À l'Ouest, les crises étaient considérées depuis le XIXe siècle comme partie intégrante du capitalisme, comme des ruptures sur un trend de croissance et de progrès technologiques, ruptures qui permettaient de purger le système, de repartir sur de nouvelles bases, selon le processus de « destruction créatrice » analysé par Joseph Schumpeter.
Mais il n'était pas envisagé qu'elles mettent à bas tout l'édifice et c'est bien ce que la crise de 1929, par sa gravité extrême et sa durée, a failli faire. La différence avec les crises précédentes est qu'il n'y a pas de reprise un an ou deux après le déclenchement, mais qu'au contraire l'économie capitaliste s'enfonce de plus en plus, et pour dix ans, dans le marasme. C'est en fait la première crise qui ne connaît pas de reprise spontanée, c'est la raison de tous les débats et toutes les interrogations qu'elle va susciter, des années trente à aujourd'hui.
La crise a lieu d’abord aux États-Unis et il importe d'étudier dans un premier temps les événements américains. On abordera la propagation de la dépression dans une deuxième partie du chapitre. L'extension au reste du monde est beaucoup plus confuse et complexe. Les analyses économiques de la dépression par différents auteurs et différentes écoles seront abordées dans la dernière section.
1.1.1 Prospérité fragile
Tout allait bien en apparence dans les années vingt, on parlait d'une nouvelle ère qui débutait, celle de la prospérité : la durée du travail avait baissé aux États-Unis à 44h par semaine (60h en 1900), les salaires réels avaient augmenté de 10 à 20 % depuis la guerre, le chômage était descendu à 3,2 % en 1929, la croissance était forte (2,9 % par an pour le PNB/hab. entre 1922 et 1929), l'optimisme était répandu. Selon le nouveau président républicain élu en 1928, Herbert Clark Hoover : « Nous, en Amérique, sommes aujourd'hui plus près du triomphe final dans la lutte contre la pauvreté que n'importe quel autre peuple au cours de l'histoire. Les taudis disparaissent de notre société. Nous n'avons pas encore atteint le but, mais nous sommes proches du jour où, avec l'aide de Dieu, la pauvreté sera bannie de cette nation. » novembre 1928.
Ces tableaux favorables étaient en fait assez éloignés de la réalité : l'inégalité des revenus était énorme, la condition des fermiers difficile, les ouvriers encore très mal payés et les taudis loin d'avoir disparu. Mais ceux qui s'alarmaient de ces ombres au rêve américain étaient minoritaires et considérés comme des excités ou des extrémistes. À propos des salaires, si le fordisme se met en place à cette époque (le salaire chez Ford passe de 5 $ par jour en 1914 à 6 en 1919 et 7 en 1929), il n'est pas encore généralisé dans l'industrie, comme il le sera après la Deuxième Guerre mondiale, seule « une fraction de la classe ouvrière accède alors à la consommation de masse ». Cette période se caractérise aussi par une montée rapide des profits dans le Revenu national, les salaires progressent moins vite et l'inégalité s'accroît. La demande de biens de consommation est insuffisante pour racheter la production stimulée par la hausse de la productivité, mais par contre la spéculation, alimentée par les profits, se déchaîne. Un recours massif au crédit à la consommation – instalment plan – permet aux ménages de financer leurs achats de biens durables (automobiles, meubles, électroménager par exemple), malgré les revenus insuffisants. Cette montagne de crédit ne pourra pas être remboursée une fois la crise déclenchée, ce qui provoquera l'écroulement du système bancaire.
La Bourse ne cessait de grimper dans les années vingt et elle attirait toutes les catégories sociales, du financier et du spéculateur jusqu'aux gens les plus simples. Les titres des secteurs d'avenir sont les plus recherchés, l'automobile, l'aéronautique, la distribution moderne, et surtout la radio (l'action RCA fait l'objet d'une spéculation folle en 1929). Dès 1927, « la divergence entre l'indice des cours et les indicateurs caractéristiques de l'activité économique se creuse dangereusement, annonçant un inévitable krach ».
Galbraith explique une des raisons de la popularité de la Bourse : au début des années vingt la spéculation immobilière faisait rage en Floride. Elle atteint un sommet en 1925, mais lorsque deux cyclones ravagèrent cet État en septembre 1926, et l'auteur nous rappelle « ce qu'un doux vent des tropiques pouvait faire quand il prenait un bon élan à partir des Antilles », les épargnants furent incités à choisir les bons vieux titres...
Il se crée une société d'investissement par jour dans les premiers mois de 1929. On en compte 750, alors qu'elles n'étaient que 40 en 1921, qui représentent à elles seules un tiers des émissions de nouveau capital pour la même année... À l'été 1929, alors que le volume de la spéculation grossissait sans cesse des capitaux venus de partout, « il semblait aux observateurs inquiets que Wall Street était en passe d'absorber l'argent du monde entier » (Galbraith).
Le système des achats on margin auprès des brokers (agents de change) a été décrit partout comme une des causes de la spéculation effrénée. Il permettait aux spéculateurs d'acquérir des titres avec 10 % seulement de couverture en liquide et au comptant, tandis que le reste, le nantissement, était constitué par d'autres titres. Le broker avançait la différence grâce à des prêts par les banques, prêts qui étaient passés de 2,2 milliards de dollars en 1924 à 8,5 en 1929. Lorsque les cours s'effondrent, les brokers envoient à leurs clients des appels de marge, c'est-à-dire une demande de fonds en liquide pour compenser la différence entre le nantissement et le montant acheté. D'où la panique de milliers de gens qui n'avaient pas l'argent nécessaire pour couvrir ces demandes, et l'avalanche de ventes de titres pour récupérer du liquide, ventes qui vont précipiter la chute des cours...
Soudainement, sans qu'on en sache encore la raison immédiate, en quelques jours tout s'effondra, comme un barrage qui céderait d'un seul coup. En 24 heures, la hausse d'un an fut annulée, en quelques semaines, trente milliards de « richesse » disparurent. Des millions de gens qui croyaient s’enrichir à la Bourse furent ruinés, « les brokers sortaient hagards du temple de l'argent, les vêtements déchirés et les faux-cols arrachés », les gens assistent à la chute des cours avec « une espèce d'incrédulité horrifiée ». Le « jeudi noir », 24 octobre 1929, puis le mardi 29, encore plus noir, deux vagues de panique aboutirent à des ventes massives et une baisse des cours sans précédent qui dura jusqu'à la fin novembre.
L'indice des cours, le fameux Dow Jones, passe de 469 à 220 entre le 24 octobre et le 15 novembre. En 1931 il est tombé à 42, soit le niveau de 1913. Le pouvoir d'achat fictif des détenteurs d'actions s'est effondré en quelques mois. Sur la base 100 en 1926, il était passé à 316 à la veille du krach, 147 en décembre 1929 et 74 en 1932, soit une baisse de 80 % par rapport à septembre 1929. Il ne retrouvera son niveau d'avant la crise qu'en 1954…
Pour donner quelques exemples, les actions d’une Société d’investissement, la célèbre Goldman-Sachs, voient leur cours passer de 104 dollars en 1929 à 1,75 en 1932, soit une perte de 98 % ! Une autre, l'American Founders Group, voit le cours de son action divisé par 100, de 75 $ à 0,75, entre 1929 et 1935. L'action Westinghouse, cotée 286 $ le 3 septembre, était tombée à 126 à la fermeture le 29 octobre 1929. L'action US Steel, qui se vendait à 262 dollars le 3 septembre 1929, était tombée à 195 le 29 octobre, et 22 dollars le 8 juillet 1932 ; celle de General Motors passait dans le même temps de 81 à 8 $ et celle d'ATT de 304 à 72 $. Les titres des sociétés d'investissement tombaient au-dessous de 1 $ alors qu'elles dépassaient 100 $ avant la crise, ou bien elles ne se vendaient plus, à n'importe quel prix...
Le krach de Wall street en octobre-novembre 1929 – « le plus long de l'histoire, il dure 22 jours » – est suivi de quelques mois de stabilité, l'activité économique continuant sur sa lancée. La vraie crise, la chute de la production, les faillites et l'extension du chômage, ne démarrera qu'en mai 1930 et ne fera que s'approfondir jusqu'en 1932, où l'élection de Roosevelt permet un retour de l'espoir et de la confiance.
La crise boursière aggrave la crise de l'économie réelle, qui se transforme en dépression durable, par les effets de perte de confiance se répercutant sur l'investissement, de réduction de la consommation liée à l'appauvrissement des détenteurs de titres, et de difficultés de trésorerie des firmes affectées par la baisse des cours.
Cette baisse provoque la panique des épargnants qui se précipitent auprès des banques retirer leur argent. Celles-ci ne peuvent faire face et la crise boursière se transforme en crise bancaire. Les faillites multiples de banques provoquent un resserrement massif du crédit, qui à son tour entraîne une chute de la consommation, de l'investissement et de la production, la crise économique est là avec son cortège de chômage, baisse des prix et des salaires, fermetures d'entreprises.
Le produit national brut baisse inexorablement de 104 milliards en 1929 à 56 en 1933... Le nombre de sans-emploi passe de 1,5 million à 15 millions de personnes, soit un quart de la population active et la moitié de main d'œuvre industrielle.
Il est particulièrement ressenti dans un pays qui jusque-là, « souffrait plutôt du manque d'hommes, trop peu nombreux pour exploiter toutes les richesses potentielles ». De plus les chômeurs sont traités de vagabonds et non comme des chercheurs d'emploi à indemniser.
L'investissement s'effondre, à tel point que le remplacement des équipements n'est pas réalisé. L'Amérique voit son stock de capital technique se « désaccumuler » : en 1940, les machines anciennes (de plus de dix ans) représenteront les 2/3 des équipements contre moins de la moitié en 1925.
Tableau 1 La crise économique
|
1929 |
1933 |
PNB (indice) |
100 |
69 |
taux de chômage (%) |
3,2 |
24,9 |
taux de chômage industriel (%) |
5,3 |
37,9 |
Investissement/PNB (%) |
15,6 |
2,5 |
Production industrielle (indice) |
100 |
63 |
Production automobile (unités) |
4,6 millions |
1,6 million |
Production d'acier (indice) |
100 |
41 |
Indice des salaires (1913=100) |
224 |
173 |
Revenus agricoles (milliards $) |
11,3 |
5,5 |
Tableau 2 L’industrie automobile américaine, avant et pendant la crise
Production et parts de marché en %
|
Total des ventes |
Chrysler |
Ford |
General Motors |
1911 |
199 000 |
|
40 000 (20 %) |
35 000 (18 %) |
1917 |
1 746 000 |
|
741 000 (42 %) |
196 000 (11 %) |
1925 |
3 735 000 |
134 000 (4 %) |
1 495 000 (40 %) |
746 000 (20 %) |
1929 |
4 587 000 |
375 000 (8 %) |
1 436 000 (31 %) |
1 482 000 (32 %) |
1933 |
1 574 000 |
400 000 (25 %) |
326 000 (21 %) |
652 000 (41 %) |
1937 |
3 916 000 |
996 000 (25 %) |
837 000 (21 %) |
1 637 000 (42 %) |
En 1920, les États-Unis comptaient 30 909 banques, surtout de petite taille dans des villes de moins de 10 000 habitants, elles ne sont que peu réglementées et pas garanties par la Réserve fédérale.
Mais leur nombre se réduit après 1929 : 1352 firent faillite en 1930, 7000 entre 1931 et 1933, entraînant dans leur ruine des millions de déposants.
Ces multiples banqueroutes s'expliquent par la chute des prix agricoles qui empêche les fermiers de rembourser leurs prêts, l'effondrement des cours qui a le même effet pour les brokers et les spéculateurs, les difficultés des entreprises obligées de vendre à perte pour écouler leur production.
La faim apparaît dans le pays, rappelant les pires moments des temps préindustriels en Europe : « les chômeurs font la queue aux soupes populaires ; ils mendient ou, pour ne pas mendier, vendent des pommes » !. Les gens volent de la nourriture pour survivre, comme les misérables du XIXe siècle. En 1931, 100 000 Américains demandent un visa pour s'installer en Union soviétique... André Maurois, en voyage aux États-Unis en 1932 parle d'un « peuple complètement désespéré... persuadé que la fin du système, d'une civilisation, était toute proche ».
Trois métiers, 3 langues, 3 années, 3 enfants, 3 mois… 1 emploi
Si nombre de firmes disparaissent dans la tourmente, d'autres connaissent un essor extraordinaire. La crise, comme toutes les crises, est aussi mutation : destruction d'anciennes activités, naissance de nouvelles, restructuration, nouvelle donne... Le cas le plus évident est l'industrie du spectacle : l'effondrement économique va de pair avec l'explosion culturelle. Hollywood connaît son âge d'or dans les années trente et la comédie musicale à Broadway est à son zénith. Des films sur l’entraide et la solidarité, comme Our Daily Bread (1934) de King Vidor, illustrent merveilleusement l’esprit du New Deal. On voit dans ce dernier « des chômeurs, des déclassés, des rejetés de la grande dépression, qui s’organisent en communauté agricole ». John Ford montre dans Les raisins de la colère, tiré du roman de Steinbeck, les difficultés des Okies en route pour la Californie. Les Gerswhin composent l'opéra jazz Porgy and Bess (« Summertime ») qui est représenté pour la première fois à Boston en 1935. Walt Disney et ses dessins animés, au bord de la faillite en 1928, démarrent une ascension ininterrompue à la faveur de la crise : « dans Les Trois petits cochons (1933), Disney avait parfaitement réussi à synchroniser la peur du grand méchant loup avec l'angoisse de la Grande Dépression. Le message du film – ne jamais perdre courage – devait être parfaitement compris par un public américain dont le moral fut subitement regonflé à bloc ».
Le présidentrecourt tout d’abord au protectionnisme : le tarif Hawley-Smootest voté en juin 1930 (malgré une pétition de plus d'un millier d'économistes) et porte à 59 % les droits de douane sur les principaux produits agricoles et les produits manufacturés, soit une hausse de plus de 30 % des tarifs en vigueur. Cette mesure ne fera qu'accroître la surproduction agricole car les pays européens prendront des mesures de rétorsion et les exportations américaines baissent d'un tiers dès la fin de 1930.
Pour lutter contre le chômage, on utilise des expédients comme cette loi fédérale qui interdit à deux personnes d'un ménage d'avoir en même temps un emploi dans la fonction publique.
Mais des travaux publics sont aussi entrepris sous la présidence Hoover (Boulder dam), bien que les ressources pour les financer restent limitées.
Un Federal Farm Board est créé dès 1929 pour soutenir les prix agricoles par des rachats.
Hoover réduit aussi les impôts directs (IR et IS) pour favoriser la consommation, et il conjure les hommes d'affaires de ne pas licencier et de ne pas baisser les salaires...
Les chiffres du chômage sont déjà manipulés par ses services pour en réduire l'impact dans l'opinion et forcer l'optimisme.
Les aides aux chômeurs et aux démunis sont refusées avec l'argument libéral traditionnel qu'elles ne feraient que décourager l'initiative et à terme aggraver les difficultés sociales. On compte seulement sur la charité privée ou les initiatives des États pour venir en aide aux exclus.
Un premier pas vers l'interventionnisme public est fait avec la création en janvier 1932 de la Reconstruction Finance Corporation (RFC) dotée de deux milliards de dollars pour venir en aide aux banques et industries en difficulté. Environ 5000 firmes au bord de la faillite furent ainsi aidées par l'État, avant le New Deal, signe d'un changement d'état d'esprit dans le pays.
Hoover le dit bien dans sa campagne : « Nous pouvions ne rien faire. Ce qui nous aurait valu une ruine complète. Bien au contraire, nous avons fait face en proposant aux entreprises privées et au Congrès le plus gigantesque programme de défense et de contre-attaque économiques qui n’ait jamais été développé dans l’histoire de la République. »
Finalement Edgar Hoover sera battu sévèrement à l'élection présidentielle de novembre 1932 par Franklin Roosevelt(15,8 millions de voix contre 23). Le parti démocrate obtient 72 % des sièges à la Chambre des représentants et 62 % au Sénat.
Le New Deal est un mouvement typiquement américain par l'aspect d'idéalisme social et religieux, par son esprit de conquête d'une frontière, par son empirisme et son opportunisme, et aussi par son acceptation du système de marché et d'initiative privée, même s’il doit être tempéré par l’action de l’État.
Les idées qu'on qualifie maintenant de keynésiennes étaient largement répandues dès le début des années trente en Amérique comme en Europe : le rôle de la relance par la consommation, l'effet multiplicateur de l'investissement et des dépenses publiques (analysé par Kahn dès 1931), la nécessaire intervention de l'État par des politiques anticycliques, une régulation du marché et une orientation générale des activités.
Le New Deal en constitue un exemple d'application, pas toujours cohérent au regard des théories macroéconomiques d'après-guerre, – « un catalogue de promesses inconciliables » –, mais largement dans l'air du temps. Le terme même – nouvelle donne, nouvelle distribution – évoque la conviction que la crise est la conséquence de la trop inégale répartition des revenus aux États-Unis.
Pendant les cent jours du premier New Deal (mars à juin 1933) une avalanche d'idées et de programmes furent lancés qui « établirent les fondations d'une nouvelle relation entre le gouvernement et l'économie privée, à l'origine d'un changement majeur dans l'organisation du capitalisme américain ».
Plus de lois sont passées au Congrès en trois mois que sous Hoover pendant quatre ans !
Le second New Deal de la période mai à août 1935 confirme l'inflexion à gauche avec les lois sur les relations du travail et la sécurité sociale. Ces mesures sont largement soutenues par l'opinion et, en 1936, Roosevelt est très confortablement réélu.
Cependant, les oppositions se font plus dures, opposition des milieux d'affaires et de la Cour suprême au gouvernement et à sa politique, oppositions dans les entreprises entre les syndicats en pleine ascension et les dirigeants.
Le New Deal après 1936 va tenter plutôt de consolider les acquis, d'autant que la crise de 1937-1938 répand le doute sur son efficacité.
Roosevelt a fait apparaître pour la première fois aux États-Unis, avec les partisans et les adversaires du New Deal, « quelque chose qui ressemble à une droite et à une gauche ».
— Emergency Banking Act (9 mars 1933) : réouverture des banques sous supervision de l'État. La panique bancaire se propage dans l'interrègne entre Hoover et Roosevelt. Dès son arrivée aux affaires, Roosevelt décrète un congé spécial de huit jours à l'occasion du Bank holiday pour permettre aux banques de prendre des mesures de sauvegarde. La loi renforce le Glass-Steagall Act en compartimentant davantage les activités des banques. Les banques de dépôt (National Banks ou State Banks) ne peuvent acquérir actions ou obligations, et les banques d'investissement ou d'affaires (Investment Banks) qui agissent sur les titres ne peuvent recevoir de dépôts, conformément au principe de spécialisation adopté en France avec Henri Germain et le Crédit Lyonnais au XIXe siècle.
— Securities Act (27 mai 1933) : une loi limitant la spéculation sur les titres et les prises de participation risquées. Les opérations de Bourse sont contrôlées par la SEC (Securities and Exchange Commission) qui dépend de la Réserve fédérale. Les avances par les courtiers ou brokers, qui avaient facilité l'envol de la spéculation à la fin des années vingt, sont dorénavant sévèrement limitées.
— Civilian Conservation Corps (CCC) (31 mars 1933) : création d'emplois publics pour les jeunes : reboisement, protection des forêts à partir de camps de travail, souvent dirigés par l'armée. On comptera 500 000 emplois ainsi créés en 1935. « Les camps de travail du Civilian Conservation Corps dans l’Amérique du New Deal ont concentré les chômeurs, surtout les hommes jeunes, dans des zones rurales éloignées où on pouvait leur apprendre à travailler, les mettre en forme physique, et les renvoyer comme des citoyens à part entière, à temps voulu, naturellement, pour défendre leurs démocraties contre la menace totalitaire. »
— Federal Emergency Relief Act (12 mai 1933) : subventions additionnelles aux aides sociales des villes et des États. Roosevelt ne pensait pas comme Herbert Hooverque « les secours décourageraient les gens de chercher du travail », pas plus que « les subventions à l'industrie n'inciteraient celle-ci à cesser de produire ». En 1934, après la mise en œuvre de la loi, un Américain sur sept dépendait de ces aides. Dans les États les plus touchés par la crise, un ménage sur trois vivait du soutien public. Celui-ci n'était pas énorme, 25 dollars par mois en moyenne par famille, mais il fournissait un filet de sécurité, aussi faible soit-il…
Le système fut perfectionné par la participation à des travaux d'intérêt public. La Civil Works Administration (CWA) dirigée par Harry Hopkinsemploie plus de quatre millions de chômeurs en 1933-1934 à des travaux divers, surtout d'infrastructure : routes, écoles, aérodromes, parcs, hôpitaux, projets artistiques, éliminations des taudis, etc.
Une administration concurrente est également lancée, la Public Works Administration (PWA), pour mettre en œuvre des infrastructures. Elle est dirigée par Harold Ickes, secrétaire à l'Intérieur.
Dès 1935, lors du second New Deal, une politique sociale plus affirmée est lancée avec la Works Progress Administration qui prend la place des deux organisations, et Hopkins en est à nouveau l'inspirateur.
Au total, les infrastructures réalisées sont énormes : « 122 000 bâtiments publics, plus d'un million de km de routes, 77 000 ponts, 285 aéroports... ». Le WPA sera abandonné pendant la guerre avec le retour au plein emploi, et après 1945 les programmes pour l'emploi feront place au libre jeu du marché du travail.
Anecdote rapportée par J.K. Galbraith :
« Un beau matin, pendant le séjour de FDR à Warm Springs, Harry Hopkins est allé le voir pour défendre la cause du CWA. Que pouvait-il y avoir de plus important que la création d’emplois ? Les emplois constituaient la priorité de l’heure, et en créer, la raison d’être du New Deal. C’était donc la CWA qui devait figurer au sommet des priorités des pouvoirs publics et se voir accorder toutes les ressources financières disponibles.
Attentif, FDR acquiesce d’un hochement de tête. "Harry, tu as tout à fait raison", dit-il.
Dans l’après-midi, Ickes se rend au cottage de Warm Springs pour défendre la cause des travaux publics. Les critères d’évaluation devraient reposer sur l’utilité et l’excellence des travaux effectués. C’est sur cette base que seraient jugés tous les efforts du gouvernement, que se ferait ou se déferait la réputation de ce dernier. C’est aux travaux publics que devaient être consacrées l’attention et les ressources financières voulues.
Après avoir soigneusement soupesé les propos
de Ickes, le président lui dit : "Harold, tu as tout à fait raison."
Eleanor était présente aux rencontres avec les deux visiteurs. Après le
départ de Ickes, elle s’adresse ainsi au président : "Je ne te comprends
pas, Franklin. Harry se présente ici et défend sa cause, et tu lui dis qu’il
a tout à fait raison. Harold arrive ensuite et défend la cause opposée, et
tu lui dis qu’il a tout à fait raison." Pour toute réponse, elle obtient :
"Eleanor, tu as tout à fait raison." »
— Tennessee Valley Authority (18 mai 1933) : une entreprise publique d'aménagement du territoire et de construction d'infrastructures massives (25 barrages dans sept États au sud du massif des Appalaches), pour régulariser le Tennessee et ses affluents sur environ 1500 km, permettre la navigation et l'irrigation, éviter l'érosion, exploiter les minerais (nitrate), développer les loisirs, fournir de l'énergie.
Il s'agit là d'une rupture complète avec la pratique américaine. Hoover avait refusé que l'État se lance dans la production d'électricité, justement dans le Tennessee en 1932 : « Je suis fermement opposé à ce que le gouvernement s'introduise dans une affaire dont le but principal est de faire concurrence à des citoyens... C'est là battre en brèche l'esprit d'entreprise du peuple américain ; c'est détruire l'égalité des chances au sein de notre peuple ; c'est nier les idéaux sur lesquels notre civilisation est fondée ».
La TVA est dirigée par David Lilienthal dans un esprit d'enthousiasme collectif, d'optimisme et de collaboration de tous. Elle a un objectif technique ambitieux mais aussi un but social, c'est le projet public le plus proche de l'utopie et du socialisme qui ait pu voir le jour dans l'Amérique capitaliste.
Le bilan en est largement positif : la TVA a modernisé toute une région, introduit l'électricité dans des foyers ruraux jusque-là arriérés, remembré les terres, regroupé les paysans en coopératives, lancé de nouvelles cultures avec des moyens et outils modernes ; la production agricole a doublé, des travaux annexes aux barrages tels la construction de ponts, routes, écoles, ont changé les États concernés ; les rivières, devenues navigables, ont vu leur trafic tripler, etc. Elle a servi de modèle de coopération « État/autorités locales/entreprises/fermiers » et a inspiré des expériences semblables à l'étranger.
La vallée du Tennessee et les barrages
— Social Security Act (15 août 1935) : loi instituant des assurances contre la vieillesse et contre le chômage, pour les seuls salariés, qui marque le début du Welfare State (État providence) en Amérique. L'assurance-vieillesse est financée par une taxe de 1 % du salaire versée par les employeurs et les employés, elle est gérée par l'État fédéral. L'assurance-chômage, gérée par les États, est financée par une taxe de 3 % payée par les seuls patrons, elle s'élève à environ 15 $ par semaine sur la moitié de l'année.
L'État fédéral garantit le remboursement des frais médicaux pour les catégories les plus faibles de la population (enfants, vieillards, handicapés).
Même si les prestations sont limitées – « à des niveaux forts modestes et même primitifs » –, les dépenses de sécurité sociale passent de 0,6 % du Revenu national en 1929 à 4,3 % en 1935 et 28 millions de chômeurs purent toucher des allocations au titre de la loi.
Un fait peu connu est qu'en 1940 les États-Unis dépensaient une plus grande part de leur PNB pour des programmes sociaux qu'aucun autre grand pays industriel.
— Agricultural Adjustment Act (AAA, 12 mai 1933) : organisation activités agricoles pour réduire l'offre et ramener les prix aux niveaux de 1914 ; changement de la structure du marché, d'une situation de concurrence à une situation de maîtrise de la production.
Des paiements sont offerts aux fermiers qui acceptent de réduire leur superficie exploitée (30 millions d'acres furent ainsi retirés en 1934 et 1935 contre 1,1 milliard de dollars de subventions) ou de diminuer leur production par d'autres moyens (par exemple, 6 millions de cochons furent abattus dès la première année, en dépit du fait que nombre d'Américains étaient mal nourris...). Les prix remontèrent pour le blé, le coton, la viande.
Les revenus paysans passèrent d'un montant global de 2,5 milliards en 1932 à 5 en 1936, ils furent ainsi stabilisés à la hausse et déconnectés des fluctuations de la production et des cours.
La Cour suprêmeinvalida l'AAA le 6 janvier 1936 par six voix contre trois, mais l'essentiel des mesures furent en partie poursuivies grâce à d'autres lois comme le Soil Conservation Act.
— Cédant aux pressions du Congrès, favorable à une politique inflationniste pour alléger les dettes (certains réclamaient le retour au bimétallisme), Roosevelt abandonne l'étalon-or et dévalue le dollar. Sa convertibilité en or est levée en mars 1933, les pièces d'or sont retirées de la circulation et les citoyens n'ont plus le droit de détenir le métal précieux.
Un contrôle des changes est établi en avril, puis la monnaie est dévaluée de 41 % le 30 janvier 1934 par le Gold Reserve Act au niveau de 35 dollars pour une once d'or (au lieu de 20,67 au XIXe siècle), cours historique qui sera maintenu jusqu'à la fin du système de Bretton Woods, en 1971.
— Reciprocal Trade Agreement Act (1934) : loi qui organise une baisse des tarifs douaniers.
— National Industrial Recovery Act (16 juin 1933) ou NIRA : cette loi autorise les firmes à passer des accords sur les prix et la production (prix minimums et quotas), en échange de contrats sur les salaires les plus faibles.
Les lois antitrust sont donc suspendues (« une mise en sommeil du Sherman Act », et l'État reconnaît, à l'inverse du credo précédent, les mérites de la concentration pour réduire les coûts grâce aux économies d'échelle, pour éviter les baisses de prix et surtout pour arrêter les faillites et l'extension du chômage.
La lutte acharnée entre les entreprises semblait être une des causes de la déflation et des fermetures d'usines. Il fallait freiner la concurrence par les prix, « ruineuse pour tous dans les périodes de récession ».
Ce n'était donc plus les monopoles avides, mais la concurrence sauvage qu'il fallait réglementer.
Un code général est établi par l'État fédéral en juillet 1933 qui interdit le travail des enfants, limite la semaine provisoirement à 35 heures, fixe un salaire de base de 40 cents l'heure et légalise l'activité syndicale.
Le NIRA devait permettre, selon une formule de l'époque, « de harnacher les chevaux sauvages de l'industrie ». Partout des maximums de travail (de 36 à 40 heures selon les branches) sont ensuite fixés ainsi que des salaires minimums sous l'égide de la NRA (National Recovery Administration).
Le principe de négociations de conventions collectives est peu à peu admis, malgré l'opposition farouche d'entreprises comme Ford. Un label, le Blue Eagle, et une devise (We do our part) permettent de signaler aux consommateurs les produits des entreprises qui respectent les codes. Plus de 500 sont signés dès la première année d'application du NIRA.
Une sorte de cartellisation, ou de corporatisme à l'échelle américaine, est réalisée dans les industries, mais sans le caractère systématique et contraignant du système corporatiste italien. Il s'agissait « d'une organisation de planification industrielle privée avec supervision de l'État ... mais sans la brutalité et les méthodes policières (de l'Italie fasciste) ».
Le système suscita des plaintes multiples et en mai 1935 la Cour suprême à l'unanimité le déclara inconstitutionnel, ainsi qu'une série d'autres lois du New Deal. Cette inconstitutionnalité réside selon la Cour dans la rupture avec la liberté d'entreprise : l'État, ou les États locaux, imposent par exemple des salaires minimums à travers les codes, et ces salaires sont des empiètements sur la négociation libre des contrats de travail.
Le bilan du NIRA est très positif au plan des conflits du travail et des lois de protection sociale (car ses acquis seront repris sous une autre forme), mais au plan industriel, il n'a pas eu les effets escomptés d'établissement d'une concurrence loyale, ni d’effets favorables à la reprise. Le gouvernement fédéral admettra en 1938 les effets négatifs de la concentration favorisée par la loi, et remettra en vigueur la législation antitrust.
— Wagner Act ou National Labor Relations Act (5 juillet 1935) : cette loi devient « la loi fondamentale du mouvement syndical ouvrier américain ». Elle crée une sorte de ministère du travail jouant aussi le rôle de Conseil des Prud'hommes en appel, le National Labor Relations Board, et renforce le pouvoir ouvrier (autorisation des syndicats, des grèves, du boycott, pratique des conventions collectives, interdiction des Unfair Labor Practices comme les syndicats maison (Company Unions), le recours aux briseurs de grève, la discrimination, les renvois abusifs, etc.). Elle prend la place du NIRAaboli par la Cour suprême. Celle-ci par cinq voix contre quatre la déclarera constitutionnelle en avril 1937.
— Fair Labor Standard Act (1938) : établissement de salaires minimums et de maximums pour la durée du travail ; interdiction du travail des enfants. Comme pour la loi Wagner, il s'agissait de reprendre les éléments du NIRA, loi abolie par la Cour suprême.
Le New Deal tend à renforcer l'action de l'État et des syndicats dans l'économie américaine, la montée du big labor, aidé par le big governement, pour s’opposer plus efficacement au big business.
À la fin des années trente, cette évolution peut être illustrée par le fait que les dépenses sociales représentent plus du quart des dépenses fédérales et 7 % du PNB, et surtout par le fait qu’en 1940, la syndicalisation a progressé partout. Le pays compte environ 10 millions de syndiqués, contre moins de 3 millions dix ans plus tôt et 4 millions en 1920.
Le taux de syndicalisation passerait dans l'industrie de 8 % en 1929 à 24 % en 1933.
L'ancien syndicat, l'American Federation of Labor de Samuel Gompers, moins combatif, basé sur les métiers et composé d'ouvriers qualifiés, perd du terrain devant le CIO basé sur l'industrie et recrutant des manœuvres comme des ouvriers spécialisés. Ses méthodes sont plus musclées (occupations d'usine, manifestations, grèves massives, etc.) et il va mener la plupart des grandes actions ouvrières. En 1940, sur 9 millions de travailleurs syndiqués, l'AFL en comptait 4 millions, le CIO 3,5 et le reste allait dans d'autres organisations.
Finalement, le New Deal « a conduit une partie du patronat à accepter des concessions qui allaient permettre l'intégration de la classe ouvrière dans le système de la consommation ».
« Above all, we must balance the budget », telle était la formule préconisée par tous les experts financiers consultés pendant la crise. On continuait en effet à penser à l'époque que la confiance dans les finances publiques était indispensable à la reprise. L'action tous azimuts de l'État s'est pourtant traduite par un déficit accru du budget, financé en partie par l'appel à l'emprunt et en partie aussi par création monétaire. En 1935-1936, le déficit s'élevait à deux à trois milliards de dollars par an, ce qui comparé aux niveaux d'après-guerre était encore modeste : les dépenses publiques restèrent en dessous de 6 % du PIB.
Tableau 3 Solde budgétaire fédéral, milliards de dollars
1929 |
1930 |
1931 |
1932 |
1933 |
1934 |
1935 |
1936 |
+ 1,2 |
+ 0,2 |
- 2,2 |
- 1,5 |
- 1,3 |
- 2,9 |
- 2,5 |
- 3,5 |
Ce n'est qu'en avril 1938 qu'il accepte une politique de déficit volontaire, « la première fois qu'un déficit budgétaire est décidé et non subi », politique qui permet un début de reprise. Mais finalement, « ce ne fut pas la théorie qui régla le problème historique des dépenses publiques, mais l'histoire qui régla le problème théorique ». La guerre en effet propulsa les dépenses publiques à des niveaux jamais vus, stimulant la croissance économique et mettant fin à la crise. Le chômage avait disparu en 1945 avec la mobilisation et surtout la hausse du PIB de 70 % par rapport à 1939. La dette atteignait maintenant 250 milliards de dollars...
En résumé, l’ère rooseveltienne en matière de politique économique peut être caractérisée par des actions dans les six domaines suivants :
– Déficit budgétaire accru : les recettes fédérales s'élevaient en 1934 à 4 milliards de dollars, les dépenses à 7 (dont 4 milliards pour l'aide et la reconstruction, relief and recovery).
– Réglementation plus stricte des banques et des opérations boursières.
– Politique de grands travaux.
– Aide aux sans travail, en liquide et en emplois, qui dès la première année bénéficia à 5 millions de familles.
– Réduction de l'offre agricole pour faire remonter les prix ; les revenus avaient baissé de 60 % depuis 1932 ; en 1936, les prix agricoles avaient doublé, la sécheresse de 1934 permettant d'appuyer cette évolution.
– Interventionnisme économique et social, à travers le NIRA et les lois qui le remplacèrent, permettant de créer des emplois, de réduire les horaires, d'augmenter les salaires, la production et les prix, et de réglementer la concurrence.
Les résultats économiques furent favorables au départ, entre 1933 et 1936 : hausse de la production, de la consommation, baisse du chômage, mais un nouveau recul survint en 1937-1938. L'année 1937 surtout est marquée par un arrêt brutal de l'économie, dû en partie aux mesures de restrictions budgétaires prises devant l'ampleur du déficit en 1935 et 1936 : la production industrielle baisse de 30 %. Les dépenses d'investissement restent faibles : en 1938, elles n'atteignaient que 60 % de leur niveau de 1929. L'emploi s'améliore assez peu, on comptait encore en 1939 neuf millions et demi de chômeurs aux États-Unis, soit 17 % de la population active ! Le taux de chômage assez bas de 1929 ne sera retrouvé en fait qu'en 1943…
Tableau 4 Indicateurs économiques pendant la crise et le New Deal
|
1929 |
1933 |
1936 |
1939 |
PNB/hab. |
100 |
67 |
91 |
96 |
Chômage total |
1,6 million |
12 |
9 |
9,5 |
taux de chômage |
3,2 % |
24,9 |
16,9 |
17,2 |
Indice des prix* |
51,3 |
38,8 |
41,5 |
41,6 |
Export. + Import. |
9,3 mds $ |
2,6 |
2,7 |
3,7 |
Production indust. |
100 |
63 |
95 |
100 |
Production d'acier |
57 millions de t. |
23 |
nd |
48 |
Prod. automobile |
5,3 millions |
1,6 |
nd |
3,5 |
* Base 100 en 1967
Cependant l'importance du New Deal est considérable car il s'agit d'un tournant, de « la première expérience, dans l'histoire du développement capitaliste, d'intervention de l'État portant à la fois sur la conjoncture et sur les structures ». Avec le New Deal, se termine l'ère du capitalisme sauvage et de l'individualisme forcené et commence celle de l'État-providence, le Welfare State, il permet « d'entrer dans le capitalisme du XXe siècle. »
Les États-Unis produisent en 1929 quarante-deux pour cent de la production mondiale, contre 28 % pour les trois principales puissances européennes (France, Allemagne, Grande-Bretagne). Ils sont les premiers exportateurs mondiaux dans les années vingt et les seconds importateurs, après la Grande-Bretagne. Ils représentent 12 % du commerce international et importent jusqu'à 40 % des matières premières du monde. Ce rôle dominant explique les effets désastreux de la crise américaine sur les pays producteurs, mais aussi pour le reste du monde.
Le fond est atteint en juillet 1932, la production industrielle mondiale est alors inférieure de 40 % à son niveau de 1929 et le chômage atteint trente millions de personnes dans les pays industrialisés capitalistes. La dépression touche plus fortement les pays industrialisés occidentaux. L'URSS et le Japon semblent échapper à la crise économique, au recul massif de la production, alors que les autres pays suivent une évolution remarquablement parallèle. Mais en réalité l'URSS des années 1929-1934 est en proie à des famines et à des privations dues à la collectivisation des terres et à l'industrialisation accélérée, elle ne représente guère une alternative heureuse pour les chômeurs des pays capitalistes, même si nombre d’entre eux le croient... Sa production globale augmente grâce à l'industrie, mais la production agricole s'effondre. Étant isolée et planifiée, l'économie soviétique n'est pas concernée par l'aspect cyclique du capitalisme, et elle ne subit pas la propagation de la crise.
Tableau 5 Production totale par zone, milliards de dollars de 1990
|
1913 |
1924 |
1929 |
1932 |
1936 |
1938 |
1945 |
1950 |
Eur. occid. |
732 |
775 |
922 |
824 |
969 |
1041 |
898 |
1220 |
Pays neufs* |
583 |
790 |
934 |
691 |
889 |
899 |
1791 |
1630 |
Eur. orient. |
nd |
nd |
403 |
402 |
520 |
586 |
nd |
694 |
Eur. mérid. |
84 |
nd |
116 |
115 |
nd |
116 |
nd |
137 |
Amér. lat. |
94 |
126 |
158 |
138 |
180 |
194 |
248 |
332 |
Asie |
658 |
779 |
858 |
880 |
956 |
959 |
819 |
898 |
Afrique |
37 |
nd |
57 |
62 |
nd |
74 |
nd |
103 |
Monde |
2554 |
nd |
3450 |
3112 |
nd |
3869 |
nd |
5015 |
* États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle Zélande
Tableau 6 Indices de la production industrielle mondiale, 1913-1938
|
Monde |
USA |
Allem. |
GB |
France |
URSS |
Italie |
Japon |
1913 |
100 |
100 |
100 |
100 |
100 |
100 |
100 |
100 |
1920 |
93 |
122 |
59 |
93 |
70 |
13 |
95 |
176 |
1921 |
81 |
98 |
75 |
55 |
61 |
23 |
98 |
167 |
1922 |
99 |
126 |
82 |
73 |
88 |
29 |
108 |
198 |
1923 |
104 |
141 |
55 |
79 |
95 |
35 |
119 |
206 |
1924 |
111 |
133 |
82 |
88 |
118 |
47 |
141 |
223 |
1925 |
121 |
148 |
95 |
86 |
114 |
70 |
157 |
222 |
1926 |
126 |
156 |
91 |
79 |
130 |
100 |
163 |
265 |
1927 |
134 |
154 |
122 |
96 |
116 |
114 |
161 |
270 |
1928 |
142 |
163 |
118 |
95 |
134 |
143 |
175 |
300 |
1929 |
153 |
181 |
117 |
100 |
143 |
181 |
181 |
324 |
1930 |
137 |
148 |
102 |
91 |
140 |
235 |
164 |
295 |
1931 |
122 |
122 |
85 |
82 |
123 |
294 |
145 |
288 |
1932 |
108 |
94 |
70 |
82 |
105 |
326 |
123 |
309 |
1933 |
122 |
112 |
79 |
83 |
120 |
363 |
133 |
361 |
1934 |
136 |
122 |
102 |
100 |
144 |
437 |
135 |
413 |
1935 |
154 |
140 |
117 |
108 |
109 |
534 |
162 |
458 |
1936 |
178 |
171 |
127 |
119 |
116 |
693 |
169 |
484 |
1937 |
196 |
186 |
138 |
128 |
123 |
772 |
194 |
551 |
1938 |
183 |
143 |
149 |
118 |
115 |
857 |
195 |
552 |
Pourquoi et comment la dépression s'étend-elle à l'ensemble du monde et dure une décennie entière ? On peut retenir deux chocs déflationnistes venus des États-Unis : l'arrêt des flux de capitaux extérieurs en 1928-1929 avec la vague spéculative à l’intérieur, et la chute des importations américaines en 1929-1930 après le krach et ses répercussions sur l'économie du pays. Il s'agit de deux ruptures, l'une financière, l'autre commerciale, dont les effets « interfèrent et se renforcent mutuellement ».
La spéculation accélérée à la fin des années vingt à la Bourse de New York provoque un rapatriement des capitaux américains placés en Europe. L'Allemagne recevait des États-Unis des flux énormes, ce qui explique en partie son expansion après l'épisode de l'hyperinflation de 1923. Lorsque la spéculation se déchaîne, les mouvements de capitaux américains vers l'Allemagne se tarissent et le pays ne peut plus faire face à ses échéances (comme les pays du tiers monde dans les années 80). L'Allemagne et l'Autriche sont les premiers pays concernés par la crise américaine, avec des banques à court de liquidité. Une banque autrichienne, la Boden Kredit Anstalt fait faillite en 1929, avant même le krach de Wall Street.
La faillite déclenche une panique bancaire qui s'étend à toute l'Europe centrale, et plus généralement une crise de confiance qui atteint le monde entier. Cette perte de confiance générale constitue un élément clé de la durée de la dépression. La ruée aux guichets provoque en Allemagne des fermetures en chaîne. Le 14, le gouvernement décide la fermeture de toutes les banques pour trois jours afin d'éviter une panique aux guichets. La crise économique suit, les entreprises à court de crédit doivent liquider leur production à bas prix, certaines font faillite, le chômage s’étend, il atteindra six millions de personnes en 1932 dans la république de Weimar agonisante (dont 15 % seulement sont indemnisés), et la production s'effondre de 25 % en un an (avril 1931 à juin 1932).
Le commerce international s'effondre en effet avec la chute des productions intérieures, l'accroissement du risque de change et surtout la protection exacerbée. Les échanges extérieurs des États-Unis (M + X) passent ainsi de 9,5 millions de dollars en 1929 à 2,9 millions en 1932 ; en France de 4 à 2 millions, en Grande-Bretagne de 8,5 à 3,5 et en Allemagne de 6,5 à 2,5. Dans le monde, les échanges baissent d'un quart en termes réels entre 1929 et 1934, mais comme les prix baissent d'environ 50 %, on a un effondrement en valeur des deux tiers du commerce international… Par la suite, il stagnera à ces niveaux très faibles jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Graphique 5 La spirale descendante des échanges internationaux
Un cercle vicieux se met en place, la crise renforce un protectionnisme déjà élevé depuis la guerre, et celui-ci prolonge et aggrave la crise. Il se répand comme une traînée de poudre durant les années trente, des guerres tarifaires aboutissent à la mise en place de taux prohibitifs. Les contingentements ou quotas (limitations administratives des importations en quantité) s'ajoutent aux tarifs, eux-mêmes à des niveaux extravagants, jamais vus depuis un siècle (ils sont le double ou le triple de ceux de la période protectionniste d'avant 1914). À la fin de 1932, 21 pays avaient relevé leurs droits de douane, 22 avaient mis en place des contingentements, 26 avaient introduit un contrôle des changes, 7 avaient interdit certaines importations et 7 encore avaient établi un monopole d'État du commerce extérieur. Les contrôles des changes complètent le dispositif, ainsi que les accords bilatéraux s'apparentant au troc et remplaçant les échanges multilatéraux réglés en devises : « la généralisation du bilatéralisme détruisait peu à peu le commerce international ».
Même la Grande-Bretagne renonce au libre-échange après la dévaluation de la livre, mettant fin à 85 ans de pratique envers et contre tous. L’Import duties Bill de février 1932 met en place des droits de 10 à 20 % sur les produits manufacturés importés, les pays du Commonwealth, bénéficiant de la préférence impériale, ne sont pas concernés. L’abandon de l'étalon-or signifie la fin de la convertibilité des livres en or et l'arrêt du paiement des créanciers étrangers en métal. C'est le début de l'éclatement du système monétaire et commercial mondial en blocs plus ou moins autonomes. Les grands espaces conservent quelques avantages, les États-Unis, la zone sterling avec Grande-Bretagne, son Commonwealth et les pays associés, le bloc-or (France, Belgique, Pays-Bas, Suisse, Italie, et leurs empires coloniaux), la Russie soviétique refermée et à l’écart de la crise.
Les pays de plus faible taille ou isolés souffrent davantage de ce repliement : l'Allemagne, l'Italie, le Japon, les pays d'Europe centrale et d’Amérique latine. Ils manquent de matières premières, de produits énergétiques, de biens d'équipement et les plus importants réagissent à cet étouffement par une politique agressive et impérialiste qui mène tout droit à une nouvelle guerre. C'est le cas du Japon militariste, de l'Allemagne nazie et de l'Italie fasciste.
La crise agricole commence après la Première Guerre mondiale et se traduit par une surproduction générale, une baisse des cours, des revenus paysans et du prix des terres. Partout dans le monde, les producteurs agricoles sont étranglés par la baisse des cours, et ils doivent vendre à des cours inférieurs à leurs prix de revient : « L'agriculture livre plus de denrées que le monde ne peut en consommer dans des conditions rémunératrices pour le producteur ». Les céréaliers de tous les pays, les producteurs de café d'Amérique latine, les planteurs de canne des Antilles, les betteraviers d'Europe, les récoltants africains de cacao, tous sont victimes de la surproduction. Le prix du blé passe par exemple de 44 dollars la tonne au début de 1929 à 17 $ en décembre 1932, le café voit son cours baisser des deux tiers.
Les progrès techniques ont permis une explosion générale des rendements et de la productivité agricoles. Depuis la fin du XIXe siècle, en une cinquantaine d'années, les engrais chimiques se sont répandus, la sélection des espèces et la mécanisation se sont généralisées, la valeur nutritive des fourrages a augmenté, la lutte contre les parasites a fait des progrès énormes (on est arrivé à bout du mildiou, du phylloxéra, de l'oïdium, des rouilles, etc.), la teneur en sucre des betteraves a doublé, le rendement de la canne à sucre a décuplé, le poids des animaux, le rendement en lait, la ponte des poules, tout cela a réalisé des progrès remarquables, tout en requérant de moins en moins d'hommes. La réfrigération permet de rendre l'offre disponible pour la viande, le beurre, le poisson et nombre de produits périssables, partout et toujours. La surproduction des années vingt s'explique aussi par l'arrivée massive des tracteurs qui remplacent les animaux : en 1914, un quart des terres étaient consacrées à l'entretien des bêtes (plantes fourragères, pâture), en 1940, seulement 10 %. Les terres nouvelles disponibles pour la culture vivrière entraînent une hausse massive de la production.
Pendant la grande guerre, l'Europe avait vu sa production de blé baisser d'environ un cinquième. Dans les années vingt, la production remonte, d'autant que les années 1925, 1926, 1927 et 1928 voient des récoltes record. L’Union soviétique recouvre aussi ses capacités de production. La surproduction mondiale fait baisser les prix à des niveaux inconnus « depuis quatre siècles ». Pour défendre leurs revenus, « les agriculteurs cherchaient à produire davantage, de sorte que les prix baissaient encore plus, jusqu'au moment où la valeur des cultures ou du bétail était trop faible pour justifier leur vente. C'est pourquoi, tandis que tel éleveur de moutons égorgeait ses agneaux ou les jetait dans un ravin parce qu'il ne pouvait les nourrir, les familles faisaient la queue à la soupe populaire. ».
Même l'Angleterre qui avait sacrifié son agriculture en 1846, pour devenir le plus grand importateur mondial de nourriture, se remet à développer sa production nationale, consciente des risques énormes que cette dépendance lui fait courir en temps de guerre.
Le résultat pour les États-Unis est que les frontières se ferment un peu partout à leurs exportations, ce qui ajoute à la surproduction sur le marché intérieur et met en difficulté les gros fermiers dont les revenus reposaient en grande partie sur les ventes à l'extérieur. Les États-Unis produisaient 70 % du maïs mondial, 60 % du coton et 50 % du tabac. Les exportations baissent de 20 % de 1928 à 1930. Les prix chutent de 50 à 60 % pour le blé, le coton, le tabac et le maïs entre 1929 et 1932. Mais si les prix baissent, les fermiers, largement endettés, ne voient pas leurs charges de remboursement suivre. Commence alors la spirale qui mène aux hypothèques et à l'expropriation.
Face à une offre en pleine expansion, la demande reste rigide : même avec la hausse des niveaux de vie, « l'homme n'a pas plusieurs estomacs à remplir, un millionnaire n'achète pas pour 40 dollars de bacon et d'œufs pour son breakfast ». L’inélasticité de la demande s’explique aussi par le fait que les travaux de force, demandant une nourriture riche, reculent avec la mécanisation et la montée des activités de bureau.
Une idée malthusienne fréquente à l'époque devant la surproduction est celle du déséquilibre inhérent au système capitaliste : le machinisme aveugle produit toujours plus, mais l'homme a une capacité de consommation limitée, il n'a que 24 heures par jour et qu’un seul corps à nourrir... Dans cet esprit, le modèle soviétique, qui planifie la production en fonction des besoins, apparaît comme mieux adapté et plus rationnel que le capitalisme qui crée des déséquilibres permanents entre les deux.
Le mécanisme de propagation de la crise vers les pays du Sud passe par la chute des achats de produits primaires (café, sucre, minerais, blé, viande, etc.) par les États-Unis et l'Europe. Les premiers voient donc leurs recettes d'exportation en devises s'effondrer, à la fois par la baisse de la demande en quantité et par la baisse des cours qu'elle provoque. Ils sont alors plongés dans une crise des paiements extérieurs, ne peuvent plus faire face aux échéances de leur dette externe, et les moratoires se multiplient comme plus tard dans les années 1980.
Par ailleurs, la pénurie de devises implique une chute des importations de produits manufacturés venus du Nord, chute qui aggrave la crise dans les pays développés, mais qui provoque le début du fameux mécanisme d’industrialisation par substitution d'importations ou ISI. Les recettes d'exportation baissent de 80 % au Chili entre 1929 et 1933, de 70 % en Argentine, de 60 % au Mexique et au Brésil, et de 30 à 60 % pour les autres pays d'Amérique latine.
L'Inde, l'Espagne, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, le Danemark et tous les exportateurs primaires sont touchés dans des proportions semblables. Au Brésil, la baisse des cours du café est contrée par un plan de rachat. Le gouvernement reprend les excédents de production à un prix plancher. Mais l'État ne peut à l'évidence augmenter indéfiniment les stocks d'un produit, surtout agricole et donc périssable, il ne peut non plus y consacrer des ressources croissantes au dépens de dépenses plus utiles. Après trois ans de stockage, entre 1930 et 1933, les autorités brésiliennes vont se résoudre à cesser leurs interventions, le prix s'effondre, les stocks de café n'ont plus aucune valeur, ils sont au contraire coûteux à maintenir. On va jeter le café à la mer ou le brûler, parfois dans les locomotives à la place du charbon, selon une des plus fortes images de la crise de 1929.
La production industrielle baisse d’un quart sur le continent entre 1929 et 1932, soit un retour au niveau d’avant la Première Guerre mondiale, après le rattrapage des années vingt. La production totale chute de 12 %, ce n’est qu’en 1935 qu’elle revient au niveau de 1929.
La plupart des pays passent dans cette période, avec plus ou moins d'avance, de politiques déflationnistes, prônées par l'orthodoxie économique, mais qui aggravent les difficultés et la crise, à des politiques de relance, de type prékeynésien, qui tentent de sortir l'économie de la dépression. Les politiques de déflation menées un peu partout en Europe pour sortir de la crise s'expliquent par l'idée, courante alors, qu'il fallait relancer les exportations et donc baisser les prix. Devant les échecs successifs de ces politiques, les tentatives de relance vont peu à peu les remplacer. Le tableau suivant résume les dates et les hommes caractéristiques de cette transition.
En gros, la Grande-Bretagne connaît un marasme prolongé dans les années vingt, lié à la surévaluation de la livre, et se tire mieux d'affaire pendant les années de crise grâce à la dévaluation de 1931 et une politique plus interventionniste, alors qu'en France la situation est inverse, croissance dans les années vingt, crise plus tardive (1932) suivie d'une stagnation durable jusqu'à la guerre, malgré la relance et la dévaluation de 1936.
|
Politiques déflationnistes |
Politiques de relance |
|||
G.-B. |
1925 Churchill 1929 MacDonald |
1931 Chamberlain |
|||
USA |
1921 Harding, 1923 Coolidge, 1929 Hoover |
1933 Roosevelt |
|||
All. |
1930 Brüning |
1934 Schacht |
|||
France |
1919 Bloc national, 1926 Poincaré, 1931-32 et 1935-36 Laval |
1936 Front populaire |
|||
|
|
|
|
|
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Hobsbawm (1994) explique très bien le problème des politiciens en charge des économies occidentales, très imprégnés des idées libérales d'alors : ils étaient persuadés que toute solution d'urgence, immédiate, aux difficultés représentait aussi un danger pour le relèvement à long terme, pour le retour futur à la prospérité et à une économie saine. Les solutions à court terme ne feraient que prolonger la crise, comme le pensait également aux États-Unis, Andrew Mellon, le Secrétaire d'État de Hoover.
Les différents pays prennent des mesures très protectionnistes pour isoler leurs marchés intérieurs et leurs monnaies de la dépression et des cyclones économiques extérieurs, en sachant très bien, en adepte des préceptes classiques, qu'ils compromettaient par là toute possibilité de retour à la croissance...
Ainsi la crise s’approfondit, les taux de chômage atteignent des sommets vers 1932-1933 : 22 à 23 % en Grande-Bretagne et en Belgique, 24 % en Suède, 29 % en Autriche, 31 % en Norvège, 32 % au Danemark et 44 % en Allemagne... Par la suite, seule l'Allemagne nazie entre 1933 et 1938 réussira à l’éliminer (en 1938 la production allemande s'élevait déjà 25 % au-dessus de son niveau de 1929). Il restera élevé partout ailleurs. La Russie soviétique connaît également une croissance forte dans la même période comme on l’a vu, sans chômage, mais son système est à part, peu comparable à celui des pays capitalistes. Les observateurs occidentaux de l'époque seront pourtant davantage impressionnés par le modèle de la planification stalinienne que par les succès économiques de Hitler.
La France avait rétabli l’étalon-or en 1928, pendant la politique de rigueur de Poincaré, politique qui instaure le fameux franc Poincaré. La France restera accrochée à une monnaie forte et à des politiques de déflation jusqu’en 1936, sans pouvoir profiter de la reprise mondiale de 1934. Laval pratique l’austérité et le protectionnisme pour maintenir la parité-or et l'équilibre extérieur (les prix baissent dans le monde, il faut baisser encore plus les prix et les salaires en France pour que les exportations restent compétitives, les pays étrangers dévaluent, il faut augmenter les tarifs pour rétablir leurs prix…). La déflation Laval, en pleine période de crise, est évidemment très impopulaire et facilite par la suite l'arrivée de la gauche au pouvoir. Toutes les dépenses budgétaires sont réduites de 10 % par décret, y compris les salaires des fonctionnaires, ce qui provoque des grèves puis un adoucissement de la mesure. La monnaie reste surévaluée, les exportations stagnent, et elle ne résistera pas à la spéculation et à la fuite de capitaux. Le franc devra finalement être dévalué sous le Front populaire, dès octobre 1936, puis à nouveau en mai 1938 sous le gouvernement du radical Daladier. Selon la formule de Paul Reynaud, « une monnaie surévaluée est suivie par les spéculateurs, comme le gros gibier blessé est suivi par les loups ».
La montée des régimes fascistes en Europe favorise une entente entre les partis de gauche. Le Parti communiste français, suivant les directives du Komintern, abandonne la tactique « classe contre classe » de lutte contre les socialistes (« sociaux-traîtres »), tactique qui avait favorisé l’arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne, et adopte en 1934 celle de l’union des forces antifascistes : radicaux, socialistes, communistes, syndicats. Un pacte d’unité d’action est signé en 1934 entre le PCF et la SFIO, en mars 1936 la CGT est réunifiée. Le Front populaire est porté au pouvoir avec une majorité de 60 % à la Chambre : un an pour le cabinet Blum, de mai 1936 à juin 1937, et encore un an avec le radical Chautemps jusqu’en avril 1938.
Il réalise de grandes avancées sociales, mais son action se traduit par un échec économique. Pour Beaud, « ce sont en fait les bases d'un compromis social-démocrate qui ont été mises en place en France entre les deux guerres, ce que n'a pas réussi à cette époque l'Allemagne, berceau de la social-démocratie ». L’accord de Matignon du 7 juin 1936 entre la CGT et le patronat, à la suite de la victoire électorale en mai, à la suite des grèves et des occupations d’usines, adopte les quarante heures et 15 jours de congés payés, en plus de hausses de salaires (20 % pour les salaire horaire) et de l’extension du droit syndical. Le principe des conventions collectives est introduit, c’est-à-dire des contrats de travail collectifs à établir par négociation entre les syndicats.
Simone Weil relate l’atmosphère des grèves de 1936 : « Il s’agit enfin, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange. »
On passe dans cette période à un syndicalisme de masse : les syndicats comptaient 785 000 membres en 1935, avec le succès des grèves ils passent à 4 millions en 1937.
La hausse des salaires a eu un effet expansionniste faible, par les effets négatifs sur les profits et sur les prix, qui se répercutent sur l’investissement et le commerce extérieur. La réduction de la durée du travail a été compensée par un accroissement presque identique de la productivité et par une légère augmentation de l’embauche, pour maintenir la production. Les prix ont augmenté suite à l’application des 40 heures, et là aussi l’effet sur le commerce extérieur a été négatif. La dévaluation de septembre 1936 a permis de rétablir la balance commerciale en 1937, en renforçant la compétitivité des exportations et celle des produits nationaux face aux importations.
« En 1936-1937, le problème fondamental a été celui de l’impact démesuré de la hausse des coûts salariaux ; l’accumulation des concessions salariales a fini par enrayer la mécanique de la relance ». Les licenciements suivront en 1938, ainsi que des aménagements à la loi sur les 40 heures (décrets-lois Reynaud de novembre 1938), qui en réduiront la portée. Cependant la plupart des analyses considèrent que la baisse de la durée du travail, de 48 heures à 40 heures par semaine, n’a pas réussi au plan économique, en termes de croissance et d’emploi.
Les industries d’armement sont nationalisées en 1936, ainsi que les sociétés de chemin de fer en 1937 qui sont regroupées dans la SNCF. Les nationalisations ne sont pourtant guère populaires à gauche, contrairement à ce qui se passera après la guerre. Pendant longtemps, les marxistes y ont été opposés, par opposition à l’État bourgeois. Jules Guesde s’oppose aux nationalisations dès 1912 au congrès du Parti socialiste à Lyon, car dit-il, « l’État c’est l’ennemi, c’est l’arsenal et la forteresse de la classe ennemie. » Pour Lagardelle, la nationalisation n’aboutirait « qu’à joindre à l’oppression économique, l’oppression politique, si bien que les salariés (de l’État) seraient doublement exploités. Tant que la classe ouvrière ne s’est pas emparée de l’État, industriel il est incompétent, et patron il est tyrannique ». Le Parti communiste s’oppose à ce que les nationalisations soient incluses dans le programme du Front populaire, car selon Maurice Thorez (20 décembre 1934), « les nationalisations ne pourraient, dans le cadre du régime capitaliste, conduire qu’à un renforcement de l’État bourgeois, à une plus grande concentration des moyens de domination et d’oppression entre les mains de l’oligarchie financière. »
Le gouvernement Blum est affaibli par sa division à propos de la guerre d’Espagne, par les fuites de capitaux, par les campagnes violemment hostiles de la droite, et surtout de l’extrême droite, très active durant les années trente. L’inflation reprend, d’autant que les quarante heures, selon l’analyse d’Alfred Sauvy, créent des rigidités au niveau de l’offre, et accroissent les coûts de production. Une nouvelle dévalorisation du franc a lieu en juin 1937, et la droite revient au pouvoir avec Daladier en avril 1938. Quelques mois après, en octobre, celui-ci accepte les accords de Munich avec le Premier Ministre britannique Chamberlain, cédant aux exigences de Hitler pour sauver la paix... En 1939, la production industrielle en France est encore inférieure aux niveaux de 1930, le sous-emploi reste élevé, autour de 500 000 personnes, alors que la production allemande est en pleine expansion et que le chômage a été quasiment éliminé. La France souffre également d’un affaissement démographique qui prolonge les tendances antérieures : la population diminue à partir de 1936, sous l’effet de la saignée de la Première Guerre mondiale et de la chute de la natalité des années 1890.
Pour la plupart des économistes et des historiens les causes de la crise de 29 sont, soixante-dix ans après, toujours en débat. Il est « plus facile de les énumérer que d'en estimer l'importance relative » et la crise reste encore largement « une énigme ». Pour les uns, il s'agit d'un problème monétaire : une restriction sévère de l'offre de monnaie au moment où il aurait fallu ouvrir les vannes. Pour d'autres, les causes sont à rechercher dans l'économie réelle : une chute de la consommation et de l'investissement, propagée à toute l'économie américaine, puis au monde, par les mécanismes de multiplication et des échanges ; la crise commencerait avant le krach boursier et les faillites bancaires, avant la contraction de la masse monétaire, contraction qui serait plus un effet qu'une cause de la dépression. D'autres explications encore sont avancées, comme les problèmes du monde rural, la spéculation, le mauvais règlement de la Première Guerre mondiale (les dettes et les réparations), la volatilité des cours des matières premières, l'éclatement du SMI, le recul des innovations, la pénurie d'or, le changement du centre de l'économie mondiale de Londres à New York, l'absence d'un leadership américain sur l'économie mondiale lors de l'entre-deux-guerres et l'incapacité des États-Unis de remplacer la Grande-Bretagne dans ce rôle, etc.
Lionel Robbins présente l'analyse libérale selon laquelle la crise est due à la rigidité des salaires quand les entreprises auraient besoin d'une baisse des coûts, et à la rigidité des prix du fait du progrès des oligopoles et des monopoles sur les marchés des produits. La montée de l'interventionnisme à la suite de la guerre de 14-18, le rôle croissant des syndicats, les désordres monétaires des années vingt, expliquent la profondeur de la dépression. Jacques Rueff reprend en France cette analyse selon laquelle l'absence d'un marché libre du travail, le maintien artificiel de salaires à des niveaux élevés empêchent les ajustements nécessaires et expliquent un chômage volontaire élevé. Avant la crise, il avait déjà tenté de montrer par une analyse statistique sur la période 1920-1925 en Grande-Bretagne que le chômage était dû à un coût excessif du travail : c'est ce qu'on appellera « la loi de Rueff ». En parfait libéral, il considère que le système des prix est essentiel au bon fonctionnement d'une économie. Deux facteurs viennent perturber son mécanisme : l'inflation et l'absence de concurrence. Il faut donc une politique visant à empêcher les monopoles qui contrôlent les prix, et visant à empêcher les autorités de se livrer à des manipulations monétaires, source d’inflation : c'est l'étalon-or, qui interdit toute forme d'arbitraire à l'État. Il attribue à l'abandon de l'étalon-or depuis la guerre, et son remplacement par le Gold Exchange Standard en 1922, une responsabilité dans l'excès de crédit et de spéculation qui a caractérisé les années vingt jusqu'à l'éclatement de la crise en 1929 (voir encadré p. ).
Milton Friedman a présenté une explication classique de la dépression dans un livre célèbre écrit en 1963 avec Anna Schwartz sur l’histoire monétaire des États-Unis entre 1867 et 1960. Les chapitres 7, 8 et 9 traitent de la crise de 1929 : la Grande contraction, 1929-33, le New Deal et les Changements cycliques, 1933-1941. Ils occupent plus du tiers d'un ouvrage volumineux et sont considérés outre-Atlantique comme les textes de base sur la dépression. La thèse des auteurs est que les faillites bancaires causées par l'incapacité de la Réserve fédérale à accroître ses prêts aux banques ont transformé une crise cyclique en une profonde dépression. La ruine des spéculateurs à la Bourse entraîne celle des banques, les premiers ne pouvant rembourser les secondes qui sont dans l’incapacité de faire face aux demandes de retrait de déposants affolés. L'insuffisance de l'offre de monnaie s'explique donc d’abord par la panique qui provoque des retraits massifs et la multiplication des fermetures de banques. La disparition d'environ un quart de celles-ci réduit la monnaie en circulation et exerce des effets déflationnistes au niveau global, que le Fed ne cherche pas à compenser. Les prix et les revenus s'effondrent...
Il s’agit donc de tentatives de conversion des dépôts à vue en monnaie fiduciaire sur une échelle jamais vue, qui entraînent une réduction de la masse monétaire. Celle-ci passe de 45 milliards en 1929 à 32 milliards en 1933. Le rapport dépôts/billets, en hausse régulière depuis le XIXe siècle, passe de 11 en 1929 à 4 en 1932 (Friedman, 1971, p. 684). Les autorités monétaires n'ont pas su, par ineptie et incompétence empêcher cet effondrement en accroissant massivement leurs secours aux banques. La destruction du système bancaire américain est la cause principale de la dépression : « La gravité de la crise a pris son origine aux États-Unis, elle a été provoquée, ou du moins favorisée, par une politique monétaire qui a permis à la masse monétaire de se réduire d'un tiers... La réduction la plus forte jamais enregistrée dans le pays... » (Friedman, 1985). En outre, du fait de leur position de créditeur pendant la grande guerre, les États-Unis détiennent la moitié du stock d'or mondial et ils déconnectent leur masse monétaire de ces réserves pour éviter l'inflation ; or celle-ci aurait permis aux Européens de développer leurs exportations vers l'Amérique et de réduire leurs importations, et donc de rembourser leurs prêts. Le mécanisme de rééquilibrage de l'étalon-or ne joue pas, il aurait permis corriger les déséquilibres financiers internationaux. Le pays continue même à recevoir de l'or de l'extérieur dans la période 1929-1931 et il réduit pourtant l’émission de monnaie ; cette stérilisation du métal jaune empêche les automatismes de l'étalon-or de fonctionner : « en août 1929 M2 représentait 11,4 fois le stock d'or, et seulement 8,8 fois en août 1931 » (Friedman, 1985). Une politique monétaire expansionniste aurait pu éviter la prolongation de la crise. L'absence de mesure statistique précise, périodique et régulière de la masse monétaire à cette époque, contrairement à la surveillance permanente exercée aujourd'hui, explique en partie l'aveuglement et l'approximation des autorités monétaires.
Pour ce courant, les facteurs de la crise sont à rechercher dans l’insuffisance de la demande globale, la thésaurisation, et la sous-consommation due à la trop forte inégalité des revenus. Peter Temin a repris récemment (1976, 1989) ces analyses en insistant sur la baisse des investissements, d'abord dans la construction, puis dans les autres secteurs, suivie de la baisse de la consommation liée au krach boursier, qui auraient précédé la réduction de l'offre de monnaie. La crise bancaire serait plus l'aboutissement du processus que sa cause, contrairement à l'interprétation monétariste. L'excès d'épargne est à l'origine de la crise et accessoirement de la spéculation : « l'épargne croît plus rapidement que l'investissement et la différence alimente la spéculation boursière » (thèse de H.G. Moulton dès 1935, citée par Duménil et alii, 1986).
Théorie et politique keynésiennes
La théorie keynésienne, exposée dans la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie (1936), donnait une explication et des remèdes à la crise : pour John Maynard Keynes (1883-1946) ce sont les dépenses totales (la demande effective ou globale) qui déterminent le niveau de la production (Revenu national) et donc celui de l'emploi. La crise de 29 est une crise de sous-consommation, ou de surproduction, due à l’insuffisance de la demande globale. Ses composantes principales sont la consommation, l'investissement, les dépenses publiques et les exportations. La première est passive, liée au revenu selon la fonction de consommation ; la deuxième est volatile et joue un rôle clé dans le niveau de l'activité économique. Les deux dernières ont des caractéristiques opposées : le niveau des exportations est fixé à l'extérieur et donc hors d'atteinte ; par contre le niveau des dépenses publiques est entre les mains des décideurs, et c'est justement l'instrument d'action privilégié par Keynes.
Si l'on s'en tient aux exégètes, on peut résumer la théorie ainsi, dans une économie fermée :
– la consommation globale croît moins vite que le Revenu national (propension marginale à consommer inférieure à 1) ; elle dépend de la répartition des revenus (la propension à consommer est plus élevée dans les catégories populaires) et des dépenses publiques.
– l'investissement global dépend de l'efficacité marginale du capital (taux de profit anticipé) comparé au taux d'intérêt ;
– la préférence pour la liquidité détermine la demande de monnaie, l'offre de monnaie dépend des autorités monétaires, et les deux grandeurs déterminent conjointement le taux d'intérêt.
– la demande globale (C + I) détermine le niveau du revenu national d'équilibre et le niveau de l'emploi ; le revenu d'équilibre peut être différent du revenu de plein emploi.
Le schéma suivant permet de résumer ces interactions et donc les points d'appui de la politique keynésienne (en italiques).
Demande de monnaie}
} taux d'intérêt }
Offre de monnaie } }
} Investissement }
} }
Efficacité marginale du capital } }
} Demande globale è RN d'équilibre et
} niveau de l'emploi
Consommation privée } }
} Consommation }
Dépenses publiques }
La politique économique keynésienne du plein emploi – qu'on peut naturellement inverser en cas de lutte contre l'inflation – tend à agir par les dépenses publiques et donc le déficit budgétaire pour relancer la demande globale (politique budgétaire), par la fiscalité pour favoriser une redistribution des revenus plus égalitaire2 et favorable à la consommation (politique fiscale), et par l'offre de monnaie pour permettre une baisse des taux d'intérêt et donc une reprise de l'investissement (politique monétaire). Keynes s'oppose aux politiques déflationnistes et à l'étalon-or (« la relique barbare »), il prend position pour la dévaluation et la stimulation des dépenses par le déficit budgétaire, la baisse des taux d'intérêt, la redistribution des revenus, la protection sociale, les allocations de chômage. Keynes critique les théories classiques en faveur d'une baisse des salaires pour rétablir l'emploi, il préconise au contraire une relance par la hausse des salaires nominaux. En ce sens, il se rapproche, dans le domaine théorique, du fordisme, développé de façon pratique outre-Atlantique, il s'agit dans les deux cas « d'intégrer le monde du travail dans la société capitaliste » (Beaud, 1990). Cependant l'analyse de Keynes sur les salaires est plus subtile qu'on ne la présente en général. La baisse du salaire nominal préconisée par les néoclassiques ne peut qu'accroître le chômage par l'effet défavorable sur la demande, il faut, dit Keynes, obtenir une hausse des salaires nominaux et une baisse des salaires réels, afin de réduire le coût du travail et relancer l'emploi, mais sans porter atteinte à la consommation.
L'influence de ses idées se manifestera surtout après la guerre. En effet ni la politique du Front populaire, ni le New Deal n'ont été inspirés par la Théorie générale, postérieure ou concomitante. Cochet rapporte que Léon Blum en aurait eu connaissance seulement par une fiche présentée par un de ses collaborateurs en 1937.
L’analyse keynésienne préconise l'intervention de l'État, non pas pour se substituer aux entreprises privées, mais pour mieux assurer le bon fonctionnement des mécanismes du marché. L'économie laissée à elle-même ne tend pas vers un équilibre optimum, notamment en matière d'emploi, l'État doit assurer la réalisation ou la progression vers cet optimum afin que l'initiative privée capitaliste puisse agir dans les meilleures conditions. Dans The end of laissez-faire (1926), Keynes n'accorde que peu d’attention au marxisme (« une doctrine absurde et indigente »), il n'est nullement socialiste, même s'il ne croit pas aux seules vertus des mécanismes autorégulateurs du marché.
Keynes, qui n’était guère modeste, voyait dans son œuvre une révolution en économie comparable à celle de Copernic en son temps ou encore à celle qu’Einstein avait apporté à la physique de Newton. Galbraith est plus critique, qui voit dans la Théorie générale « une œuvre d'une profonde obscurité, mal écrite et publiée hâtivement... Une grande part de son influence vient du fait qu'elle est largement incompréhensible... ».
Pour John Kenneth Galbraith, les causes sont multiples, il y a principalement les excès de la spéculation : « les causes de la catastrophe se trouvaient toutes dans l'orgie spéculative qui l'a précédée » (1961). Mais il met aussi en avant l'inégalité des revenus, une consommation insuffisante financée à crédit, et une conjonction de facteurs psychologiques et politiques. En particulier, Galbraith attribue à la politique britannique de retour à l'étalon-or et de surévaluation de la livre en 1925 une responsabilité dans la crise : pour éviter les fuites de capitaux, Winston Churchill alors chancelier de l'Échiquier demande aux États-Unis une réduction de leur taux d'intérêt. La France et l'Allemagne appuient cette demande en 1927 en envoyant leurs banquiers centraux, Hjalmar Schacht et Charles Rist. Leur collègue à la Banque fédérale de New York, Benjamin Strong, est favorable à cette option – malgré l’opposition de Hoover, alors Secrétaire au commerce, et d’autres membres du Fed qui veulent combattre la spéculation depuis 1925, mais qui ne seront pas entendus (cf. Wueschner, 1999). Les autorités fédérales, par des achats de titres pour augmenter les liquidités des banques (open market), vont faire baisser le prix de l'argent de 4 à 3,5 %. Le crédit étant dès lors abondant et peu coûteux une spéculation excessive est encouragée aux États-Unis pendant toute la fin des années vingt. Le jeudi noir, Churchill, de la galerie des visiteurs à Wall Street, « contemplait son terrible ouvrage… ». Benjamin Strong sera remplacé par George L. Harrison, après sa mort en octobre 1928. Selon Friedman, la politique monétaire devint alors très restrictive, au point de transformer la crise en dépression. Comme le dit Simmonot (2001), « aux commandes, Strong aurait su prendre des décisions avec l’autorité nécessaire pour entraîner les autres gouverneurs du Federal Reserve System, une institution, il faut le souligner, encore toute jeune. La banque centrale des États-Unis, instituée le 23 décembre 1913, manquait d’expérience… ».
Dans les interprétations institutionnalistes également, c'est le passage d'un type de capitalisme à un autre, avec les transformations de structure difficiles que cela entraîne, qui explique l’ampleur de la dépression. On passe d'un capitalisme libéral à un capitalisme mixte où l'État renforce son rôle, d'un capitalisme d'industriels propriétaires à un capitalisme de dirigeants salariés (managers), d'un capitalisme agro-industriel à un capitalisme industriel et tertiaire. Pour J.R. Commons, en outre, le grand économiste institutionnaliste de la période, la cause de la crise est à rechercher du côté du système bancaire qui crée de la monnaie et répond aux anticipations optimistes en les amplifiant jusqu'au krach. Il est partisan d'une politique monétaire plus stricte qui puisse éviter cet emballement et le retournement brutal.
Selon Alfred Sauvy, c’est le malthusianisme démographique et le protectionnisme économique qui sont à l’origine de la dépression, aussi bien en France, qu’aux États-Unis, et dans nombre d'autres pays dans l’entre-deux-guerres. Ces restrictions ont délibérément brisé l'expansion en fermant leurs frontières aux immigrants et aux produits étrangers.
Enfin, plus récemment, l’école de la régulation (Aglietta, 1976 ; Boyer et Mistral, 1983 ; Boyer, 1986, Mazier et alii, 1982, 1993) reprend l’idée d’une crise de système, le passage de la régulation concurrentielle à une régulation monopoliste, la production de masse n'est pas suivie dans les années vingt par une consommation de masse, du fait de salaires encore insuffisants. La productivité se serait élevée plus vite que les salaires et la part de ceux-ci dans le revenu national aurait baissé au bénéfice de celle des profits. Ainsi le régime d'accumulation intensive n'aurait pu continuer à fonctionner du fait de l'insuffisance de la demande globale et surtout de la consommation, liée à celle des salaires. Cette analyse avait été exprimée sous une autre forme par de nombreux auteurs pendant la dépression, comme par exemple Moulton (voir Duménilt alii, 1986), ou esquissée dans des ouvrages des années cinquante ou soixante comme celui de Galbraith. La crise de 1929 apparaîtrait ainsi comme « la crise de jeunesse d'une société de consommation qui n'a pas encore trouvé ses règles » (Roncayolo, 1972).
Les facteurs essentiels de la crise sont pour Charles P. Kindleberger les déséquilibres monétaires internationaux (voir aussi Néré, 1973), les excès et l'instabilité du crédit, l’insuffisance du prêteur de dernier ressort, les effets de propagation internationale par les prix des matières premières et les crises de liquidité. Il conteste totalement l'explication monétariste basée sur l'insuffisance de monnaie, ainsi que l'explication keynésienne liée à la faiblesse de la demande globale. La baisse des prix n'est liée à aucun de ces deux éléments, il s'agit d'une baisse structurelle qui s'explique par le rationnement du crédit : les firmes voient les stocks s'accumuler parce que les ventes à crédit sont ralenties par les mesures de restriction des banques, et elles doivent baisser leurs prix pour tenter d'écouler la production. De même que l'inflation structurelle ou inflation par les coûts n'est liée ni à l'excès de la demande ni à l'abondance de monnaie, la « déflation structurelle » ne peut s'expliquer par un resserrement de ces deux variables (Kindleberger, 1990).
La crise devient mondiale car les États-Unis n'acceptent pas de jouer le rôle central de stabilisation de l'économie internationale comme la Grande-Bretagne l'avait fait jusqu'en 1914. Ils poursuivent leur politique isolationniste au moment où ils auraient dû s'ouvrir. Ils pratiquent le protectionnisme, refusent la coopération internationale, exigent le recouvrement de dettes impossibles à payer, ferment leurs frontières à l'immigration, etc. Le grand tournant se produit entre 1924 et 1925, quand les exportations de capitaux américains dépassent celles de la Grande-Bretagne, et l'on peut situer à cette époque le changement de leadership sur l'économie mondiale. Or d'un côté les États-Unis ont des créances sur l'Europe, créances anciennes issues de la guerre, et nouvelles à la suite des prêts des années vingt, surtout à l'Allemagne, et de l'autre ils mènent une politique protectionniste qui empêche le développement des exportations européennes et donc toute possibilité de remboursement de ces mêmes créances. Le tarif Smoot-Hawley de 1930 est à l'origine d'une vague de représailles et de la généralisation du protectionnisme, alors même que les États-Unis auraient dû à ce moment ouvrir leurs frontières pour enrayer la dépression. Un pays créditeur doit laisser ses débiteurs accroître leurs exportations chez lui s'il veut jamais être remboursé. L'incohérence de la position américaine est à l'origine du déséquilibre des finances mondiales entre les deux guerres.
On a avancé l'idée que cette absence américaine était due à un manque de maturité des dirigeants politiques, mais la raison principale semble ailleurs. L'Angleterre était au centre du système d'échanges et de paiements mondiaux : pays ouvert et libre-échangiste, elle dépendait de ses relations économiques extérieures. Ce n'est pas le cas de l'Amérique, largement autosuffisante et repliée sur son vaste marché interne, qui avait moins d'intérêt à agir comme régulateur de l'économie mondiale. L'épargne américaine se dirigeait essentiellement vers les placements domestiques, à la différence de l'Angleterre d'avant 1914 : moins de 5 % des placements US allaient à l'étranger dans les années vingt, contre 50 % au début du siècle pour la Grande-Bretagne (Kuznets, cité par Musolino, 1997). Comme le dit Kindleberger (1973), « en 1929, l'Angleterre ne pouvait plus stabiliser l'économie mondiale et l'Amérique ne le voulait pas ; quand chaque pays se mit à protéger ses intérêts nationaux propres, l'intérêt mondial fut évacué et avec lui les intérêts privés de chacune des nations ». Si les deux pays, la grande puissance déclinante et la grande puissance montante, avaient coordonné leurs politiques de façon à mettre en place des prêts internationaux, un système de change stable et des politiques de relance, la dépression décennale aurait pu être évitée. Un modèle économétrique de Foreman-Peck, Hallettet Ma (1996) tente d'évaluer l'effet de ces politiques, si elles avaient été menées par les deux nations anglo-saxonnes, suivies par la France et l'Allemagne.
La synthèse de Heilbroner
Selon Robert L. Heilbroner (1989) quatre causes principales sont à l’origine de la crise de 29 : la spéculation effrénée, la vulnérabilité agricole, la faiblesse industrielle et les inégalités sociales trop fortes.
a) La spéculation
Sur la base des entreprises productives, des dizaines d'autres, sous forme de holdings companies et sociétés d'investissement (Investment trusts), ne produisant rien, montaient une série de participations et spéculaient sur les actions, érigeant une structure de crédits en forme de châteaux de cartes qui sera balayée lors de la dépression. Le public peut acheter des actions de ces sociétés cotées en Bourse, qui elles-mêmes possèdent des actions d'autres firmes et aussi des titres de sociétés non cotées, ce qui élargit l'accès des ménages au marché financier. Les achats en Bourse, en expansion rapide avant la crise, ne changent pas la masse monétaire, mais ils opèrent un transfert depuis la « circulation de transaction » vers la « circulation financière », ce qui réduit la demande de biens réels et exerce donc un effet déflationniste.
b) La vulnérabilité de l'agriculture
Le fermier était, dans les années vingt, l'homme malade de l'économie américaine, son revenu par tête représentait moins de la moitié de celui des travailleurs de l'industrie en 1910, moins d'un tiers en 1930. Les fermiers indépendants tombaient de plus en plus sous la coupe de propriétaires terriens et devenaient tenanciers. La productivité stagnait en comparaison des autres secteurs. Confrontée à une demande inélastique et à un marché concurrentiel, la relative abondance de l'offre se traduisait en baisse des prix et des revenus paysans. À son tour celle-ci exerçait des effets déflationnistes sur l'économie dans son ensemble et notamment sur l'industrie qui trouvait des débouchés insuffisants dans le secteur rural.
c) La faiblesse industrielle
Dans les années vingt, malgré la croissance de la production industrielle, l'emploi stagnait dans la plupart des secteurs. La hausse générale de la productivité – de +60% par exemple dans le secteur manufacturier entre 1920 et 1929 – ne s'accompagnait pas d'une hausse des salaires ou d'une baisse des prix suffisantes. En fait les profits furent les seuls à augmenter dans la période, ils étaient en gros trois fois plus élevés en 1929 qu'en 1920. Philip(1963) décrit aussi les difficultés de l'industrie américaine dans les années vingt : la prospérité de quelques secteurs (automobiles, appareils ménagers comme les radios) cache les difficultés des autres (chemins de fer, bâtiment, textiles, mines).
d) Les inégalités des revenus
Ainsi, l'inégalité des revenus augmentait avec l'explosion des profits et la consommation populaire avait tendance à stagner. En 1919, les 5% les plus riches percevaient 24% du Revenu national, en 1929 ils en touchaient 33,5%, tandis que la part des 1% du sommet passait de 12 à 19%... Les perspectives de profits futurs étant limitées par le manque de débouchés et la disparition de la confiance au début de la crise, l'investissement s'effondra de 6 milliards de dollars en 1929 à 1,6 en 1932. La production de biens d'équipement chuta de 90% entre 1929 et 1933, provoquant un chômage massif, responsable d'un tiers du sous-emploi total. Un effet multiplicateur à la baisse amplifia la chute de l'investissement tout au long des années trente. La consommation baissa de 79 milliards de dollars en 1929 à 49 en 1933, réduisant encore plus les perspectives d'investissement.
« La grande dépression peut être essentiellement caractérisée par un énorme et durable effondrement du taux de formation du capital » (Heilbroner). Les salaires représentaient en 1920 58% du Revenu national et 46% seulement dès 1924. De 1925 à 1929, la production augmente de 26%, la productivité dans l'industrie de 37%, les salaires de 14% (Philip, 1963).
Les erreurs de politique économique
Une crise cyclique particulièrement forte a été transformée en dépression majeure du fait de trois erreurs énormes de politique économique, principalement dans le pays où la crise a été déclenchée et dont l'économie avait un poids déjà déterminant dans le monde.
– La première erreur fut d'avoir augmenté et maintenu à un niveau élevé les taux d'intérêt. Dans un premier temps, pendant les années vingt, la politique monétaire est laxiste et cela alimente la spéculation. Le cours des titres augmente de 300 % entre 1924 et 1929, pour plonger ensuite de 84 % entre 1929 et 1932. Lorsque celle-ci prend des proportions alarmantes, la Banque fédérale augmente les taux, en 1929. Mais par la suite, une fois la crise déclenchée, elle maintient des taux anormalement élevés. Au pire moment de la crise bancaire, en 1930-1931, alors que les banques sont à court de liquidité, le Fed réduit l'émission monétaire. En 1931-1932, lorsque la livre décroche de l'or, le Fed augmente encore ses taux pour empêcher les sorties de capitaux, suivi en cela par les autres Banques centrales.
– La seconde erreur réside dans la politique protectionniste du commerce extérieur. Le Congrès et le président Hoover avalisent la loi Smoot-Hawley sur les tarifs, ce qui va entraîner des représailles en chaîne et un effondrement des deux tiers du commerce mondial entre 1930 et 1933, au moment où les échanges internationaux pouvaient jouer un rôle essentiel pour maintenir le niveau de production.
– Enfin, au moment où des dépenses publiques élevées ou des impôts réduits auraient permis de maintenir la demande globale, la plupart des gouvernements réduisent au contraire leurs dépenses, augmentent les impôts, pour équilibrer le budget national. Le secteur public représentait déjà 20 à 30 % du PIB en Europe, selon les pays, mais seulement 8 % aux États-Unis.
L'essence du changement occasionné par la crise et les nouvelles politiques économiques mises en place fut que les gouvernements ont cherché « à altérer la structure de certains marchés pour permettre au mécanisme de la concurrence de donner des résultats socialement acceptables » (Heilbroner, op. cit.). L'idée que les marchés, laissés à eux-mêmes, fonctionnent mal (en dégageant par exemple des externalités négatives – pollution, produits dangereux pour les consommateurs, manque de sécurité pour les travailleurs, placements risqués pour les épargnants, etc. –, tend à remplacer aux États-Unis celle d’un laisser-faire valable en toutes circonstances. Le gouvernement doit alors intervenir pour fixer des règles assurant la sécurité (transport aérien, industrie automobile, médicaments, par exemple) et aussi des lois sociales pour régir le marché du travail. L'État apparaît ainsi, dans l'esprit d'une majorité d'Américains, non plus comme le gendarme ou le veilleur de nuit d'Adam Smith et des libéraux, mais comme « le moyen pour une société démocratique de résoudre les tensions entre la sphère économique et les valeurs non économiques » (ibid.).
D'autre part, au niveau macroéconomique, l'État doit mener une politique de régulation globale, une régulation appelée plus tard keynésienne. Du monde du XIXe siècle basé sur l'épargne, où la consommation est condamnée (les bourgeois n'allument qu'une ampoule dans la maison, ferment leur salon sauf pour les jours de fête), on est passé après la crise à un monde basé sur la dépense, la consommation, la déconsidération de l'épargne orchestrée par Keynes. La société de consommation s’étend sur de nouvelles bases, avec des salaires réels en hausse capables d’absorber la production, et le capitalisme devient dirigé, les niveaux de la production et de l'emploi sont contrôlés par le gouvernement et soustraits aux aléas du marché. Les cycles sont atténués par des politiques de relance en cas de récession et de freinage en cas d'expansion inflationniste. En 1946, l'Employment Act aux États-Unis précise que « la responsabilité permanente de la politique économique de l'État fédéral est de fournir une production, un pouvoir d'achat et un emploi les plus élevés possibles ». La répartition des revenus, sous l'effet des nouvelles politiques, s'améliora considérablement : les 5 % des Américains les plus riches, qui touchaient 30 % du Revenu national en 1929, étaient descendus à 24 % en 1941 et 21 % en 1946 (tandis que le 1 % au sommet passait de 19 % à 10 % puis 8 %). Le mouvement se poursuivit après-guerre jusqu'à la présidence Reagan (années 80). Avec la montée des classes moyennes, liée à cette répartition plus égalitaire, l'impôt sur le revenu concerna un nombre croissant de ménages : en 1929, 2,5 millions de foyers le payaient, ils étaient 7,4 millions en 1940. En même temps, les dépenses publiques passaient de 8 % du PIB en 1929 à 14 % en 1939 et 20 % en 1959. Cette évolution s’étendit à tous les pays industriels après 1945, qui accèdent dans les années cinquante à des sociétés capitalistes de consommation, régulées par les pouvoirs publics (voir chapitre 6). Avant d’atteindre cette étape, cependant, les démocraties de marché auront à affronter les régimes autoritaires dans une guerre sans merci.