie politique de l'Académie des Sciences de l'URSS (cité par Guillaume/Delfaud, 1992). La sous-consommation est due à l'injustice du système qui répartit les revenus de façon extrêmement inégalitaire. La classe dominante ne réalise pas assez d'investissements productifs, elle préfère spéculer car elle ne voit pas l'utilité d'accroître les capacités de production, ses propres besoins étant amplement satisfaits : « L'égoïsme de classe conduit donc à un aveuglement total. La bourgeoisie est son propre fossoyeur » (ibid.).

Eugène Varga (1879-1964) est le principal auteur marxiste de la période stalinienne. Économiste hongrois émigré à Moscou, il dirige entre 1927 et 1947 l' « Institut d'Économie et Politique mondiales » (Mirovoe Khoziaistvo i Mirovaya Ekonomika), principal centre en Russie de recherche sur le capitalisme. Varga présente la vision soviétique officielle dans ses multiples ouvrages sur les crises capitalistes (dont celui de 1935 : La Crise économique, sociale et politique), crises qui sont à l'origine des processus révolutionnaires et même « le préalable à la révolution mondiale ». Il s’agit d’un renouvellement de l'analyse marxiste, qui prend en compte diverses caractéristiques absentes chez Marx : l'évolution du capitalisme en une structure de monopoles et d'oligopoles, le développement de l'impérialisme, la crise agricole, la survivance de petits producteurs indépendants (artisans, paysans, commerçants) qu'on ne peut classer ni dans la bourgeoisie ni dans le prolétariat.

L’interprétation de Varga passe par les difficultés du crédit, les dévaluations, la propagation internationale, les dettes externes, etc. Elle est assez classique et pourrait être menée dans ses prémisses par un économiste libéral[65]. Son scepticisme par rapport au New Deal apporte de même peu d'éléments nouveaux. Plus originale est sa conception de la crise agricole. Il considère que cette vaste crise, mondiale, démarrée lors des années vingt, coupe la bourgeoisie d'un appui traditionnel : les masses paysannes réputées conservatrices. Elle ne trouve plus dans ces dernières un allié contre le prolétariat, ce qui d'une part la fragilise et peut faciliter le rôle de la classe ouvrière, et d'autre part ouvre de nouvelles perspectives pour la révolution mondiale dans les pays ruraux attardés.

Varga observe le rôle croissant de la régulation étatique dans les pays touchés par la crise. Il reste prudent sur les chances d'une révolution socialiste et insiste, dans la tradition de Lénine, sur le rôle des conflits de classe et des partis communistes, plutôt que sur une évolution inévitable du système. On lui a reproché de ne pas avoir relié suffisamment la fin du capitalisme avec la montée de l'URSS, dont la seule présence offrait un modèle et un stimulant aux travailleurs des pays capitalistes, tout en les affaiblissant par la disparition d'un vaste marché et de perspectives de placement et d'exploitation des masses. Il considère cependant que la crise durera jusqu'au triomphe du socialisme sur le capitalisme et prévoit dès 1934 l'arrivée d'une nouvelle guerre qui pourrait être l'occasion de gains révolutionnaires :

« Une nouvelle guerre mondiale est inévitable, à moins bien sûr que le prolétariat ne prenne les devants. L’Histoire a donné ce choix aux travailleurs : soit se faire massacrer au service de la bourgeoisie, ou bien retourner les armes contre leur propre bourgeoisie, transformer la guerre impérialiste en guerre civile, sous la direction de partis communistes, et renverser la bourgeoisie une fois pour toutes. »

Staline lui-même a résumé les thèses de Varga au XVIIème Congrès du PCUS, en deux points :

« 1) Les crises économiques ne mènent pas nécessairement à la révolution car celle-ci doit être préparée par un parti révolutionnaire fort et organisé. 2) La poursuite de la révolution mondiale dépend d'autres guerres qui opposeront nécessairement l'Union soviétique et les nations capitalistes. La victoire soviétique élargira les bases de la révolution. On ne peut douter qu'une deuxième guerre contre l'URSS conduira à la défaite complète des agresseurs, à la révolution dans nombre de pays en Europe et en Asie, et à la destruction des gouvernements bourgeois ou féodaux de ces pays. »

 

La crise de 29 semble bien sonner le glas du capitalisme et justifier les analyses marxistes. Le gaspillage du système paraît insensé, par exemple « des stocks énormes de denrées invendues : stocks de blé et de maïs, balles de coton, sacs de café, masses de bétail s'accumulant pour être livrés à la destruction. Absurde spectacle de foules affamées devant des greniers trop pleins. » (Baumont). Autant de pratiques malthusiennes où on voyait naturellement la preuve de l'inefficacité et de l'immoralité du système capitaliste de marché, alors que l'avenir de l'humanité se jouait pour beaucoup dans le système socialiste naissant en URSS. Dans ce dernier, dirigé par un guide merveilleux, le glorieux Staline, seules la rationalité et la justice semblaient avoir cours, on produisait selon des principes scientifiques en demandant « de chacun selon ses capacités » pour bientôt lui fournir « selon ses besoins ».

Il est bien sûr facile d'ironiser lorsqu'on a soixante-dix années de recul et qu'il apparaît clair à presque tous aujourd'hui que l'URSS a combiné un système meurtrier avec une inefficacité économique latente, mais à l'époque le capitalisme apparaissait bel et bien comme un système condamné, même aux conservateurs comme Schumpeter dans son fameux Capitalisme, Socialisme et Démocratie (1942), alors que le socialisme semblait la seule solution viable. Schumpeter entame la deuxième partie du livre par la formule célèbre :     Le capitalisme peut-il survivre ? Non, je ne crois pas qu'il le puisse…

Et la troisième partie par : Le socialisme peut-il fonctionner ? À coup sûr, il le peut.

Si les deux questions étaient en 1942 essentielles, les deux réponses ont été démenties par les faits : le capitalisme a survécu et même gagné la presque totalité des pays de la planète, le socialisme réel s'est révélé incapable de fonctionner et le grippage de tout son système de production et de distribution a entraîné l’effondrement. La principale critique qu’on peut faire aux explications marxistes sur la crise et le capitalisme est en contrepartie qu’elles font peu de cas de la complexité du système politico-économique atteint par les pays industriels et surtout de la capacité des institutions du capitalisme à s'adapter et se réformer, comme le montrera l'après-guerre (ch. 6 et 7).

 

Les synthèses : typologies et explications de la crise

I  Gazier (1989) fait un classement éclairant des diverses explications de la crise de 1929, en distinguant d'une part entre celles qui proposent une cause unique (monisme) et celles qui invoquent des causes variées (syncrétisme), et d'autre part entre celles qui font appel à des influences extérieures (exogènes) et celles au contraire qui retiennent des causes internes (endogènes). Il distingue également entre les premières analyses, celles de l’époque, libérales (1) ou marxistes (4), et les analyses actuelles ou contemporaines, régulationnistes (2) ou monétaristes (3). Les théories libérales d'hier (1) et le monétarisme néolibéral d'aujourd'hui (3) invoquent des facteurs exogènes, les théories marxistes d'hier (4) et le régulationnisme néomarxiste d'aujourd'hui (2) reposent sur des facteurs endogènes

 

                                               Explications de la crise de 1929

                                                     Exogènes                                  Endogènes

Syncrétiques               théories libérales (1)               théories régulationnistes(2)

Monistes                     théories monétaristes (3)        théories marxistes (4)

                                                                                              D'après Gazier, 1989

 

Analyses anciennes (contemporaines de la crise) : (1) et (4)

(1) L'explication libérale met en avant une série de causes externes (syncrétisme exogène) et préconise un retour aux règles pures et dures du marché pour sortir de la crise, une purge (Gazier, 1989).

(2) L'explication marxiste invoque une cause unique interne (monisme endogène), l'évolution du capitalisme caractérisée par la baisse du taux de profit, et préconise le socialisme.

Analyses récentes (après 1945) : (2) et (3)

(2) l'explication régulationniste ou néomarxiste analyse la crise comme une mutation du système capitaliste aux interactions multiples (syncrétisme endogène).

(4) l'explication monétariste ou néolibérale invoque une cause externe (monisme exogène), les erreurs de politique monétaire.

Les analyses récentes sortent du dilemme sur les solutions, purge ou socialisme, puisque la crise appartient au passé, et qu'un capitalisme mixte dirigé a fait la preuve qu'il pouvait fonctionner, assurer croissance et redistribution, et en tout cas éviter le retour d’une crise comparable.

 

II  La synthèse de Heilbroner

“A get-rich-quick philosophy had destroyed normal business and banking caution.”   R.L. Heilbroner

Selon Robert L. Heilbroner (1989) quatre causes principales sont à l’origine de la crise de 29 : la spéculation effrénée, la vulnérabilité agricole, la faiblesse industrielle et les inégalités sociales trop fortes.

a) La spéculation

Sur la base des entreprises productives, des dizaines d'autres, sous forme de holdings companies et sociétés d'investissement (Investment trusts), ne produisant rien, montaient une série de participations et spéculaient sur les actions, érigeant une structure de crédits en forme de châteaux de cartes qui sera balayée lors de la dépression. Le public peut acheter des actions de ces sociétés cotées en Bourse, qui elles-mêmes possèdent des actions d'autres firmes et aussi des titres de sociétés non cotées, ce qui élargit l'accès des ménages au marché financier. Les achats en Bourse, en expansion rapide avant la crise, ne changent pas la masse monétaire, mais ils opèrent un transfert depuis la « circulation de transaction » vers la « circulation financière », ce qui réduit la demande de biens réels et exerce donc un effet déflationniste.

b) La vulnérabilité de l'agriculture

Le fermier était, dans les années vingt, l'homme malade de l'économie américaine, son revenu par tête représentait moins de la moitié de celui des travailleurs de l'industrie en 1910, moins d'un tiers en 1930. Les fermiers indépendants tombaient de plus en plus sous la coupe de propriétaires terriens et devenaient tenanciers. La productivité stagnait en comparaison des autres secteurs. Confrontée à une demande inélastique et à un marché concurrentiel, la relative abondance de l'offre se traduisait en baisse des prix et des revenus paysans. À son tour celle-ci exerçait des effets déflationnistes sur l'économie dans son ensemble et notamment sur l'industrie qui trouvait des débouchés insuffisants dans le secteur rural.

c) La faiblesse industrielle

Dans les années vingt, malgré la croissance de la production industrielle, l'emploi stagnait dans la plupart des secteurs. La hausse générale de la productivité – de +60% par exemple dans le secteur manufacturier entre 1920 et 1929 – ne s'accompagnait pas d'une hausse des salaires ou d'une baisse des prix suffisantes. En fait les profits furent les seuls à augmenter dans la période, ils étaient en gros trois fois plus élevés en 1929 qu'en 1920. Philip (1963) décrit aussi les difficultés de l'industrie américaine dans les années vingt : la prospérité de quelques secteurs (automobiles, appareils ménagers comme les radios) cache les difficultés des autres (chemins de fer, bâtiment, textiles, mines).

d) Les inégalités des revenus

Ainsi, l'inégalité des revenus augmentait avec l'explosion des profits et la consommation populaire avait tendance à stagner. En 1919, les 5% les plus riches percevaient 24% du Revenu national, en 1929 ils en touchaient 33,5%, tandis que la part des 1% du sommet passait de 12 à 19%... Les perspectives de profits futurs étant limitées par le manque de débouchés et la disparition de la confiance au début de la crise, l'investissement s'effondra de 6 milliards de dollars en 1929 à 1,6 en 1932. La production de biens d'équipement chuta de 90% entre 1929 et 1933, provoquant un chômage massif, responsable d'un tiers du sous-emploi total. Un effet multiplicateur à la baisse amplifia la chute de l'investissement tout au long des années trente. La consommation baissa de 79 milliards de dollars en 1929 à 49 en 1933, réduisant encore plus les perspectives d'investissement.

« La grande dépression peut être essentiellement caractérisée par un énorme et durable effondrement du taux de formation du capital » (Heilbroner). Les salaires représentaient en 1920 58% du Revenu national et 46% seulement dès 1924. De 1925 à 1929, la production augmente de 26%, la productivité dans l'industrie de 37%, les salaires de 14% (Philip, 1963).

 

III  Duménil et alii (1986), dans une étude particulièrement bien documentée en travaux des années trente, classent quant à eux les explications en quatre types :

— Celles qui mettent en avant le manque de flexibilité des prix des biens et des facteurs, par rapport au XIXe siècle, notamment la rigidité des salaires à la baisse. Les salaires réels augmentent dans les années vingt (voir supra) et les ajustements à la baisse deviennent impossible du fait du renforcement des syndicats.

— Celles qui reposent sur le manque de débouchés pour la production, dû à l'inégale répartition des revenus, la faiblesse de la consommation, dans la version keynésienne des années trente (insuffisance de la demande globale) ou la version régulationniste des années soixante-dix (absence de consommation de masse pour équilibrer une production de masse). Duménil et alii contestent l'aggravation de la répartition des revenus dans les années vingt, car les salaires réels ont augmenté et la part du capital dans le Revenu national a eu tendance à baisser juste après la guerre puis à stagner dans les années vingt : « un étrange cas d'amnésie historique... le mythe de la distorsion de la répartition à l'avantage du capital... Les années vingt peuvent être caractérisées par un important biais de la distribution à l'avantage des salaires et non l'inverse » (Duménil et alii, 1986)[66].

— Celles qui attribuent aux phénomènes monétaires un rôle majeur dans la déflation. Les analyses monétaristes de Friedman et Schwartz portent sur les politiques internes. Les analyses de Brown (1940), Ohlin (1931) et plus récemment Kindleberger (1973) mettent l'accent sur les déséquilibres monétaires internationaux. Pour ces derniers auteurs, la spéculation boursière à Wall Street entraîne un afflux massif de capitaux européens à New York, privant des pays comme l'Allemagne ou la Grande-Bretagne de devises et les forçant à restreindre leurs importations, ce qui provoque la crise par un processus cumulatif de baisse des échanges. À cela s'ajoutent les effets déflationnistes du retour à l'étalon-or (en 1924 en Allemagne, en 1925 en Angleterre et en 1928 en France) et les effets déstabilisateurs d'un système monétaire sans centre, dans lequel Londres et New York se disputent la suprématie.

Ayant analysé les faiblesses de ces diverses explications, les auteurs présentent leur interprétation des causes de la crise, dont ils voient les racines bien avant 1929, et qu’on pourrait résumer dans l’idée de déséquilibres structurels :

— La hausse des coûts salariaux pendant et après la Première Guerre mondiale provoque une adaptation de l'appareil productif industriel par une série d'innovations (rationalisation, organisation scientifique, travail à la chaîne, mécanisation accélérée) pour augmenter la productivité. Celle-ci progresse rapidement durant les années vingt.

— Cet accroissement n'est cependant pas suffisant pour rétablir le taux de profit qui reste à un niveau inférieur à celui d'avant-guerre. Il n'y a pas d'aggravation dans la répartition des revenus durant les années vingt, au contraire les salaires réels s'apprécient et augmentent leur part du Revenu national.

— Dans le même temps, les nouvelles techniques de production donnent lieu à un essor plus rapide des secteurs produisant des biens de capital. Lors de la crise, ces industries seront plus touchées car l'investissement baisse bien davantage que la production de biens de consommation.

— Malgré la stagnation du taux de profit, les dividendes distribués augmentent, mais moins vite que le cours des actions dont la hausse est totalement irréaliste par rapport à la valeur réelle des entreprises et leur rentabilité. Cela est possible du fait de l'abondance des liquidités des firmes et des particuliers dans une période de crédit facile. Le krach des valeurs mobilières est inscrit dans l'écart entre l'évolution des dividendes et celle des cours, car au fur et à mesure qu'il se creuse le rendement des titres diminue et les détenteurs sont donc de plus en plus incités à vendre. De plus, les émissions de titres d'entreprises financières se multiplient au détriment des entreprises productives.

— La bulle spéculative éclate en octobre 1929, provoquant la débâcle bancaire et l'effondrement de l'activité économique réelle. Des États-Unis la dépression se propage à l'Europe, puis devient mondiale.

 

IV  Les erreurs de politique économique.

Une crise cyclique particulièrement forte a été transformée en dépression majeure du fait de trois erreurs énormes de politique économique, principalement dans le pays où la crise a été déclenchée et dont l'économie avait un poids déjà déterminant dans le monde.

– La première erreur fut d'avoir augmenté et maintenu à un niveau élevé les taux d'intérêt. Dans un premier temps, pendant les années vingt, la politique monétaire est laxiste et cela alimente la spéculation. Le cours des titres augmente de 300 % entre 1924 et 1929, pour plonger ensuite de 84 % entre 1929 et 1932. Lorsque celle-ci prend des proportions alarmantes, la Banque fédérale augmente les taux, en 1929. Mais par la suite, une fois la crise déclenchée, elle maintient des taux anormalement élevés. Au pire moment de la crise bancaire, en 1930-1931, alors que les banques sont à court de liquidité, le Fed réduit l'émission monétaire. En 1931-1932, lorsque la livre décroche de l'or, le Fed augmente encore ses taux pour empêcher les sorties de capitaux, suivi en cela par les autres Banques centrales.

– La seconde erreur réside dans la politique protectionniste du commerce extérieur. Le Congrès et le président Hoover avalisent la loi Smoot-Hawley sur les tarifs, ce qui va entraîner des représailles en chaîne et un effondrement des deux tiers du commerce mondial entre 1930 et 1933, au moment où les échanges internationaux pouvaient jouer un rôle essentiel pour maintenir le niveau de production.

– Enfin, au moment où des dépenses publiques élevées ou des impôts réduits auraient permis de maintenir la demande globale, la plupart des gouvernements réduisent au contraire leurs dépenses, augmentent les impôts, pour équilibrer le budget national. Le secteur public représentait déjà 20 à 30 % du PIB en Europe, selon les pays, mais seulement 8 % aux États-Unis.

 

 

Conclusion

“Only in America, with nothing but a dream,

  Only in America, where every man's a king!”

Johnny Cash, Harley

(La formule Every Man is a King était un des slogans de Huey Long, leader populiste de Louisiane, cf. supra)

 

L'essence du changement occasionné par la crise et les nouvelles politiques économiques mises en place fut que les gouvernements ont cherché « à altérer la structure de certains marchés pour permettre au mécanisme de la concurrence de donner des résultats socialement acceptables » (Heilbroner, op. cit.). L'idée que les marchés, laissés à eux-mêmes, fonctionnent mal (en dégageant par exemple des externalités négatives – pollution, produits dangereux pour les consommateurs, manque de sécurité pour les travailleurs, placements risqués pour les épargnants, etc. –, tend à remplacer aux États-Unis celle d’un laisser-faire valable en toutes circonstances. Le gouvernement doit alors intervenir pour fixer des règles assurant la sécurité (transport aérien, industrie automobile, médicaments, par exemple) et aussi des lois sociales pour régir le marché du travail. L'État apparaît ainsi, dans l'esprit d'une majorité d'Américains, non plus comme le gendarme ou le veilleur de nuit d'Adam Smith et des libéraux, mais comme « le moyen pour une société démocratique de résoudre les tensions entre la sphère économique et les valeurs non économiques » (ibid.).

D'autre part, au niveau macroéconomique, l'État doit mener une politique de régulation globale, une régulation appelée plus tard keynésienne. Du monde du XIXe siècle basé sur l'épargne, où la consommation est condamnée (les bourgeois n'allument qu'une ampoule dans la maison, ferment leur salon sauf pour les jours de fête), on est passé après la crise à un monde basé sur la dépense, la consommation, la déconsidération de l'épargne orchestrée par Keynes. La société de consommation s’étend sur de nouvelles bases, avec des salaires réels en hausse capables d’absorber la production, et le capitalisme devient dirigé, les niveaux de la production et de l'emploi sont contrôlés par le gouvernement et soustraits aux aléas du marché. Les cycles sont atténués par des politiques de relance en cas de récession et de freinage en cas d'expansion inflationniste. En 1946, l'Employment Act aux États-Unis précise que « la responsabilité permanente de la politique économique de l'État fédéral est de fournir une production, un pouvoir d'achat et un emploi les plus élevés possibles ». La répartition des revenus, sous l'effet des nouvelles politiques, s'améliora considérablement : les 5 % des Américains les plus riches, qui touchaient 30 % du Revenu national en 1929, étaient descendus à 24 % en 1941 et 21 % en 1946 (tandis que le 1 % au sommet passait de 19 % à 10 % puis 8 %). Le mouvement se poursuivit après-guerre jusqu'à la présidence Reagan (années 80). Avec la montée des classes moyennes, liée à cette répartition plus égalitaire, l'impôt sur le revenu concerna un nombre croissant de ménages : en 1929, 2,5 millions de foyers le payaient, ils étaient 7,4 millions en 1940. En même temps, les dépenses publiques passaient de 8 % du PIB en 1929 à 14 % en 1939 et 20 % en 1959. Cette évolution s’étendit à tous les pays industriels après 1945, qui accèdent dans les années cinquante à des sociétés capitalistes de consommation, régulées par les pouvoirs publics (voir chapitre 6). Avant d’atteindre cette étape, cependant, les démocraties de marché auront à affronter les régimes autoritaires dans une guerre sans merci (chapitre 5).

 

 

Voir All too familiar et Could it happen again?
 

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[1]  Le président du NEC (National Emergency Council) note en 1934 : « J'ai vu de vieux amis – des hommes avec qui j'avais été à l'école – creuser des tranchées et poser des canalisations. Ils portaient leurs habits habituels de cadres et ils travaillaient ainsi parce qu'ils ne pouvaient pas se payer des vêtements de travail et des bottes en caoutchouc… »

[2] La date exacte de sa mort est contestée, il a été vu la dernière fois au cours d'un procès en mars 1931 (voir Bairoch, 1997, t. 2, p. 388). Selon d’autres sources, Nicolaï Dimitrievitch Kondratief aurait été fusillé en 1938 à l'âge de 46 ans, cf. Dockès-Rosier, 1984.

[3] Souligné par nous.

[4] Un auteur européen aurait sans doute indiqué, à la place de 1776, 1789 et le lecteur francophone peut s'étonner que cette année là ne figure pas dans la liste donnée par l'auteur... Dans un ouvrage plus récent (Galbraith, 1992), il ajoute les années 1945 et « peut-être » 1990.

[5] Voir Duménil et alii (1986) : « la période 1915-1930, dans son ensemble, se caractérise par une croissance exceptionnelle des salaires réels ».

[6] Son rival démocrate, Al Smith (1873-1944), souffrait d'être catholique et opposé à la prohibition de l'alcool, encore largement soutenue par le front moral.

[7] Point contesté par certains auteurs, comme Duménil et alii, voir page .

[8] La Bourse de New York à Wall Street avait été fondée en 1817.

[9] Galbraith, comme beaucoup d’autres, ironise sur « la déclaration historique » ou « le jugement immortel » du professeur de Yale (éd. Payot, 1961, p. 95 et 118). Après le krach, Fisher mit en cause des phénomènes irrationnels pour expliquer son erreur : « C'était la psychologie de la panique ; c'était la psychologie de la foule... La chute du marché est largement due à la psychologie, d'après laquelle il baissa parce qu'il baissa » (op. cit., p. 170). Irving Fisher était lui-même un gros spéculateur, un spéculateur qui l'emporta sur l'économiste. Il perdit des millions de dollars, en fait la fortune de son épouse, et survécut grâce à son poste à l'université. Voir Ph. Simmonot, « Pas de krach en vue, prévoit le professeur Irving Fisher », Les 20 erreurs économiques du XXe siècle - 15 octobre 1929, Le Nouvel Économiste, 06/04/2001.

[10]  En un jour, le mardi 29, les gains d'une année de hausse sont annulés. C'est « le jour le plus dévastateur dans l'histoire de la bourse de New York, et peut-être aussi dans toute l'histoire des bourses » Galbraith (1961).

[11] « André Maurois rapporte qu'il entendit une Américaine, débarquant à Paris en 1932, dire d'un ton lugubre : "Steel est à 22... C'est la fin du monde". » (Teulon, 1992).

[12] On estime cependant à seulement 1 % du Revenu national l'effet de perte de richesse (Arnould, 1989). En effet la plupart des spéculateurs perdent un capital fictif et non leur source de revenu, ce qui n'entraîne pas de réduction immédiate de leur consommation.

[13] Voir Elmus Wicker, The Banking Panics of the Great Depression, Cambridge University Press, 1996.

[14] « Les Okies sont les réfugiés du Dust Bowl of Oklahoma, des ouvriers migrateurs, saisonniers, le terme est devenu l’équivalent de clochard aux États-Unis. Le mouvement des Okies, ces malheureux de la Terre sèche (Dust bowl), fut déclenché par la crise qui les obligea à émigrer. Ces sans-travail se dirigèrent par milliers vers les États de la côte Pacifique où, gagnant un salaire de famine, ils ne réussirent qu’à prolonger leur misère comme ouvriers ou manœuvres agricoles, mangeant peu et couchant dans des camps. On estime qu’entre 1930 et 1937, plus de 150 000 familles d’Okies émigrèrent ainsi, principalement d’Oklahoma, vers la côte… Leur triste existence, leur hallucinante pauvreté furent décrites de main de maître par John Steinbeck dans son roman intitulé The Grapes of Wrath (1939). » Etienne et Simone Deak, Grand dictionnaire d’américanismes, Editions du Dauphin, 1966.

[15] Cette interdiction ne sera levée qu'en 1999, la loi étant devenue caduque avec le développement des techniques modernes de communications (courtage sur Internet, par exemple). Les banques américaines étaient en situation d'infériorité par rapport à leurs rivales européennes ou asiatiques. Le Financial Services Modernisation Act abolit la loi Glass-Steagall et donne le départ des regroupements, il permet l'émergence de géants financiers, des megabanks où tous les métiers de l'argent sont rassemblés (Citigroup, American Express, Chase, BankAmerica, Wells Fargo, Goldman Sachs, Merril Lynch, etc.).

[16] On parle d'aléa moral lorsque le coût marginal privé d'une action est inférieur à son coût marginal social ou collectif. La différence résulte en une allocation non optimale des ressources, à cause de l'utilisation excessive des facilités dont le coût est sous-estimé, par les agents privés.

[17] William Allen White, 1932.

[18] Il imprègne toujours la vie politique du pays puisque les Roosevelt sont restés une référence pour le couple présidentiel Clinton dans les années 1990.

[19] Littéralement, fully fledged citizens, c’est-à-dire avec toutes leurs plumes...

[20] Dans son livre sur la grande dépression en Californie (1996), Kevin Starr décrit le Hoover dam (ou Boulder dam) en termes lyriques : “the concrete sections rose like replicating crystals, like a Bach fugue materialized in concrete, the melodic structure repeated and repeated in counterpoint until each repetition coalesced into a completeness that bode the very universe with the music of some primal stuff seeking form and meaning against the void” (Endangered dreams: The Great Depression in California, Oxford University Press).

[21] Voir le film d'Elia Kazan, Le Fleuve sauvage (1960), avec Montgomery Clift, Jo Van Fleet et Lee Remick.

[22] Voir Patrick Reagan, Designing a new America: The Origins of New Deal Planning, 1890-1943, Amherst: University of Massachusetts Press, 1999.

[23] Voir l’analyse de la vision des femmes dans le New Deal par Landon Storrs (2000) et par Jay Kleinberg (dans Garson et Kidd, 1999) : elles sont considérées comme « la moitié maternelle de l’humanité » (The mother’s half of humanity), l’approche égalitaire n’est pas encore tout à fait celle de l’époque.

[24] Du porc salé est cependant distribué aux chômeurs, provenant de cet abattage qui coûtera 30 millions de dollars à l'État.

[25] Avec la démonétisation de l'or, les Américains recouvrèrent ce droit en 1974, le métal jaune devenant une matière première comme les autres.

[26] 31,1 grammes, voir note 34.

[27] Les épargnants français notamment, échaudés par la déroute des emprunts russes, abandonnent définitivement l'Europe centrale et orientale pour la sécurité supposée des placements anglo-saxons…

[28] Dans son ouvrage The Purchasing Power of Money (1911). Fisher est un des cofondateurs et le premier président de la Société d'Économétrie (Econometric Society) en 1930. Pour lui une théorie n'était utile que si « elle conduisait à un travail appliqué où une analyse quantitative de données statistiques pouvait être réalisée » (Pearce, 1983). Voir la biographie de Fisher par Allen (1993).

[29] L'embauche est interdite au-dessous de seize ans, mais en fait le travail des enfants était très peu pratiqué aux États-Unis à cette époque.

[30] Sans maintien du salaire hebdomadaire, contrairement à la pratique française lors du Front populaire – les 40 heures – et avec loi sur les 35 heures actuellement.

[31] Sur le salaire minimum aux États-Unis, voir Nordlund, 1997 et Waltman, 2000. Le concept de salaire minimum est soutenu par le mouvement progressiste au début du siècle, avec des arguments comme la nécessité de valoriser le travail dans la société, pour ses vertus sociales et pour l’intégration des individus.

[32] Sur le Wagner Act, voir Freeman, in Bordo et alii, 1998.

[33] Rappelons que le mot « libéral » n'a pas le même sens en Amérique et en Europe. Il désigne un partisan du libéralisme économique sur le Vieux Continent, alors que dans le Nouveau il s'agit plutôt d'un adepte du libéralisme politique, ouvert aux idées et aux pratiques nouvelles, un progressiste... Aux États-Unis, un liberal serait un « homme de gauche », en Europe un libéral est situé à droite.

[34] Il n'y a pas de prêteur international dans le monde jusqu'à la création de la Banque des Règlements Internationaux (BRI) en 1930.

[35] L'Anschluss (« réunion, rattachement » en allemand) désignait l'union politique des deux pays qui semblait devoir suivre cette intégration économique. Elle était interdite par les clauses du traité de Versailles et naturellement redoutée par les puissances occidentales. Réclamée par les nazis autrichiens de Seyss-Inquart, elle sera réalisée par le coup de force de Hitler le 15 mars 1938, puis approuvée par la population autrichienne à 99,73 % lors du référendum du 10 avril (voir ch. 3).

[36] Soit 12,44 kg. Selon les anciennes mesures de poids britanniques, une once Troy (ounce ou oz. Troy), utilisée pour les métaux précieux, est égale à 31,1 grammes ; une once « Avoirdupois » (ounce ou oz.), pour l'usage courant, est égale à 28,35 grammes et une livre (16 onces) correspond à 453,59 grammes.

[37] « Pour redonner de la compétitivité au charbon, on décide de baisser les salaires des mineurs. Ce qui déclenche, en mai 1926, par solidarité avec les gueules noires, une grève générale. Churchill le prend très mal : "Nous sommes en guerre [contre les syndicats], déclare-t-il tout de go. Il faut aller jusqu’au bout." De fait, il s’entêtera dans sa politique jusqu’à ce que le gouvernement soit chassé du pouvoir par la défaite des conservateurs, aux élections de 1929. »  Ph. Simmonot,  « Churchill rétablit la convertibilité or de la livre », Les 20 erreurs économiques du XXe siècle - 28 avril 1925, Le Nouvel Économiste, 23/03/2001.

[38] Churchill avouera plus tard son erreur en privé (« Ce fut la plus grande bévue de ma vie »), mais en public, il accusera Norman Montagu, gouverneur de la Banque d’Angleterre (« J’espère qu’il sera pendu… »).

[39] Dominé par les conservateurs qui reviennent au pouvoir après une victoire écrasante aux élections de novembre 1931 (473 députés sur 550…). Il est d’abord dirigé par le travailliste MacDonald (1931-1935), puis les conservateurs Baldwin (1935-1937) et Chamberlain (1937-1940).

[40] La baisse des salaires est très mal perçue et provoque même un début de mutinerie dans la Royal Navy : les marins de sa Majesté se mettent en grève pour s'opposer à la baisse de leur solde, comme de vulgaires bolcheviks de la mer Noire ! Le gouvernement prend peur et préfère dévaluer (Néré, 1973). Simmonot (2001) rappelle également cet épisode : « le 15 août, chose inouïe, des marins de la flotte stationnée à Invergordon (Ecosse) manifestent contre les réductions de salaires. Les équipages de sept cuirassés refusent d’appareiller. Stupeur ! Cette fois, c’est la panique. L’or de la Banque d’Angleterre fond comme neige au soleil. Le moment est enfin venu de solder les comptes de la folle mesure prise par Churchill six ans plus tôt. La conversion or du sterling est suspendue le 21 septembre 1931. La livre va pouvoir chuter de 30 % dans les trois mois qui suivent. »

[41] Cependant la disparition des empires (Autriche-Hongrie, Russie, Turquie), qui s'accompagne de la création d'une douzaine de nouveaux États, provoque un effet mécanique d'accroissement du commerce mondial, puisqu’un commerce jusque-là intérieur devient international (les droits de douane n'éliminent pas totalement les échanges).

[42] La première mesure après la guerre date de 1922 aux États-Unis avec le tarif Fordney/McCumber d'environ 38 % qui déclenche déjà des représailles en Europe. Bairoch (1993) défend un point de vue contraire, en contestant l'idée que les années vingt aient été caractérisées par une recrudescence du protectionnisme : la conférence internationale de Genève en 1927-1928 dans le cadre de la SDN aurait fait évoluer l'Europe vers une plus grande ouverture et le commerce international croît pendant la période (+6 % l'an entre 1924 et 1929) ; il relativise ensuite l'ampleur de la dépression qui se caractérise dans les pays développés, à l'exception des États-Unis, plus touchés, par un ralentissement de la croissance (+1,1 % par an entre 1929 et 1939) plutôt que par une chute de la production, en fait un retour au trend du XIXe siècle.

[43] La zone sterling s'étend alors à l'empire britannique, du Canada à l'Australie, mais englobe également les pays scandinaves, ceux du Moyen-Orient liés à la Grande-Bretagne comme l'Égypte, la Perse, l'Irak, et des pays d'Amérique latine comme l'Argentine.

[44] Voir l’ouvrage de Patricia Clavin : The Great Depression in Europe, 1929-1939, St Martin’s Press, 2001.

[45] Voir Le Quai de Wigan de George Orwell (1937), qui décrit la vie quotidienne des mineurs et chômeurs du nord de l'Angleterre entre les deux guerres.

[46] Paradoxalement menée par les conservateurs, au pouvoir de 1931 à 1939.

[47] Le gouverneur de la Banque de France, Émile Moreau, a été en fait le véritable artisan de cette politique. Voir « Le franc Poincaré ou la fin des illusions », L. Fléchaire et J.-M. Vaslin, le Monde, 14 septembre 1999.

[48] B. Blancheton et M.-A. Sénégas, « Réduction du temps de travail : les désillusions du Front populaire », le Monde, 3 février 1998.

[49] Voir « Le Parti socialiste face aux nationalisations », Jean-Louis Robert, le Monde, 11 septembre 2001.

[50] Sur l’histoire économique de la Suède, l’ouvrage classique est celui d’Eli Heckscher (An Economic History of Sweden, 1957) traduit en anglais par Goran Ohlin avec la collaboration d’Alexandre Gerschenkron… Un autre livre, portant exactement le même titre, a été publié récemment, permettant de couvrir la période de l’après-guerre (Lars Magnusson, An Economic History of Sweden, London : Routledge, 2000).

[51] Voir le livre de Susan Strange, Mad Money (1998) qui les passe en revue.,

[52] Dans son livre La Grande dépression,1929-1934, paru en 1935 en France avec une préface de Jacques Rueff.

[53] Un juriste, George L. Harrison, est gouverneur de la Banque fédérale de réserve de New York depuis 1928. Sur ce point, deux économistes aussi opposés que Friedman et Galbraith tombent d'accord : le premier s'interroge sur l'ineptie de la politique monétaire, le second parle de l'incompétence atterrante du Federal Reserve Board.

[54] Le pays « fonctionne presque sans banques, sans crédits, sans dépôts » (Arnould, 1989).

[55] Notamment le fait que les Américains auraient été plus enclins à la panique boursière : « une mémoire immunisante, un meilleur sens de l'histoire, c'est ce qui protège les Européens contre les excès spéculatifs ».

[56] Bien connue et répandue après-guerre, cette politique est nouvelle à l'époque. Elle est apparue en Grande-Bretagne et aux États-Unis dans les années vingt.

[57] Galbraith, 1961, p. 124 ; l'auteur ajoute que Churchill, « dont l'économie n'était pas le point fort », était probablement inconscient de l'avoir provoqué. Ce dernier, alors Chancelier de l'Échiquier, raconte lui-même cet épisode en 1930 (préface au livre de Warshow, cf. bibliographie) : « Comme je descendais Wall Street à l'heure la plus sombre de la panique, une personne inconnue de moi mais pour qui je n'étais pas un inconnu, m'invita à entrer dans la galerie intérieure de la Bourse... Les agents donnaient l'image d'une fourmilière bouleversée, marchant de tous côtés, s'offrant entre eux des paquets énormes de titres, au tiers de leur ancien prix et à la moitié de leur valeur actuelle... »

[58] Voir Laure Bazzoli, L'économie politique de John R. Commons, Essai sur l'institutionnalisme en sciences sociales, L'Harmattan, 2000 ; et de l'auteur lui-même : Institutional Economics, Its Place in Political Economy, 1934.

[59] La crise s'expliquerait par la coïncidence chronologique des trois cycles typiques du capitalisme industriel (les cycles Kondratief, Juglar, Kitchin, cf. t. 2, p. 95 à 100). L'année 1929 correspond à la rencontre fortuite des points de retournement des trois cycles (sommets puis crises), après les phases d'expansion à la fin des années vingt. La gravité de la dépression s'expliquerait en quelque sorte par les effets conjugués de cette synchronisation malencontreuse... François Simiand développe aussi cette interprétation.

[60] Johsua (1999a) critique la thèse régulationniste en montrant que la part des salaires et celle des profits dans le revenu national restent stables pendant les années 20 et que les salaires et la productivité croissent à peu près au même rythme.

[61] Voir Transition of power : Britain’s loss of global pre-eminence to the United States, 1930-1945, de B.J.C. McKercher, Cambridge University Press, 1999.

[62] Un exemple de cet isolationnisme américain avait été le rejet de la SDN par le Sénat après la Première Guerre mondiale, malgré le président Wilson, un de ses principaux artisans.

[63] Voir un survey sur les nouvelles interprétations de la crise de 29 dans Rollinat, 1997 (p. 149 sq.).

[64] Golden fetters, « chaînes d’or » ou « fers dorés », titre de l'ouvrage (1992), devenu un classique moderne sur la question (cf. bibliographie). Peter Temin met également en cause l’étalon-or dans son étude sur la crise dans la Cambridge Economic History of the United States, Vol. 3, The Twentieth Century (2000). Voir aussi Feinstein et alii, 1997.

[65] Voir Tikos, in Van der Wee, 1972, p. 76 sq. ; Gazier, 1989, p. 99.

[66] Cette affirmation va à l'encontre de ce qui est expliqué dans la plupart des ouvrages, comme par exemple celui de Marcel; et Taïeb (1993) qui affirment (sans citer de source) que les salaires réels augmentent de 13 % dans les années vingt, quand les revenus du capital montent de 45 % (p. 133).