Table ronde 2 : La transition de l'esclavage à d'autres systèmes

Université des Antilles et de la Guyane – Martinique

16-17 décembre 2004

 

 

Une énigme historique :

La succession de l’esclavage antique et du servage médiéval

 

Jacques Brasseul et Michel Herland

 

 

Historia Francorum, 592, Grégoire de Tours, édition du VIIIe siècle, parchemin,  BNF

 

 

« Il est mien de la plante des pieds au sommet du crâne. »

L’abbé de Vézelay, à propos d’un de ses serfs, cité par Marc Bloch, 1939

 

 

Introduction

 

Curieuse histoire que celle de l’esclavage. Sa disparition progressive, en Europe occidentale en tout cas, qui commence avec le déclin de l’empire romain, et la montée concomitante d’un nouveau mode d’exploitation de la force de travail, le servage, n’ont pas été vraiment accompagnées dans le domaine des idées par une condamnation radicale de l’ancien système et la défense du nouveau. Au contraire, la tolérance à l’égard de l’esclavage se poursuivra très longtemps. Cela s’explique peut-être parce que les hommes du Moyen-Âge ne voyaient pas entre ces deux systèmes les différences que nous y voyons aujourd’hui. Les esclaves et les serfs ne portaient-ils pas le même nom (servus) dans la langue des clercs ? Par la suite l’absence de toute condamnation majeure de l’esclavage au Moyen-Âge expliquera pourquoi celui-ci a pu renaître de ses cendres dans les colonies européennes d’Amérique à partir de la Renaissance, lorsque les conditions économiques et sociales d’un nouvel essor se sont trouvées réunies. L’évolution des conditions économiques et sociales qui est à l’origine du déclin de l’esclavage européen est donc également à l’origine de son renouveau aux Amériques sans que, dans les deux cas, l’influence de l’idéologie apparaisse déterminante. Cela étant, le repérage des conditions pertinentes et des causalités en œuvre au Moyen-Âge s’avère délicat. Les historiens ont proposé des explications qui se rejoignent souvent mais pas toujours et qui ressortissent davantage à l’intuition que d’une démonstration véritable. La transition ou plutôt la succession de l’esclavage au servage demeure à bien des égards une énigme.

 

Marc Bloch affirmait il y a plus de soixante ans que la disparition de l’esclavage antique était « une des transformations les plus profondes qu’ait connues l’humanité ». Le passage progressif au servage médiéval est un thème abondamment discuté depuis par les historiens, et on essaiera ici de simplement faire le point sur les débats. Entre les deux se trouve l’esclavage du Moyen Âge, chaînon manquant entre l’esclavage à Rome et l’esclavage moderne (aux Amériques essentiellement), chaînon manquant parce que longtemps négligé, malgré Georges Duby qui a décrit la persistance de l’esclavage jusqu’au XIe siècle et la somme de Verlinden (L’esclavage dans l’Europe médiévale, 1955, 1977) qui reste inégalée.

Cette transition de l’esclavage au servage présente le caractère particulier de s’étaler sur des siècles, de se réaliser avec une « lenteur glaciaire » (Phillips, 1996) – un temps géologique qui aurait été cher à Braudel –, alors que l’abolition de l’esclavage et du servage des Temps modernes s’est réalisée de façon beaucoup plus rapide. La différence montre bien l’impact des idées et des mentalités. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les deux pratiques étaient encore considérées comme parfaitement acceptables par les sociétés européennes et occidentales, mais un siècle plus tard, elles ne l’étaient plus. Tenues à la fois pour immorales et inefficaces, l’une et l’autre furent abolies par les pays européens, puis, dans la même décennie, par la Russie (1861) et les États-Unis (1865). On examinera tout d’abord les différences entre les deux systèmes et leur chronologie, puis la position de l’Église et de ses saints à l’égard de l’esclavage, avant d’évoquer les thèses des historiens sur les causes de sa fin.

 

 

I  Esclavage et servage

 

L’esclavage et le servage sont plutôt deux systèmes de production alternatifs dans l’histoire, bien que des chevauchements soient nombreux, surtout au Moyen Âge. Les différences sont bien connues : l’esclave est celui qui ne peut rien posséder et n’a aucun droit sur sa personne ou ses enfants, réduits eux aussi en esclavage, parce que lui-même et son travail sont entièrement détenus et contrôlés par quelqu’un d’autre :

 

Car celui qui par nature ne s’appartient pas mais qui est l’homme d’un autre, celui-là est esclave ; et est l’homme d’un autre celui qui, tout en étant un homme, est un bien acquis, et un bien acquis c’est un instrument en vue de l’action et séparé de celui qui s’en sert. Aristote (Politique, I, 4)

 

Il n’est pas un membre de la société dans laquelle il vit et peine. Son statut est celui d’un objet et son traitement guère différent de celui d’un animal.

Le serf a également un statut héréditaire, qu’il ne peut changer. Il doit fournir du travail au seigneur, en plus d’autres obligations en argent ou en nature (cf. Barthélémy, 1992, 2002). Marc Bloch caractérise le servage par le chevage, le formariage et la mainmorte (un impôt et des contraintes sur le mariage et la succession). Mais le serf contrôle une part importante de son travail pour lui-même, en cultivant une parcelle de terre, alors que les esclaves n’ont rien, sauf parfois un lopin pour leur propre consommation et peu de temps pour le cultiver. Le serf a ainsi un intérêt, quelque chose à conserver, une condition plus humaine, alors que l’esclave est l’objet d’une pure contrainte. Même s’il n’est pas libre, le premier a des droits limités, c’est une personne, non un objet. Disposant d’un foyer, d’une famille, de biens, il est attaché à une terre, lui et sa descendance (tenure héréditaire), il ne peut le plus souvent être vendu sans elle. La différence est énorme, car être vendu en étant déplacé ailleurs n’a rien à voir avec le fait d’être vendu avec la terre où on vit, car dans ce dernier cas cela veut dire garder son toit, son cadre, sa famille, son humanité. Il jouit enfin d’une indépendance évidente par rapport aux équipes serviles, il appartient à une communauté, bénéficie de l’application des coutumes et droits communs, de la possibilité de recourir à des pétitions, de faire appel.

 

Le serf est donc un paysan, travaillant en famille, logé dans sa maison. L’esclave peut se trouver aussi bien en ville qu’à la campagne, et dans ce cas il n’est qu’un travailleur dépourvu de terre, utilisé en équipes (chiourme[1]) et logé en commun dans des baraques, bien que l’esclavage de ce type, dans les plantations modernes ou les villas anciennes (villae – ou latifundiums – lat. latifundia[2]), reste une forme moins courante dans toute l’histoire de l’esclavage que l’esclavage domestique.

 

Du point de vue politique, les esclaves n’appartiennent qu’à leur maître, tandis que les serfs dépendent de leur seigneur, mais aussi du prince, du roi, du suzerain du seigneur. Les maîtres monopolisent ainsi le pouvoir sur leurs esclaves alors que les serfs ont aussi des obligations envers l’État, sous forme de taxes et parfois de service armé. Les deux systèmes sont donc politiquement différents dans le sens où les esclaves sont hors de portée de l’État, alors que les serfs font partie du système politique. Les droits des serfs sont beaucoup plus étendus que ceux des esclaves, d’abord parce que les seigneurs devaient respecter les coutumes, mais aussi parce que des règlementations ont été progressivement introduites par le pouvoir central, qui avait aussi autorité sur les serfs.

 

Les esclaves sont en général des étrangers, importés, et non indigènes, d’ethnies ou de races différentes du pays où on les transporte, prisonniers de guerre ou de rafles, objets d’un échange sur un marché. L’esclavage est ainsi lié à la traite, au commerce des esclaves, et le taux de mortalité élevé, la faible natalité, impliquent la nécessité d’un renouvellement constant par des apports extérieurs. Le recrutement externe est essentiel, alors qu’il ne l’est pas pour le servage. Les serfs en effet sont nés sur place et forment des générations successives, ils sont socialement intégrés et ne sont pas ethniquement ou racialement différents des autres catégories de la population.

 

La réciprocité est un aspect de la relation serf/seigneur, aspect largement absent pour l’esclave. Le seigneur accorde la terre et en contrepartie le serf la travaille et lui fournit une part de son produit, en même temps qu’il règle les impôts à l’État. La protection du seigneur est aussi un élément de la réciprocité, on le voit bien dans le cas des travailleurs libres qui sont rentrés dans le servage au cours du Moyen Âge pour en bénéficier.

 

Les serfs sont moins coûteux à entretenir, puisqu’ils se nourrissent eux-mêmes, se reproduisent, et requièrent une surveillance limitée. Les esclaves au contraire doivent être nourris, surveillés, et « réapprovisionnés » en permanence, « l’élevage » étant délicat comme on le verra. Cependant, pour produire pour des marchés extérieurs, l’esclavage est plus efficace parce que toute la terre est utilisée à ce but, et que le travail peut être organisé de façon rationnelle.

 

Le servage apparaît ainsi comme un progrès par rapport à l’esclavage (lui-même un progrès si considère les époques où les prisonniers de guerre étaient tués – ou mangés), car il confère aux diverses catégories qui vont s’y fondre des droits nouveaux. Les statuts sont très variables selon les pays et les régions, les exceptions nombreuses, certains esclaves par exemple peuvent posséder des biens, certains serfs ne sont pas attachés à la terre et peuvent être vendus sans elle. Les lignes sont parfois difficiles à tracer mais les différences entre esclave et serf peuvent se résumer au fait de posséder une personne dans le premier cas, ou d’avoir un pouvoir sur elle dans le second, d’exercer un droit de propriété direct dans le premier, indirect, passant par la terre, dans le second. Jusqu’à l’an mille, les textes médiévaux distinguent souvent entre les libres et les non libres, à partir du XIe siècle les textes utilisent davantage le classement repris par Duby des trois ordres du féodalisme, guerriers, paysans, prêtres, on peut y voir le signe d’une disparition des divisions propres à l’esclavage.  Mais voyons maintenant quelle chronologie on peut établir de ces deux systèmes.

 

Depuis l’article pionnier de Marc Bloch, publié après sa mort tragique, en 1947, nombreux sont les historiens qui ont tenté de répondre à son interrogation : Comment et pourquoi finit l’esclavage antique ? Une première étape consiste à établir une chronologie de la fin de l’esclavage hérité de l’Antiquité. Bonnassié (1985) propose les dates suivantes :

– Les IIIe et Ve siècle, le Bas-Empire, voient les premières atteintes au système, avec les révoltes en Gaule (Bagaudes) et l’évolution des mentalités du fait du christianisme.

– L’esclavage est rétabli sous les royaumes francs au haut Moyen Âge, avec une extension encore plus grande qu’à la fin de l’Empire romain, mais il ne s’agit plus d’un système de production dominant : esclavage mais non esclavagisme.

– Au VIIe siècle, de nouvelles révoltes, des fuites nombreuses, surtout en Europe du Sud, affaiblissent à nouveau l’esclavage, mais il se rétablit cependant une dernière fois aux temps carolingiens, avec le renforcement de l’État central.

– L’esclavage est de plus en plus contesté à la fin du haut Moyen Âge, par l’Église (prises de positions « abolitionnistes » nombreuses) et par les faits (chasements, mariages mixtes, terres exploitées de la même façon par les libres et les esclaves).

– Cependant il ne disparaîtra totalement qu’au XIe siècle, en même temps que « les progrès techniques libérateurs de main d’œuvre ».

Bonnassié trouve même une date commode, pour situer « l’acte de décès de l’esclavage en Europe occidentale », un peu comme 476 marque la chute de Rome et la fin de l’Antiquité, ou 1492 la fin du Moyen Âge, c’est le capitulaire d’Otton en 998, qui tente paradoxalement de restaurer le régime esclavagiste, lors du synode de Pavie, en renforçant les droits des propriétaires séculiers ou réguliers, mais qui n’est ni appliqué ni suivi d’effet.

 

Wendy Davies aborde plutôt la question par l’autre bout en se demandant quand commence le servage. Entre le Ve et le XIe siècle, répond-elle, si on exclut les esclaves ruraux de la fin de l’Antiquité et leurs descendants, et selon des processus lents, continus, progressifs. Si on inclut les esclaves casés sous l’Empire romain, qui avaient des biens à eux, un toit, un attachement au sol, on peut considérer que le servage existe depuis les débuts de notre ère, qu’il s’agit d’un phénomène remontant à l’Antiquité et non aux temps féodaux, que les deux ont coexisté longtemps et que le deuxième a fini par totalement remplacer le premier. De même pour Fossier (1991) qui résume ainsi l’opinion des historiens : « Dans l’ensemble prévaut la notion d’une formation progressive en Occident entre le VIIIe et le IXe siècle, d’une classe nouvelle (celle des serfs). »

 

L’assimilation des libres et des esclaves dans cette classe uniforme est réalisée au XIIe siècle. Les termes dérivés du latin ne servent plus à désigner les véritables esclaves (servus, mancipium, ancilla), il faut en introduire un autre, ce sera esclave, venu de l’arabe saqlab, désignant les Slaves achetés à l’Europe ou raflés en Russie, et adapté dans toutes les langues d’Occident (slave, esclave, esclavo, escravo, schiavo, Sklave, etc.).

 

Pour tenter maintenant d’aller plus loin dans l’interrogation de Marc Bloch, le pourquoi de la fin de l’esclavage, commençons par examiner l’évolution des idées religieuses.

 

 

II  La rémanence de l’idéologie esclavagiste

Unusquisque in qua vocatione vocatus est, in ea permaneat. Servus vocatus est ? Non sit tibi curae (1 Cor. 7, 20).

 

« Que chacun demeure dans l’état où l’a trouvé l’appel de Dieu. As-tu été appelé quand tu étais esclave ? Ne t’en soucie pas ». Cet extrait de la première épître de saint Paul aux Corinthiens résume le message que l’Eglise des premiers siècles a voulu adresser aux esclaves. Or celle-ci était à l’époque le seul agent qui aurait pu renverser l’idéologie traditionnelle, évidemment favorable à l’esclavage, et faire évoluer les règles juridiques dans un sens différent. Mais jusqu’à une date récente le christianisme ne prônait pas le bonheur ici-bas, seulement la charité et la justice entendue au sens le plus plat d’obéissance aux lois et aux maîtres. Déjà les évangiles prêchaient une soumission qui nous paraît aujourd’hui abjecte. Voici par exemple comment Matthieu fait parler le Christ :

 

Mais moi, je vous le dis : aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécute, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains n’agissent-ils pas de même ? (Mt 5, 44-46).

 

C’est dans le passage correspondant de l’évangile de saint Luc que l’on trouve la fameuse injonction : « Si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui l’autre. Si quelqu’un prend ton manteau, ne l’empêche pas de prendre encore ta tunique » (Lc 6, 29). Message hallucinant tant il est éloigné de la mentalité moderne, message pourtant qui a pu s’avérer porteur d’espoir pour nos ancêtres, puisque le Christianisme a conquis tout l’Occident et qui continue de manifester sa vivacité auprès de bien des déshérités. Le royaume de Dieu n’est pas de ce monde, les croyants sont appelés à trouver dans l’au-delà la récompense de tous les sacrifices consentis sur la terre. « Aimez vos ennemis, faites du bien, et prêtez sans rien espérer. Et votre récompense sera grande, et vous serez fils du Très-Haut » (ibid., 35).

 

La soumission à l’ordre établi, sans jamais questionner sa légitimité, est sans doute le trait le plus surprenant du message évangélique. « Rendez à César ce qui est à César » (Lc 20, 25)… même si César est un conquérant qui a assis son autorité par la violence au mépris du droit des peuple. On peut trouver dans la « politique religieuse » une justification cachée à une telle position : pour que le christianisme puisse s’implanter, il ne fallait pas qu’il apparût comme séditieux. Les pères de l’Eglise ont développé par ailleurs une explication de type utilitaire : l’autorité est nécessaire au fonctionnement de la société, donc elle est « bonne », donc elle est voulue par Dieu. Déjà saint Paul demandait « que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées par Dieu. C’est pourquoi celui qui s’oppose à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi » (Rom. 13, 1-2). Au demeurant, « ce n’est pas pour une bonne action, c’est pour une mauvaise que les magistrats sont à redouter. Veux-tu ne pas craindre l’autorité ? Fais le bien, et tu auras son approbation (ibid., 3)[3]. D’où la conclusion : « Il est donc nécessaire d’être soumis, non seulement par crainte de la punition, mais encore par motif de conscience… Rendez à tous ce qui leur est dû : l’impôt à  qui vous devez l’impôt, le tribut à qui vous devez le tribut, la crainte à qui vous devez la crainte. L’honneur à qui vous devez l’honneur (ibid., 5 et 7).

 

Quelles que soient leur mérite, ces explications ne rendent pas compte du scandale de l’enseignement christique qui impose une entière soumission à l’autorité la plus brutale, la plus nuisible, au même titre que le respect d’un pouvoir bienveillant et utile. Cela est en particulier le cas pour l’obéissance due par les esclaves à leur maître. Les évangiles ne s’étendent pas sur ce point précis ; comme l’Ancien Testament, elles tiennent simplement pour acquise la société esclavagiste, avec le pouvoir absolu du maître sur ses serviteurs qui la caractérise. Par contre saint Pierre et saint Paul mettront les points sur les « i », fixant ainsi la doctrine de l’Eglise pour des siècles.

 

Serviteurs, soyez soumis en toute crainte à vos maîtres, non seulement ceux qui sont bons et doux, mais aussi à ceux qui sont d’un caractère difficile. Car c’est une grâce de supporter des afflictions par motif de conscience envers Dieu, quand on souffre injustement (1 Petr. 2, 18-19).

 

Le même thème sera repris inlassablement par saint Paul dans ses lettres aux premières communautés chrétiennes. Le maître, aussi mauvais soit-il, est censé représenter Dieu pour l’esclave. Obéir au maître et obéir à Dieu se confondent dans une alchimie d’autant plus fortement affirmée qu’elle est plus mystérieuse. Par exemple dans l’épître aux Ephésiens :

 

Esclaves, obéissez à vos maîtres d’ici-bas avec crainte et respect, en simplicité de cœur, comme au Christ ; non d’une obéissance toute extérieure qui cherche à plaire aux hommes, mais comme des esclaves du Christ qui font avec âme, la volonté de Dieu. Que votre service empressé s’adresse au Seigneur et non aux hommes, dans l’assurance que chacun sera payé par le Seigneur selon ce qu’il aura fait de bien qu’il soit esclave ou qu’il soit libre (Ephés. 6, 5-8).

 

La précision finale est d’importance. La justice est transcendante. L’esclave doit supporter sans se plaindre les péchés du mauvais maître. Dieu y pourvoira… plus tard. Il est tout à fait remarquable à cet égard que les conseils aux maîtres qui suivent ceux adressés aux esclaves occupent systématiquement moins de place dans les épîtres. L’avertissement le plus nourri se trouve dans la même épître aux Ephésiens : « Et vous, maîtres, agissez de même à leur égard, et abstenez-vous de menaces, sachant que leur maître et le vôtre est dans les cieux, et que devant lui il n’y a pas de favoritisme » (ibid., 9). La formulation des traductions françaises est curieuse au demeurant. On ne voit pas ce que signifie ici « agir de même » : les esclaves doivent obéir aveuglément à leur maître ; ce n’est certainement pas ce qui est exigé des maîtres. On pourrait croire, alors, que les maîtres sont invités à voir dans leurs serviteurs autant de représentants de Dieu sur terre, de la même manière que les esclaves  doivent accepter les ordres de leurs maîtres comme s’ils émanaient de Dieu. La formulation du verset ne va pas dans ce sens puisqu’il se contente de rappeler que tous les humains, libres ou non, sont soumis au même maître divin. Néanmoins le rappel que Dieu ne fera pas de favoritisme au profit des favorisés d’ici-bas est susceptible d’avoir une certaine efficacité auprès des chrétiens propriétaires d’esclaves. On préfèrera donc la formulation de l’épître aux Colossiens qui reprend le même thème tout en se montrant plus précis à l’égard des devoirs des maîtres : « Maîtres, accordez à vos serviteurs ce qui est juste et équitable, sachant que vous aussi vous avez un maître dans le ciel » (Col. 4, 1).

 

A noter que les recommandations en direction des maîtres ne suivent pas nécessairement celles qui s’adressent à leurs serviteurs. Ainsi dans l’épître à Tite, alors que saint Paul s’étend de manière relativement détaillée sur les devoirs des esclaves, le souci que ces derniers soient bien traités n’apparaît nulle part dans les instructions qu’il prodigue par ailleurs aux vieillards et aux jeunes gens des deux sexes.

 

Exhorte les serviteurs à être soumis à leur maîtres, à leur plaire en toutes choses, à n’être point contredisants, à ne rien dérober, mais à montrer toujours une parfaite fidélité, afin de faire honorer en tout la doctrine de Dieu notre sauveur (Tite 2, 9-10).

 

La fin du verset s’inscrit explicitement dans la perspective de la politique religieuse évoquée plus haut : il est important que les esclaves chrétiens se comportent d’une manière exemplaire pour donner une bonne image de la religion nouvelle. La même préoccupation transparaît dans la première épître à Timothée où l’on trouve en outre des précisions sur le comportement que les esclaves se doivent d’adopter à l’égard des maîtres chrétiens.

 

Que tous ceux qui sont sous le joug de l’esclavage regardent leurs maîtres comme dignes de tout honneur, afin que le nom de Dieu et la doctrine ne soient pas calomniés.

Et que ceux qui ont des fidèles pour maîtres ne les méprisent pas, sous prétexte qu’ils sont frères ; mais qu’ils les servent d’autant mieux que ce sont des fidèles et des bien-aimés qui s’attachent à leur faire du bien (1 Tim. 6, 1-2).

 

Le deuxième verset fournit une illustration exemplaire de la contradiction qui se trouve au cœur du christianisme dès lors qu’il s’insère dans une société « hiérarchique »[4] : Comment conjuguer la fraternité en Jésus-Christ avec la soumission absolue due aux membres d’une classe (ou d’une caste) supérieure ?

 

Car vous êtes tous fils de Dieu par la foi en Jésus-Christ ; vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous êtes tous un en Jésus-Christ (Gal. 4, 26-28).

L’esclave qui a été appelé dans le Seigneur est un affranchi du Seigneur ; de même, l’homme libre qui a été appelé est un esclave du Christ (1 Cor. 7, 22).

 

Au-delà de la formulation qui annonce les grands mystiques chrétiens (l’esclave de Dieu, la fusion dans le corps du Christ), ces textes illustrent le versant révolutionnaire de la doctrine chrétienne, celui que les fondateurs puis les chefs spirituels ou temporels de l’Eglise s’efforceront de contenir le plus possible, que ce soit par crainte des conséquences, conservatisme raisonné ou simple conformisme.

 

Cette contradiction – qui traverse toute l’Eglise jusqu’au XIXe siècle – se retrouve jusque dans les hésitations des textes fondateurs. Par exemple le verset 21 du chapitre 7 de la première épître aux Corinthiens (qui précède donc immédiatement celui que nous venons de citer et dont nous avons donné le début en commençant) donne lieu à des traductions aux sens totalement opposés. Selon la traduction de Louis Segond (Société biblique de Genève) :

 

As-tu été appelé comme esclave, ne t’en inquiète pas, mais si tu peux devenir libre, profites-en plutôt.

 

Tandis que la traduction dite de la Bible de Jérusalem donne au contraire :

 

Et même si tu peux devenir libre, mets plutôt à profit ta condition d’esclave (!)

 

Ainsi, selon la traduction la plus récente, saint Paul recommanderait aux esclaves de refuser la liberté lorsqu’elle leur est offerte. Position incroyable, intenable et pourtant la doctrine chrétienne de l’esclavage, celle de saint Paul en particulier, sont si chargées de paradoxes que la deuxième version n’est pas nécessairement la moins bonne ! Une autre interrogation, toujours chez saint Paul, est soulevée par sa lettre à Philémon. Le texte, recueilli dans le Nouveau Testament, est particulièrement obscur. Les exégètes s’accordent cependant à le comprendre de la manière suivante : « Saint Paul renvoie un esclave chrétien à un maître chrétien, mais il s’agit d’un esclave qu’il a fait chrétien. Il admet donc la continuation d’un lien de sujétion entre le maître et l’esclave que ni la fuite, ni le désir de liberté de l’esclave n’ont pu supprimer ; que la relation de sujétion perdure dans les rapports entre chrétiens… Paul ne fait aucune allusion au précepte énoncé par le Deutéronome qui invite à ne pas livrer un esclave à son maître s’il s’est sauvé de chez son maître pour venir auprès de soi. Il renvoie le fugitif muni d’une lettre d’intercession en sa faveur » (Quenum, 1993, p. 21-21). Ce résumé n’a rien de surprenant, à vrai dire, à la lumière de l’analyse précédente des épîtres de Paul. Il l’est davantage si on le replace dans le contexte. On connaît une lettre de Pline le Jeune, un païen donc, qui dans un cas semblable a plaidé auprès du maître pour que celui-ci n’exige pas le retour de l’esclave fugitif. C’est pourquoi sans doute l’attitude de Paul telle qu’elle ressort de la lettre à Philémon a fait couler beaucoup d’encre[5]. Il aurait pu en effet, s’adressant à un chrétien proche de lui[6], choisir la charité plutôt que la politique, sans conséquence dommageable pour l’Eglise. Mais il ne l’a pas fait, ce qui rend bien difficile de reconnaître dans cette anecdote le « conservatisme libéral » auquel on assimile parfois sa doctrine.

 

Les Pères de l’Eglise ne modifieront pas sur le fond la doctrine fixée par l’apôtre Paul. Le père Alphonse Quenin la résume ainsi dans la thèse qu’il a consacrée à l’attitude des Eglises chrétiennes face à la traite atlantique, mais qui s’ouvre sur d’intéressantes précisions concernant l’Eglise des premiers siècles : « soumission des esclaves, bonté des maîtres, égalité de tous devant Dieu et fraternité en Jésus-Christ » (ibid., p. 41). S’il y a progrès, il réside dans l’effort qui est fait par certains pères de trouver une justification à l’institution de l’esclavage et bien sûr celle-ci ne peut être que de l’ordre du divin. La plus connue, la plus influente aussi est proposée par saint Augustin dans la Cité de Dieu. Elle mérite d’être citée in extenso car elle permet de mesurer combien le dogme chrétien s’est transformé depuis les premiers siècles de l’Eglise. Pas une seule phrase d’Augustin (354-430) ne pourrait être reprise aujourd’hui dans une encyclique pontificale !

 

L’état d’esclavage s’entend comme une juste imposition pour un pécheur. Ainsi dans les Ecritures, le mot « esclave » ne se trouve nulle part jusqu’au moment où l’homme juste, Noé, punit le péché de son fils. Ainsi ce n’était pas la nature qui méritait l’esclavage, mais le péché. Le mot latin servus semble découler de l’habitude selon laquelle les prisonniers qui pouvaient être tués par droit de guerre étaient parfois gardés ou préservés (servare) par leurs vainqueurs et faits esclaves.

Et ceci ne peut se produire sans engager la responsabilité du péché, car lorsqu’une guerre juste est en cours, c’est une bataille entre le péché et la justice ; et toute victoire, même lorsqu’elle est acquise par des pécheurs, est une humiliation des vaincus qui, par le jugement de Dieu, endurent le châtiment ou la punition de leurs mauvaises actions. Par exemple, lorsque Daniel, l’homme de Dieu, était prisonnier en captivité, il se confessa à Dieu de ses propres péchés et des péchés de son peuple et témoigna avec un regret sincère que ces péchés étaient la raison de sa captivité. Ainsi la cause principale de l’esclavage, par lequel un homme est soumis en servitude à un autre, est le péché et un tel esclavage ne s’opère pas sans l’assentiment de Dieu, qu’on ne peut trouver injuste et qui sait proportionner les châtiments différents suivant les mérites de l’offenseur (La Cité de Dieu, XIX, 15).

 

A la suite de ce passage, Augustin approuve l’asservissement imposé comme une punition des coupables (« La vérité est que le châtiment de l’esclavage est imposé par la loi qui ordonne la préservation de l’ordre naturel et interdit de la troubler ; si rien n’est fait pour enfreindre cette loi, il n’y aura rien à châtier par l’asservissement pénal »). Les développements précédents sur le jugement de Dieu sont évidemment plus intéressants par leur caractère tautologique : L’asservissement est une peine. Celui qui a perdu la guerre est donc puni. Il faut que cette punition ait été acceptée par Dieu puisque il est tout puissant. Or Dieu est juste et il ne peut pas se tromper. Il faut donc que celui qui a subi la défaite soit coupable. Raisonnement imparable dès lors qu’on accepte les prémisses sur les caractères de la divinité. Par rapport aux textes antérieurs, il y a bien un progrès, car pour l’Evangile, rappelons-le, Dieu le père « fait lever son soleil sur les méchants et les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes » et saint Paul interdisait aux esclaves de s’interroger sur la justice ou l’injustice de leur situation.

 

La position des Pères orientaux apparaît plus critique à l’égard de l’esclavage. Même saint Jean Chrysostome (349-407) qui défend la position de saint Paul, le fait en des termes tels qu’on peut se demander s’ils ne dissimulent pas ses réticences. Il met d’abord en évidence l’argument de « politique religieuse ».

 

Saint Paul enseigne aux esclaves à honorer leurs maîtres, afin que le nom et la doctrine de Dieu ne soient point blasphémés. Il faut, en effet, que les gentils comprennent qu’un esclave même peut plaire à Dieu. Autrement ils blasphémeraient nécessairement et diraient : le christianisme a été introduit afin de bouleverser toutes choses, s’il faut que les esclaves soient ravis aux maîtres ; c’est une œuvre de violence (Sermon sur la Genèse V, 1).

 

Vient ensuite un argument plus contourné :

 

Pourquoi (saint Paul) a-t-il permis que l’esclavage subsistât ? Pour montrer la grandeur de la liberté ! car de même qu’il est beaucoup plus grand et admirable de conserver intacts dans la fournaise les corps des trois enfants hébreux que d’éteindre les flammes de celle-ci, de même il y a quelque chose de bien plus grand et de bien plus admirable que de détruire la servitude, c’est  de montrer la liberté éclatant au sein même de la servitude (ibid.).

 

Quoi que l’on puisse penser du sens caché derrière ce sermon, le contenu explicite reste parfaitement orthodoxe. Saint Jean Chrysostome recommande même de préférer l’esclavage à l’affranchissement, ce qui conforte la traduction moderne de l’épître aux Corinthiens. Le Christ n’est pas venu changer l’ordre établi sur terre mais préparer les âmes à gagner son royaume : « Christus non venit mutare conditiones, sed mentes »

 

Par contre d’autres Pères orientaux remettent en cause directement le bien fondé de l’esclavage de la part des maîtres. C’est par exemple le cas d’un Grégoire de Nazianze (330-390), qui parle de « tyrannie ». C’est surtout le cas de saint Grégoire de Nysse (335-395), au IVe siècle, qui renverse complètement la position officielle au nom de l’égalité foncière entre tous les humains. La nature de l’argument justifiera ici à nouveau une citation un peu longue.

 

Vous condamnez à l’esclavage une personne dont la nature est libre et indépendante, et vous faites des lois qui sont opposées à Dieu et à sa loi naturelle. Car vous avez soumis quelqu’un qui est fait pour être le seigneur de la terre et que le Créateur destinait à être un maître, au joug de l’esclavage, en opposition à ses divins préceptes et en les rejetant. Avez-vous oublié quelles limites avaient été imposées à votre autorité ? Votre souveraineté a été limitée à une certaine mesure, notamment que vous ne pouvez être propriétaire que des bêtes brutes…

Comment se fait-il que vous ayez dédaigné les animaux qui vous ont été soumis comme esclaves, et que vous agissiez contre une nature libre, abaissant quelqu’un qui a la même nature que vous au niveau d’une bête à quatre pattes ou d’une créature inférieure ?… Car les seuls véritables esclaves de l’homme sont les animaux dénués d’intelligence. « L’herbe doit pousser pour le bétail ; ces fidèles serviteurs de l’homme doivent avoir leur nourriture fraîche » (dit le psalmiste). Mais vous avez trahi la nature du service et de la propriété et vous avez transformé le service en esclavage pour vous-mêmes et avez obtenu autorité sur celui qui était destiné à la détenir.

« J’ai eu des esclaves, tant hommes que femmes ». Dites-moi quel prix avez-vous payé pour les acquérir ? Quel est l’équivalent en biens pour le prix d’une nature humaine ? A combien, en termes d’argent, s’évalue une intelligence ? Quel prix avez-vous payé, en oboles, pour l’image de Dieu ?… Car celui qui a connu la nature humaine a dit que même le monde entier n’est pas un prix suffisant pour le paiement juste d’une âme humaine.

Y a-t-il une quelconque différence, dans n’importe quel domaine, entre esclave et maître ?… Ne préservent-ils pas tous deux leur nature en mangeant les mêmes aliments ? N’y a-t-il pas la même structure d’organes internes ? Ne deviennent-ils pas tous deux de la même poussière après la mort ? N’ont-ils pas le même jugement ? Ne vont-ils pas tous deux au même ciel ou dans le même enfer ? Vous qui êtes égaux à tous points de vue, pourquoi seriez-vous supérieurs et penseriez que n’étant qu’un homme vous pourriez être propriétaire d’un homme ? (4e homélie sur L’Ecclésiaste).

 

Ce texte est remarquable autant par le message qu’il contient que par l’argumentation qui est mise en œuvre. S’il est rappelé que Dieu a créé les hommes pour dominer le monde et non pour être dominés, le prédicateur se repose plutôt sur l’observation empirique pour convaincre ses ouailles. Mais, au-delà de la rhétorique, l’essentiel est bien sûr dans la conclusion vers laquelle tend toute la démonstration : l’esclavage est contraire à la loi naturelle et par là, bien sûr, à la loi divine ; les maîtres d’esclaves sont donc dans le péché. Il est permis de penser, à la lumière d’un tel sermon, que la tolérance à l’égard de l’esclavage, manifeste en Occident jusqu’au XIXe siècle, aurait pu disparaître bien avant. Si le régime théocratique de Byzance avaient pris au sérieux les prêches d’un Grégoire de Nysse – qui n’était pas n’importe quel prêtre obscur mais un évêque canonisé – rien ne l’aurait empêché, même les intérêts des puissants, de mette l’anathème sur les esclavagistes. Et alors, tout laisse à penser que l’Eglise de Rome aurait dû s’aligner, ne serait-ce que sous la pression des esclaves chrétiens[7].

 

Ce n’est évidemment pas ce qui s’est produit. Au contraire, les textes officiels de l’Eglise renchérissent pour défendre et même utiliser l’esclavage au point qu’on pourrait croire qu’elle y avait un intérêt propre. En 362, le concile de Gangres proclame par exemple : « Si quelqu’un, sous un prétexte religieux, enseigne à l’esclave d’un autre homme de mépriser son maître et de le quitter, et de ne pas le servir avec volonté et respect, qu’il soit anathème »[8]. Ce canon sera repris presque mot pour mot trois siècles plus tard lors d’un autre concile : « Si quelqu’un, sous prétexte de religion, apprend à l’esclave d’un autre homme à mépriser son maître et à le quitter, qu’il soit sévèrement puni et pleinement corrigé »[9]. Plus fort encore, si l’on ose dire, l’Eglise n’a pas hésité à utiliser elle-même l’asservissement comme un châtiment, faisant preuve au passage d’un sexisme confondant. Le concile d’Orléans (511) décida ainsi à l’encontre des ravisseurs de femmes et le neuvième concile de Tolède (625) contre les concubines de clercs. A la fin du XIe siècle encore, le pape Urbain II réitérait cette deuxième disposition à l’encontre de la femme d’un homme marié devenu prêtre dans le cas où ce dernier continuerait à la fréquenter.

 

Nous retirons de tous les ordres sacrés ceux qui, après avoir reçu le diaconat, refuseront de quitter leurs femmes, et nous décrétons qu’ils perdent toute charge et tout bénéfice de l’Eglise. Mais s’ils ne se sont pas amendés après avoir été prévenus par les évêques, nous octroyons aux princes l’autorité de réduire leurs femmes en esclavage. Et si les évêques leur pardonnent leur dépravation, ils seront eux-mêmes punis par la perte de leur fonction[10].

 

Curieuse conception de la justice qui punit plus sévèrement les faibles (ou réputés tels) que les forts ! On en trouve une autre illustration dans le traitement réservé aux fils des prêtres par le même neuvième concile de Tolède.

 

Les enfants nés des relations déshonorantes entre un ministre de l’Eglise et une femme, esclave ou libre, seront rayés de l’héritage (de leurs parents). De plus, ils resteront en état permanent d’esclavage dans l’Eglise de ce prêtre ou ministre à cause de la turpitude morale dans laquelle ils sont nés (sic).

 

L’enfant d’un prêtre fait esclave au service de ce même prêtre : on croit rêver ! Face à ces dispositions que nous ne pouvons pas découvrir, aujourd’hui, sans frémir, les mesures favorables aux esclaves paraissent bien timides. L’Eglise ne fait aucune différence, ou en tout cas elle le proclame, entre les chrétiens esclaves et les libres pour tout ce qui concerne son domaine propre : culte et sacrements[11]. Cela implique des devoirs particuliers pour le maître. Les Constitutions apostoliques ne lui demandent pas seulement « d’aimer son serviteur et, bien qu’il soit son supérieur, de le considérer comme un égal », elles lui enjoignent d’accorder un jour de repos hebdomadaire à ses esclaves afin qu’ils puissent remplir leurs obligations religieuses[12]. L’Eglise protège par ailleurs ses ouailles en condamnant l’asservissement des chrétiens à partir du IVe siècle (Saint-Ambroise), et elle durcira sa position sur ce point au fil du temps ; au Xe siècle, enlever un chrétien ou le vendre est assimilé à un homicide. Le 81ème canon de l’Eglise précisait que les esclaves ne pouvaient être admis dans le clergé qu’avec le consentement de leur maître mais le pape Léon le Grand, en 443, mit comme condition à l’ordination la dignitas natalia et morum, ce qui excluait automatiquement les esclaves[13]. L’Eglise a encouragé l’affranchissement des esclaves chrétiens par leurs maîtres chrétiens, la manumissio in ecclesia est légalisée sous l’empereur Constantin (321). Néanmoins l’affranchissement, quoique présenté comme une œuvre pie, n’est pas expressément recommandé[14]. Que l’Eglise officielle n’ait aucune réticence véritable à cette époque comme dans les siècles suivants à l’égard de l’esclavage, est manifesté enfin par son attitude à l’égard de ses propres esclaves. Elle encourage par exemple « l’autodédition », l’asservissement volontaire des chrétiens à son profit, en signe de pénitence pour leurs péchés, actualisant ainsi l’obnoxiatio du droit romain, la servitude volontaire des débiteurs au profit de leurs débiteurs[15]. Surtout, les papes jusque dans le bas Moyen-Âge ont réitéré l’interdiction aux évêques et aux abbés d’affranchir les esclaves sous leur autorité[16].

 

Si l’Eglise officielle a montré clairement plus que de la tolérance à l’égard de l’esclavage tout au long du Moyen-Âge, cela n’a évidemment pas empêché que se développe au fil du temps, chez nombre de clercs, l’intime conviction que l’esclavage était une institution fondamentalement mauvaise. Par exemple, au milieu du XIIIe siècle, un Saint Bonaventure peut tout à la fois rappeler les justifications traditionnelles de l’esclavage comme conséquence du péché originel, des guerres, etc. et déclarer qu’il « est infâme et qu’il est une indignité pour l’homme, que l’exercice de l’esclavage est contraire à la liberté humaine et pour cela pervertit la vertu ». A peu près à la même époque, un Hugues de Saint-Victor, voulant justifier la position de l’Eglise, révèle plutôt la contradiction dans laquelle se trouvent les croyants les plus ardents, confrontés au fait qu’un chrétien puisse être propriétaire d’un autre chrétien : « il serait mieux de ne pas avoir ce genre d’esclavage que l’Eglise n’accepte pas comme un bien mais tolère simplement comme un mal »[17]… Ces prises de position individuelles témoignent certes d’une certaine évolution des mentalités mais celle-ci est loin d’être générale. Face au conservatisme dont témoigne la stabilité de la position de l’Eglise – seule instance responsable de la production idéologique pendant tout le Moyen-Âge –  il convient donc de chercher ailleurs l’explication ou plutôt les explications du déclin de l’esclavage et la généralisation d’une sorte d’esclavage abâtardi, le servage, au tournant du second millénaire[18].

 

 

III  Les thèses des historiens

 

Persistance de l’esclavage au Moyen Âge

À l’âge d’or de l’esclavage à Rome, entre – 150 et + 150, on compte une population d’esclaves d’environ 30  %, à peu près comme dans l’Amérique du XVIIIe siècle. Quatre millions d’hommes libres à Rome (Italie) vers l’an 1, deux millions d’esclaves, la plupart dans les latifundiums[19]. César fait par exemple des centaines de milliers de captifs durant la guerre des Gaules entre 58 et 51 avant J.-C. Avec un quart ou un tiers de la population asservie au Ier siècle avant le Christ, on comprend la menace extrême que cela représentait pour les Romains et leurs institutions, d’ailleurs les révoltes n’ont pas manqué : -135-132 en Sicile, -104-100 à nouveau, et finalement -73-71 au sud de la péninsule. (Phillips, 1996)

La pax romana, la fin des grandes conquêtes de Rome au IIe siècle, avait vu un tarissement progressif des apports en esclaves sur les marchés de la Ville et de ses provinces. Au tout début du Moyen Âge cependant, au Ve siècle, au moment des grandes invasions qui provoquent la fin de l’Empire romain, il y a « pléthore d’esclaves » en Occident (Bonnassié, 1985), ils sont plus nombreux qu’au début de l’empire :

 

Aux premiers temps des royaumes barbares, il y avait dans toute l’Europe, beaucoup d’esclaves, davantage qu’aux premiers temps de l’Empire romain… La marchandise humaine est redevenue abondante et de prix accessible. (Bloch, 1947)

 

Cette « recrudescence de la traite » s’explique parce que les guerres et les conquêtes ont mis de nombreux hommes en captivité et parce que l’appauvrissement général qui suit la chute de Rome incite à se vendre comme esclaves. Du Ve au VIIIe siècle, les guerres et les invasions continuent à fournir des esclaves, ainsi les Celtes réduits en esclavage par les Angles et Saxons en Bretagne (Grande-Bretagne actuelle), et la fuite d’autres Bretons en Armorique (devenue de ce fait la Bretagne) :

 

(En Angleterre) la conquête anglo-saxonne s’est accompagnée d’un asservissement massif de la population celtique. Tous les Bretons qui n’ont pas été massacrés, ou qui n’ont pu se réfugier en Armorique ou dans les finisterres de l’Ouest (Cornouailles, Galles) ont été réduits en servitude. (Bonnassié, 1985)

 

La misère est telle au haut Moyen Âge, jusqu’aux temps carolingiens, que nombre de miséreux rentrent en esclavage pour simplement survivre. « Les marchands réduisent les pauvres à l’esclavage pour leur fournir un peu de nourriture » Grégoire de Tours (Hist. franc., VII, 45). Les famines se multiplient à l’époque de Charlemagne, huit années de famine générale, en plus des disettes, en 46 ans. La vente des enfants en esclavage, avant 14 ans, est admise et courante[20]. Les tribunaux pratiquent la condamnation à l’esclavage, pour divers crimes et pour dettes, comme une peine courante, et cela jusqu’au Xe siècle. Ainsi les esclaves viennent souvent de la société elle-même, et pas de pays lointains comme à l’époque romaine, ils sont donc socialisés, ce qui implique une frontière moins nette entre libres et esclaves, à la différence de celle établie dans l’esclavage antique, basé sur le fait d’être étranger, ou celle établie dans l’esclavage moderne, basé sur la race.

Bonnassié (1985) rappelle qu’au Moyen Âge les esclaves s’enfuient volontiers pour aller se réfugier en forêt, comme le feront les esclaves marrons aux Temps modernes, à la Réunion ou ailleurs, et que pour survivre ils doivent défricher, mettre en culture, de nouvelles terres. Une bonne partie des défrichements viendrait ainsi de là. Les fuites d’esclaves sont telles, au début du VIIIe siècle, que Bonnassié évoque une « loi de panique » prise par le souverain wisigoth en Espagne, un certain Egica (dont on a oublié jusqu’à l’existence du prénom[21]), qui oblige l’ensemble de la population libre à se livrer à la chasse aux esclaves enfuis : « tous les habitants d’un lieu où se présentera un individu suspect (c’est-à-dire pauvrement vêtu[22]) devront se saisir de lui, l’interroger et le torturer jusqu’à lui faire avouer sa condition d’esclave »…

 

L’esclavage médiéval persiste ainsi durant des siècles, comme l’a constamment affirmé Georges Duby, pour qui « l’an mil en France est esclavagiste ». Les esclaves avaient une condition juridique proche de ceux de l’Antiquité, « à peine adoucie par l’ambiance chrétienne » (Duby, 1962).

 

À Milan en 775, on pouvait acquérir un garçon franc pour douze sous ; il en fallait quinze pour avoir un bon cheval. … La population servile se reconstituait à la fois par la procréation naturelle, par la guerre et par le commerce. (Duby, 1973)

 

La condition servile était si répandue que certains paysans avaient eux-mêmes des esclaves. Les maisons des grands en abritaient « des troupeaux ». À Gênes au XIe siècle, ils sont encore 10 à 15  % de la population et représentent peu moins qu’un cheval en valeur (Verlinden, II, p. 446, 462). Le Domesday Book en 1086 rapporte qu’environ dix pour cent de la population anglaise est composée d’esclaves (vendus quatre pence sur les marchés, Whittaker, 1987).

 

Mais cet esclavage a des caractères assez différents de l’esclavage antique : les esclaves du haut Moyen Âge peuvent avoir des biens à eux, signe d’une évolution du statut, et par là racheter leur liberté. Par exemple, un Gallois du nom de Bleiddud le fait au IXe siècle pour lui et sa famille pour 4 livres et 8 onces d’argent (Davies, 1996). Il s’agissait donc d’un esclavage amélioré, bien éloigné de l’esclavage dans les villas-casernes de l’Empire romain. L’esclave n’est plus tout à fait cet instrument doté de voix (instrumentum vocale), même si, surtout sur une période aussi longue, nombre de cas pourraient attester du contraire : les esclaves sont souvent encore considérés comme du bétail, ils valent au VIIIe siècle par exemple, moins qu’un cheval ou un bœuf (Bonnassié), ils peuvent être battus à volonté, et sont classés parmi les animaux : « Le tonlieu d’Arras, attribué dans sa version du XIe siècle à un rex Theodoricus et donc mérovingien d’origine, mentionne la vente d’esclaves sous la rubrique : de bestiis » (Verlinden, 1955). On peut les mutiler, leur couper les mains, le nez, les oreilles, ou leur arracher les yeux ou les cheveux, les castrer… Le maître a droit de vie ou de mort, comme ce duc qui fait enterrer vivants au Vie siècle un jeune servus et son ancilla qui avaient le front de vouloir se marier… (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, V, 3).

C’est ce que rapporte également Marc Bloch (1939) dans de nombreux exemples :

 

Une généalogie de famille servile, dressée, dans l’Anjou du XIe siècle, pour les besoins d’un procès, se clôt par cette mention : « Nive, qui fut égorgée par Vial, son seigneur ». Le maître volontiers prétendait, fut-ce au mépris de la coutume, exercer un pouvoir arbitraire : « Il est mien de la plante des pieds au sommet du crâne », disait, d’un de ses serfs, un abbé de Vézelay.

 

Par ailleurs, il ne s’agit plus d’un mode de production agricole dominant : si l’esclavage est répandu, l’esclavagisme, mode de production, a disparu avec l’Empire romain. L’esclavage de grands domaines, avec des troupeaux d’esclaves encasernés pour le travail agricole, commun à la Rome antique et aux plantations du Nouveau Monde, n’existe pas dans l’Europe médiévale, pas plus que dans le monde musulman, sauf exception (les Zanj autour de Bassorah, et leur fameuse révolte[23]).

 

Casement et asservissement

La plupart des historiens s’accordent sur le point suivant : le fait d’accorder des terres aux esclaves ruraux sous l’empire romain (casement), en même temps que l’asservissement progressif des exploitants libres (les colons), sont les formes dominantes de l’avènement lent du servage, même s’ils divergent sur les causes de ces deux phénomènes. Dans l'économie domaniale du haut Moyen Âge, une nouvelle catégorie sociale, celle des serfs, va intégrer progressivement toutes les anciennes classes inférieures du monde antique : colons, hommes libres, esclaves. À une économie tournée vers la terre, beaucoup moins complexe et diversifiée, correspond une structure sociale également plus simple. La fusion des conditions de paysans dans une nouvelle condition, cause majeure de la disparition de l’esclavage, est ainsi affirmée avec force par Fossier (1991) :

 

Quelle différence réelle, vers 875, pourra-t-on faire entre deux hommes, tous deux chasés[24], tous deux payant un loyer du sol, tous deux accomplissant des corvées, versant un chevage ; sans doute l’un, le mancipium, fournira-t-il des tâches illimitées, l’autre, le servus, y échappera peut-être, mais paiera ainsi une mainmorte, un formariage, aucun des deux ne sera admis en justice.

 

Le casement des esclaves sur des lots commence dès le IIe siècle[25] et gagnera progressivement en importance au bas empire. Ils restent esclaves mais gagnent une liberté, celle de travailler à leur rythme, d’avoir une famille et une case (hutted slaves). Du côté des paysans libres, sous l’empire, on a une double évolution : la proportion des paysans propriétaires baisse au profit des tenanciers, et les contraintes reposant sur les tenanciers augmentent, l’État renforçant les droits des propriétaires (ex. interdiction aux colons de quitter la terre en 332, exemption des colons du service militaire, ce qui les rapproche des esclaves casés). Un nombre croissant de paysans est ainsi attaché à la terre, préfiguration du servage. Par la suite, entre le VIe et le IXe siècle, les contraintes sur les tenanciers, libres ou non, du type des corvées, vont s’accroître (ex. édit de Pîtres en 864).

Les serfs seraient ainsi les descendants des esclaves casés et des colons dont les droits se sont réduits. Ces deux origines expliqueraient les deux formes différentes de servage existant par la suite en Europe : d’une part le servage personnel, dérivant de l’esclavage, il s’agit des serfs de condition, ou hommes de corps (personal serfs ou bondmen en Angleterre), attachés personnellement au seigneur ; et d’autre part les serfs de la glèbe, paysans attachés à une terre non libre (les serfs à tenure, ou tenurial serfs). Les premiers sont une minorité, la masse des serfs est attachée à la terre et relève de la deuxième catégorie. La classe servile tout entière représentait vers 1200 pratiquement la totalité de la population paysanne, selon Marc Bloch, Georges Duby ou Pierre Bonnassié.

 

Continuité ou rupture ?

Certains historiens rejettent cependant l’idée d’une continuité entre esclavage et servage. Bonnassié, comme Fossier, suivent Marc Bloch pour considérer que le servage n’est pas le prolongement de l’esclavage antique, qu’il s’agit de deux conditions différentes sans liens entre elles, qu’il y a coexistence des deux[26] (Fossier) ou hiatus entre l’une et l’autre (Bonnassié). Ce dernier a même la position étrange de dire qu’au XIe siècle, entre la fin de l’esclavage et le début du servage féodal, il y a une plage de liberté pour les paysans, « un moment privilégié », que les classes dominantes n’auraient pu tolérer, instaurant rapidement, « avec une violence extrême », un nouveau type de coercition, le servage. Cette interprétation, selon laquelle le servage apparaîtrait aussi vite, semble assez peu crédible, « quite frankly incredible » (Davies, 1996), étonnante chez un aussi grand connaisseur des évolutions historiques. Elle est en contradiction avec l’idée d’une instauration progressive, ancienne, du servage, née du colonat, de l’attribution des manses, du chasement des esclaves, dès le haut Moyen Âge, bien avant l’an mille. Pour Verlinden également, les esclaves n’ont pas été remplacés par les serfs, les deux ont longtemps coexisté. Par ailleurs, les serfs n’étaient pas tous les descendants des colons romains, puisque des paysans libres (alleutiers) ont aussi existé au Moyen Âge, en partie héritiers de ceux-ci. Un argument à l’appui de cette thèse est que d’autres sociétés européennes, comme les sociétés scandinaves ou celtiques (Irlande), ont connu aussi un esclavage répandu, et n’ont pas connu le servage : « l’esclavage prit fin au XIIIe-XIVe siècle, et ne fut suivi d’aucun type de servage » (Davies). De même à Byzance le recul de l’esclavage n’a pas été suivi par le servage.

 

Duby au contraire, suivi en cela par la majorité des auteurs, considère que le servage est bien la prolongation de l’esclavage :

 

Le servage s’est lentement substitué à l’esclavage entre le VIIIe et le XIe siècle. […] Insensiblement, et sans que le changement eût été formellement sanctionné par une modification du vocabulaire et des règles juridiques, il (l’esclave) devint serf. […] Les serfs du XIe ou du XIIe siècle sont donc, pour une part, les descendants des esclaves du haut Moyen Âge, et leur statut prolonge directement celui de leurs ancêtres. Ce statut se caractérise d’abord par l’absence de liberté. (1992)

 

Une thèse intermédiaire, développée par Wendy Davies (1996), est que du fait de la diversité extrême des situations, la distinction libres-non libres au haut Moyen Âge est plus pertinente que la tentative de distinguer entre esclaves et serfs :

 

Un homme non libre au IXe siècle est un homme attaché héréditairement à une terre ou une seigneurie et incapable d’en changer, c’est un homme sans pouvoir de négociation, sujet à la volonté du maître, notamment sur l’utilisation de sa force de travail, susceptible d’être vendu, avec ou sans la terre selon les régions, sans avoir un mot à dire dans les assemblées locales, sans accès aux cours de justice, mais ayant son foyer et sa famille. Il est intermédiaire entre le serf féodal et l’esclave antique, un esclave sans les caractéristiques extrêmes de la villa romaine, l’homme objet ou instrument, ou bien un serf sur lequel le seigneur a un pouvoir de contrôle très étendu. Les deux termes peuvent être employés pour les désigner, esclaves ou serfs, selon la définition exacte qu’on retient. En outre, le spectre des statuts est tellement large en Europe, d’une région à l’autre, qu’il est impossible de généraliser. Les non-libres étaient en dehors de la société mais avaient une famille, ils n’étaient pas citoyens mais ils étaient humains, et le fait de pouvoir être vendu était de plus en plus associé à la vente de la terre qu’ils travaillaient.

 

 

Les causes

L’écart de six à sept siècles entre l’Antiquité esclavagiste et le servage féodal correspond à la transition de l’un à l’autre système. Les explications proposées de cette évolution, outre les raisons théologiques déjà abordées, sont les suivantes : les facteurs dits économiques (coût élevé de l’esclavage par rapport au casement, faibles rentabilité et productivité des esclaves) ; les facteurs agraires (le rôle des types de production) ; les facteurs démographiques (fin des guerres de conquête, tarissement des esclaves, difficultés de la reproduction des esclaves non casés, recul des échanges) ; les facteurs techniques (tous les mécanismes labour saving découverts au Moyen Âge) ; les facteurs politiques enfin : évolution de l’État (recul et absence de protection globale des grands propriétaires), lutte des classes (résistance, révoltes, peur des possédants qui doivent céder du terrain, au sens propre comme au sens figuré).

 

1) Facteurs économiques : coût et productivité des esclaves

« L’esclave est mauvais travailleur ; son rendement a partout été estimé assez bas. » Bloch, 1947

Marc Bloch le premier donne une explication de nature économique au recul de l’esclavage : le coût élevé de cette institution dans le nouveau contexte d’effondrement des échanges et de l’économie. Les maîtres n’ont plus les moyens d’entretenir les esclaves et leurs enfants, ils vont s’en débarrasser en les casant sur des manses, des terres, en en faisant des tenanciers demi-libres. La disparition des marchés, avec l’effondrement de la paix romaine, précipite la fin des grands domaines : « Le déclin de l’esclavage à la fin de l’Empire romain est lié à la contraction du commerce, de la même façon que le boom du commerce atlantique a facilité l’extension de l’esclavagisme aux Amérique. » (Blackburn, 1996)

 Ces explications économiques sont également développées par Fossier (1991) pour qui « l’homme asservi produit peu et travaille mal » et surtout par Duby (1973) :

 

L’apparition et la multiplication des tenures paysannes au VIIe siècle sont la conséquence d’une innovation de très grande portée : une manière nouvelle d’utiliser la main d’œuvre servile. Il semble que les grands propriétaires aient découvert à cette époque qu’il était profitable de marier certains de leurs esclaves, de les caser dans un manse, de les charger d’en cultiver les terres attenantes et de nourrir ainsi leur famille. Le procédé déchargeait le maître, réduisant les frais d’entretien de la domesticité ; il stimulait l’ardeur au travail de l’équipe servile et en accroissait la productivité ; il assurait aussi son renouvellement, puisqu’il confiait aux couples d’esclaves le soin d’élever eux-mêmes leurs enfants jusqu’à ce qu’ils fussent en âge de travailler. … Au centre de la villa, l’équipe des serviteurs s’amenuisa donc, en même temps que se restreignait l’étendue des terres en exploitation directe et que se multipliait le nombre des tenanciers. Parmi eux, les esclaves devinrent de plus en plus nombreux. Se met alors en branle une lente mutation de l’esclavage qui le rapproche peu à peu de la condition de tenanciers libres. C’est l’un des événements majeurs de l’histoire du travail, et qui fut certainement un facteur du développement économique. […]

De telles équipes (d’esclaves domestiques) apparaissaient encore fort vigoureuses sur les grands domaines gaulois du VIIe siècle. […] Lorsque les maîtres laissèrent peu à peu se dissoudre de telles équipes, lorsqu’ils décidèrent de caser leurs esclaves par ménages sur une exploitation agricole autonome, non seulement ils stimulèrent les capacités de production de ces travailleurs, désormais directement intéressés au profit de leur labeur, mais ils les mirent en bien meilleur état de procréer des enfants et de les élever jusqu’à l’âge adulte. […] Le passage de l’esclavage au servage, dans la mesure où il fit se disperser les équipes d’esclaves domestiques et se multiplier les cellules autonomes de production, fut, dans le peuple des campagnes, le stimulant le plus vigoureux de la fécondité.

 

Les études des cliométriciens[27] sur l’esclavage dans le Sud des États-Unis avant la guerre de Sécession contestent les explications économiques du déclin de cette institution. Reste à savoir si l’esclavage du XIXe siècle aux États-Unis peut être comparé à l’esclavage antique ou médiéval. Les historiens se contentent d’affirmer des idées de bon sens, celles que nous venons d’évoquer sur le coût d’entretien des esclaves et leur peu d’entrain au travail, mais sans se livrer à une analyse économique précise de la question. Dockès tente cette analyse dans La libération médiévale (1979) en critiquant les explications économiques des historiens, mettant en avant l’efficacité du travail organisé en équipes, tel qu’il était pratiqué dans les villas romaines.

 

2) Facteurs agraires : types de cultures

Une raison du passage au servage dans l’Europe médiévale, dont le centre de gravité s’est déplacé vers le nord après la conquête arabe, est que les grands domaines du genre latifundiums ou plantations sont mal adaptés aux cultures des plaines du nord. Elles requièrent beaucoup de main d’œuvre au moment des récoltes, moins aux semences, encore moins aux autres périodes. Les coûts de surveillance restent les mêmes toute l’année, et donc l’entretien d’une masse d’esclaves encasernés est mal adapté aux besoins de l’agriculture. Il n’en va pas de même sous les tropiques et dans les régions méditerranéennes et subtropicales où le travail est mieux réparti sur l’année, c’est le cas du tabac, du sucre (environ six mois), et de nombreuses plantes secondaires. Dans l’Antiquité, les régions les plus au sud, comme la Sicile, avec de grands domaines esclavagistes étaient favorables à des récoltes d’hiver. Les caractéristiques du servage étaient au contraire mieux adaptées aux besoins saisonniers de la culture dans des régions plus froides (Blackburn, 1996).

 

La même idée est développée par différents auteurs :

 

Ajuster l’effectif permanent du personnel domestique aux besoins des moments de pointe, c’était s’obliger à l’entretenir dans l’oisiveté pendant la plus grande partie de l’année, donc à gaspiller la nourriture… Mieux valait adjoindre à la petite équipe, suffisante pour les besognes quotidiennes, un appoint saisonnier de main d’œuvre. » Duby, 1973

 

Quant aux esclaves assez nombreux dans l’agriculture antique, ils n’ont pas disparu (aux temps carolingiens) ; ils forment toujours des équipes domestiques, nourries et logées dans la cour du domaine ; mais l’économie céréalière du haut Moyen Âge interdit de confier aux seuls esclaves tous les travaux des champs ; aux labours et aux travaux de la moisson qui sont des périodes de travail intense, succède, en effet, une longue morte saison. » Pietri, 1971

 

Le cœur du domaine (au haut Moyen Âge) est en effet constitué d’une réserve domaniale directement exploitée par le maître à l’aide d’esclaves. Cette réserve apparaît cependant en perte de vitesse au IXe siècle, son exploitation par des esclaves relevant d’une tradition romaine condamnée par le type de production et l’organisation du travail. Ainsi, l’augmentation des productions de céréales et de vin sur la réserve, parce qu’elles impliquent des travaux saisonniers, rend lourd l’entretien des esclaves à la morte-saison et requiert en revanche un supplément de travailleurs salariés lors des récoltes et vendanges. Ces derniers seront précisément les tenanciers serviles, à un moindre degré les tenanciers libres. » Norel, 2004.

 

 

3) Facteurs démographiques : tarissement du nombre des esclaves

« De tous les élevages, celui de l’homme est le plus délicat. » Marc Bloch, 1947

Le nombre des esclaves a été en diminuant sous l’empire, du fait de l’arrêt des conquêtes, des affranchissements, et de la difficulté de faire de l’élevage d’esclaves. Un argument classique du passage de l’esclavage au servage est au contraire la fertilité plus élevée des serfs, et donc la nécessité de caser les esclaves pour qu’ils se reproduisent. Seules les plantations américaines ont réussi dans cette entreprise (surtout après l’interdiction de la traite par les Anglais en 1807[28]), la croissance démographique des Noirs asservis y a même été une des plus élevée du monde. Mais il est plus difficile d’obtenir la reproduction des esclaves dans les sociétés prémodernes, du fait que la mortalité des femmes et des enfants y était beaucoup plus élevée que dans les sociétés du XIXe siècle, même dans les conditions très dures des plantations des États du Sud. Dans l’Antiquité ou au Moyen Âge, une femme ayant six à huit enfants mourait dans la trentaine, ce qui limitait son temps de travail productif (Blackburn, 1996), et donc incitait peu les maîtres à encourager les naissances. Durant l’Antiquité en outre, les esclaves étaient majoritairement des hommes. Claude Meillassoux[29] donne aussi l’exemple de la stérilité de l’esclavage agricole en Afrique.

 

Par la suite, au Moyen Âge, la forte demande du monde musulman, alors à son apogée, réduit encore le nombre d’esclaves en Occident. Ils ne font en réalité que passer à travers l’empire carolingien, depuis ses marches au monde slave, vers les acheteurs arabes : « la raréfaction des esclaves résulte de l’essor d’un trafic à destination des pays de la Méditerranée méridionale et orientale » (Duby, 1973) ; « Le plus souvent ces esclaves ne font que passer. Les troupeaux rassemblés aux frontières de l’Empire gagnent les marchés intérieurs où des revendeurs viennent en prendre livraison ; Verdun, Metz, Valenciennes,  Barcelone, Venise, tiennent ce rôle… » (Fossier, 1970).

 

Max Weber explique plus largement la chute de l’Empire romain et le passage progressif à la féodalité par le tarissement de l’apport des esclaves extérieurs provoquant repliement des domaines et déclin des échanges : comme les esclaves encasernés sont condamnés au célibat, qu’ils ne peuvent se reproduire, il faut les caser sur une terre pour en maintenir le nombre, en fondant des familles. Mais la production devient alors centrée sur l’autoconsommation, et non plus le marché. Le commerce périclite, les taxes diminuent en conséquence, et l’État n’est plus à même de se défendre, d’entretenir les armées. Les soldats abandonnent ainsi petit à petit leur métier, viennent se fixer à leur tour sur des terres (colonat). Ils deviennent à l’occasion des mercenaires mariés, et non des soldats professionnels sans famille. Le passage de l’Antiquité au Moyen Âge, de Rome aux temps médiévaux, est « la conséquence politique nécessaire de la disparition progressive des échanges » (Weber) :

 

On trouve, côte à côte dans la plantation romaine, les coloni – petits métayers libres – et les servi – les esclaves. Les coloni travaillent les terres céréalières avec l’équipement que leur fournit le seigneur ; leur condition est donc plutôt celle de l’ouvrier que du paysan au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Les esclaves sont célibataires et dépourvus de tout bien, ils sont parqués dans des casernes avec dortoirs, quartiers de quarantaine et cachots. Leurs conditions de travail relèvent de la discipline militaire, avec rassemblement pour l’appel le matin, marche en rangs fermés pour aller sur le lieu de travail et en revenir, réparation et restitution des vêtements à un magasin. […] Dès l’instant où la possibilité d’approvisionner en permanence le marché aux esclaves se tarit complètement avec la cessation des grandes guerres, aux premiers temps de l’empire, le système d’encasernement des esclaves fut condamné au déclin : les effets des restrictions dont fut victime le marché aux esclaves ne purent qu’être analogues à ceux qui se produiraient dans l’industrie moderne si les mines cessaient de fonctionner. … Il fallut désormais passer à un autre système. C’est pourquoi, avec le déclin de l’empire, les esclaves – du moins ceux concernés par les travaux des champs – furent dotés d’une famille et s’implantèrent sur les mansi serviles, tandis que, parallèlement, les petits métayers (coloni) furent tenus à des corvées et non plus à une redevance, ces deux classes finissant par s’assimiler l’une à l’autre. […] L’esclavage n’est rentable que s’il est pratiqué avec la plus stricte discipline et s’il est associé à une exploitation sans scrupule ; il présuppose, de surcroît, la possibilité, à la fois d’approvisionner et de nourrir les esclaves au moindre coût et de pratiquer largement une agriculture extensive (Raubbau), ce qui, à son tour, suppose qu’il n’y ait pas de limites au terroir dont on peut disposer. Aussi, lorsque les esclaves devinrent chers et qu’il devint impossible de les maintenir dans le célibat, la plantation antique périclita et avec elle l’esclavage. Sous cet aspect, le christianisme n’a pas exercé l’influence qu’on lui accorde habituellement ; ce furent plutôt les empereurs stoïciens qui commencèrent à protéger la famille et, par là, à permettre aux esclaves d’accéder au mariage. » Max Weber, Histoire économique, 1923 ; Gallimard, 1991, p. 107-110

 

Simonnot (2002) critique l’analyse de Weber sur la chute de Rome en contestant la réduction des échanges au Ve siècle, et propose l’explication géostratégique suivante, sans rapport avec le commerce ou l’esclavage :

 

Auguste, qui mena des guerres de conquête dans toutes les directions, n’avait jamais abandonné le rêve d’Alexandre, devenir lui-même cosmocrator (maître de l’univers). Ce projet, même s’il était dans les faits irréalisable, répondait à une logique économique. La croissance territoriale jouait à l’époque pour les caisses du Trésor public le rôle que joue aujourd’hui la croissance économique. Les finances impériales ne fonctionnaient que grâce aux conquêtes, le tribut étant d’abord imposé aux peuples soumis. Certes, à supposer que l’empire ait atteint les limites de l’univers, cette dynamique aurait été bloquée. Mais au moins aucun ennemi extérieur n’aurait été à redouter, et on aurait alors pu se passer d’un budget de défense. Et de toute façon, on n’en était pas là. La situation réelle était beaucoup moins confortable. Du fait des rendements décroissants et des coûts croissants de la conquête à mesure que les légions s’éloignaient de leur base, l’empire a cessé de croître en étendue bien avant d’atteindre les limites de l’univers. […] La frontière était immense… La forme même de l’empire était handicapante pour sa défense… Du point de vue stratégique, la forme idéale est le cercle, car les lignes intérieures y sont plus courtes que les lignes extérieures. Quand le périmètre à défendre ressemble à un rectangle, les distances à parcourir sont les mêmes à l’intérieur et à l’extérieur. La configuration géographique de l’Empire romain était défavorable du fait de la forme oblongue de la Méditerranée qui en constituait le centre. […] Les attaquants disposaient d’un avantage stratégique décisif : ils pouvaient choisir le point de leur attaque, alors que les défenseurs devaient en principe garantir la sécurité sur l’ensemble de la frontière. […] L’empire ne pouvait pas empêcher des incursions répétées sur son territoire. […] Or, pour assurer le développement économique attendu par les citoyens, la sécurité aurait dû être permanente.  L’empire était donc pris dans une contradiction insoluble qui l’empêchait de répondre aux attentes qu’il générait. Ses intérêts stratégiques correspondaient de moins en moins aux intérêts économiques des citoyens qu’il était censé protéger des invasions barbares.

 

4) Facteurs techniques : inventions économisant le travail

Les causes de la disparition de l’esclavagisme sont à rechercher pour des auteurs marxistes comme Parain dans l’évolution du mode de production, du fait des changements techniques, selon une analyse conforme au matérialisme historique. Les esclaves ne sont plus nécessaires du fait des progrès agricoles, comme dans le fameux raccourci de Marx où le moulin à bras donne la société société féodale, le moulin à vapeur la société capitaliste. Dockès (1979, 1980) conteste ce point de vue en développant l’idée que les révoltes d’esclaves à la fin de l’Empire romain ont eu un rôle essentiel dans la disparition du système (voir ci-dessous). En outre, le progrès technique comme cause du déclin de l’esclavage (moulins hydrauliques, attelages d’épaule et jougs des chevaux et boeufs, charrues à versoirs, outils en fer, etc.) ne peut être invoqué qu’à partir du Xe siècle, et non du Ve, car ces innovations ne se généralisent qu’à cette époque.

 

5) Facteurs politiques : affaiblissement de l’État et lutte des classes

Une explication classique du recul des villas esclavagistes est l’augmentation des coûts de transport et de transaction, avec la disparition d’un État organisé au Ve siècle, et l’impossibilité de produire pour des marchés distants. Le repliement de l’économie implique le retour à la terre et à la production de subsistance, donc le casement des esclaves.

Pour les auteurs marxistes, la lutte des classes intervient également dans la fin de l’esclavagisme. Il s’agit du passage d’un mode de production à un autre, du mode de production esclavagiste au mode de production féodal. Marx et Engels considèrent que l’esclavagisme prend fin avec l’Antiquité, et qu’il est remplacé par le féodalisme dès le Ve siècle, suite à une « synthèse » entre les éléments tribaux des envahisseurs germaniques et les éléments subsistants de l’esclavage antique, synthèse qui aurait donné le servage féodal. Les historiens marxistes orthodoxes ont repris cette vision au XXe siècle (voir Bonnassié, 1985, pour une présentation de ces analyses), en URSS notamment, mais aussi en Occident (Werner, 1962 ; Parain, 1979). Dans le vocabulaire de l’époque soviétique, le premier explique notamment qu’en Occident

 

Le changement ne se fit pas pacifiquement, mais à la suite de dures luttes de classes, dans lesquelles les colons se battirent au premier rang, afin de ne pas être rejetés par leurs maîtres au rang d’esclaves. […] Les mouvements populaires (aux Ve-VIe siècle)… assurèrent le développement des forces productives, conditionnées par un type de production individuel, encouragèrent les forces de destruction au sein de l’État romain, facilitèrent aux Barbares la pénétration dans l’empire. Ils favorisèrent les petites exploitations libres de producteurs directs, créant ainsi un climat de destruction révolutionnaire des forces réactionnaires. […] Une comparaison entre histoire asiatique et histoire européenne montre que le passage de l’Antiquité au Moyen Âge ne se fit en aucun cas selon un processus d’évolution pacifique, mais que des mouvements révolutionnaires durent intervenir. […] Le caractère progressiste du nouvel ordre social se manifeste par la prospérité économique, sociale et culturelle des formations étatiques nouvelles ou renouvelées (empires mérovingiens et carolingien), grâce à l’accord entre forces productives et conditions de production. Mouvements populaires, invasions barbares et mesures révolutionnaires émanant d’en haut marquent le passage à la féodalité, à l’encontre de ce que disent les historiens bourgeois sur une évolution sans rupture.

 

Le rôle des luttes de classes dans la fin de l’esclavagisme est développé de façon plus complexe par Pierre Dockès dans La Libération médiévale (1979). L’auteur – qui participe par ailleurs à cette table-ronde – aborde précisément la question qui nous intéresse, celle du passage de l’esclavage au servage, avec les armes d’un économiste équipé d’une méthode que l’on peut qualifier de « sociologisme historique » puisqu’elle pose la détermination en dernière instance du social. Dockès a donc moins l’ambition d’écrire une page de notre histoire que de proposer une thèse, une explication rigoureuse du phénomène. Contrairement aux auteurs étudiés jusqu’ici dont les explications sont rarement systématiques, Dockès tire des chroniques du temps et des récits des historiens un certain nombre de faits stylisés à partir desquels il construit son explication. La démarche est originale par la forme et aboutit sur le fond à une interprétation passablement différente de celles que l’on vient de passer en revue. Quels sont donc les faits pertinents retenus par notre auteur ?

 

La présence d’une forte paysannerie libre accompagne souvent un esclavagisme prolongé (p. 255). La société de la fin de la République (romaine) et du Haut-Empire est… une société extrêmement différenciée… Inversement (le Bas-Empire est caractérisé par une) simplification des campagnes : quelques grands propriétaires esclavagistes et l’immense masse asservie réellement, de statut juridique libre avec gestion décentralisée (coloni sur les tenures) ou de statut servile avec gestion centralisée (chiourme) (p. 254).

 

Or la première période (fin de la République et Haut-Empire) est précisément celle de « l’esclavagisme » romain, au sens de Dockès, en entendant par là un mode de production où l’esclavage est le rapport de production dominant (p. 17-18). Tandis que le Bas-Empire est l’époque de la décadence de l’esclavagisme au sens que l’on vient de donner. Pour construire sa thèse, Dockès va devoir articuler entre elles les trois classes qui apparaissent dans sa description des faits, celle des propriétaires, celle des paysans libres et celle des esclaves. Pour ce faire, il doit encore ajouter un agent, l’État, qui rentre lui aussi comme un acteur essentiel du jeu social, puisqu’il dépend des rapports de force entre les classes et qu’il les détermine à son tour. La méthode, on le voit, est entièrement marxiste, cela correspond bien sûr à la période où le livre a été écrit, mais cela ne devrait pas la disqualifier a priori : L’explication de Dockès a pour elle l’avantage de s’inscrire dans un paradigme qui – faut-il le rappeler – a exercé une énorme influence sur les historiens, y compris non-marxistes .

 

Considérons donc pour commencer de l’État. Au départ (République), on a un « État cité », sans impôt ni armée permanente, un État de paysans-citoyens, de petits propriétaires qui finit par se tailler un empire. Mais un État-cité qui a conquis le monde ne saurait le conserver sans se muer en État impérial. Et c’est bien ce qui s’est produit. Un État fort était indispensable aussi bien pour conserver les territoires conquis que pour réprimer les révoltes d’esclaves, les « guerres serviles » des deux derniers siècles av. J.C. (p. 273). Cependant, il ne suffit pas qu’un État particulier, une forme étatique, soit utile pour qu’elle s’installe dans les faits. Il lui faut encore une base sociale. Selon Dockès, ce serait justement les luttes serviles qui auraient créé les conditions sociales de l’avènement de l’Empire.

 

La révolte elle-même a facilité la concrétisation d’une base sociale pour cette nouvelle forme d’État, non seulement en faisant taire les rivalités entre les deux classes ou groupes dominants (sénateurs et chevaliers), mais en unissant contre les esclaves l’ensemble des citoyens et toutes les masses libres, celles qui contestaient (avec et depuis les Gracques) le pouvoir des grands (p. 274).

 

Un État fort est indispensable pour garantir la paix parmi les troupeaux d’esclaves, parfois fort nombreux, des villae. La révolte d’une grosse « chiourme » pour reprendre l’expression utilisée par Dockès pourrait se rendre victorieuse de la milice privée du maître (en dépit de toutes les précautions qui sont prises, des techniques qui sont mises en œuvre pour prévenir les incidents) ; les esclaves soulevés n’échapperont pas à un État surpuissant qui peut concentrer rapidement une armée pour rattraper et mater les fuyards. Et pourtant, ce système aux rouages bien huilés s’est détérioré, provocant la crise de l’esclavagisme qui a finalement entraîné sa disparition[30]. Selon Dockès, la décadence de l’État est imputable à l’esclavagisme lui-même. Marxiste sur ce point encore, Dockès se doit de montrer que le mode de production esclavagiste a péri de ses propres contradictions. La démonstration repose à nouveau sur l’étude des rapports sociaux. La transformation des rapports sociaux qui va conduire à l’affaiblissement de l’État résulte, nous dit l’auteur, d’une « dynamique interne à l’esclavagisme qui le développe vers la concentration des terres et de la force de travail, les immenses latifundia et les très grandes chiourmes » (p. 283). Ailleurs, il évoque une « tendance à la division du corps social en deux classes » (p. 104). Le fait est, en tout cas, que la concentration des terres au profit des grands propriétaires a bien eu lieu au détriment de la classe des petits paysans, peu à peu transformés en coloni, « esclaves de la glèbe », attachés à la terre devenue celle du maître selon un processus déjà décrit, avec un statut très proche de celui des serfs. Les paysans ne sont pas seuls atteints dans leur statut social. « Petit à petit, explique Dockès suivant Finley (1973), la majorité des citoyens perd toute place publique, en particulier dans l’armée ; apparaissent deux catégories, honestiores et humiliores, dont le statut juridique se distingue dès le IIe siècle » (p. 251). Or, l’élimination de la classe « moyenne » a pour conséquence de réduire la base sociale de l’État au point que ce dernier s’en trouvera gravement fragilisé. Les humiliores ne veulent plus se battre pour défendre les riches, il faut faire appel à des mercenaires barbares. Plus grave, les paysans devenus coloni se montrent désormais souvent prêts à participer aux révoltes serviles, comme l’illustre l’exemple des « bagaudes » étudiées parallèlement dans Dockès (1980)[31]. L’auteur montre par ailleurs que les grands propriétaires eux-mêmes, partagés entre leur intérêt collectif de maintenir un État fort et leur intérêt le plus étroit qui les pousse à se réjouir de l’affaiblissement de l’État (par exemple parce qu’ils peuvent ainsi échapper à l’impôt), ont joué contre l’État. Ainsi privé de base sociale, l’Empire était condamné et, comme l’on sait, le « casement » des esclaves fut la parade trouvée par les propriétaires lorsqu’il leur devint impossible de conserver une chiourme. Le statut des esclaves casés se rapprochant progressivement de celui des coloni, c’est ainsi que progressivement la quasi-totalité des paysans de l’Europe occidentale se fondit dans une classe nouvelle, celle des serfs.

L’explication ainsi construite par Dockès pour la fin de l’esclavage en « chiourmes » lui sert de modèle pour étudier d’autres épisodes de l’histoire de l’esclavage. Dans tous les cas, il insiste sur la présence d’un État fort comme une condition essentielle du maintien ou du renouveau de l’esclavage et a contrario sur le lien entre affaiblissement de l’État et recul de l’esclavage. La question que l’on peut se poser, à la lecture de ce qui précède, concerne surtout néanmoins l’explication spécifique concernant l’esclavagisme romain, sa naissance et sa mort. On aura noté que Dockès fonde l’essentiel de son explication sur les relations qu’il repère entre l’esclavage à ses divers stades et les autres rapports sociaux. Dans un premier temps la présence des révoltes serviles a suscité un consensus entre toutes les classes en faveur d’un État fort (ce qui rend possible l’esclavagisme) ; dans un deuxième temps, l’esclavagisme stricto sensu a entraîné la concentration foncière, l’expropriation des petits paysans, la destruction du consensus social et finalement celle de l’État impérial. On peut certes admettre que ces causalités ont joué d’une manière ou d’une autre. Par contre, rien dans la présentation de Dockès ne permet de conclure qu’elles ont été déterminantes. L’expansion romaine, à ses débuts, s’est faite par et pour le peuple ; cela n’était-il pas suffisant pour que le dit peuple se montrât favorable à un État fort, capable de lui conserver ses conquêtes ? De même, l’esclavagisme a-t-il été réellement déterminant dans le processus de concentration terrienne ? L’esclavage, à l’époque antique, était un mode de production courant ; les grands propriétaires du monde romain y avaient recours tout à fait normalement. Ils ont pu arrondir notablement leurs domaines sous l’Empire au détriment des petits paysans parce que le rapport de force leur était alors favorable. Ce sont bien les rapports de force qui apparaissent déterminants, plus que l’esclavage, la concentration de la propriété foncière a été observé à maintes reprises, y compris dans des situations où l’esclavage n’existait pas (ou était relégué à une place subalterne). Tout cela doit nous inciter à nous interroger sur la pertinence d’une explication moniste et purement endogène des changements majeurs des systèmes économiques et sociaux. 

 

Conclusion

On peut faire ici un parallèle avec les explications de la révolution industrielle. Pendant longtemps, on a cherché une explication dominante (l’agriculture pour Bairoch, les innovations pour Landes, le commerce extérieur pour Hobsbawm, etc.), puis la cliométrie a mis en avant un faisceau d’explications convergentes. De même, on ne peut garder une seule explication de la fin de l’esclavage antique, mais un ensemble de raisons qui ont joué dans le même sens :

 

L’esclavage de grands domaines ne peut fonctionner qu’avec un État fort pour assurer la répression, et un système de marchés actifs et de villes où écouler le surplus, deux éléments qui disparaissent au haut Moyen Âge. Les domaines deviennent autosuffisants et les seigneurs vont caser les esclaves, d’abord parce qu’ils n’ont plus besoin de produire pour l’extérieur, ensuite pour éviter les risques de révoltes en améliorant leur condition, également parce qu’une autonomie plus grande permet une force de travail moins coûteuse. Enfin les progrès techniques labour-saving, généralisés vers l’an 1050, réduisent le besoin d’une main d’œuvre servile abondante : meilleures charrues, systèmes de traction pour bœufs et chevaux (jougs, harnais, colliers), fers à cheval, moulins à eau. (Phillips, 1996)

 

Le lien entre l’esclavage médiéval et l’esclavage moderne aux Amériques passe par les croisades. En Orient, les chrétiens découvrent le sucre de canne (et ses techniques de culture et de raffinage), introduit ensuite, avec l’échec des croisades et la fin des royaumes francs en Palestine en 1291, dans le sud de l’Europe, puis aux Canaries, à Madère, au Cap Vert. Dans ces îles, les conditions étaient favorables, mais la main d’œuvre insuffisante, un trafic d’esclaves venus des côtes africaines se développe, une économie de plantations esclavagistes se met en place. Il n’est pas besoin de faire un dessin pour comprendre l’expansion ultérieure vers les Antilles et le continent américain, à partir du XVIe siècle.


 

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Annexe

 

XI. Bref de Nully (Polyptyque d’Irminon)

« Il y a à Nully un manse de maître, avec les autres bâtiments en abondance. Il y a là dix petits champs contenant quarante bonniers, qui peuvent être ensemencés de deux cents muids d’avoine, quatre arpents de pré où l’on peut récolter dix chars de foin. Il y a un bois, estimé à trois lieues de long, une lieue de large, où peuvent être engraissés huit cents porcs.

Éloi, esclave, et sa femme, colone, du nom de Landine, hommes de St Germain, résident à Nully. Il tient un demi-manse, contenant six bonniers de terre arable, un demi-arpent de pré. Il laboure pour les blés d’hiver quatre perches, pour les blés de printemps, treize. Il tire le fumier sur la coûture[32] du maître et ne fait ni rend rien d’autre, à cause du service qu’il assure.

Ahahil, esclave, et sa femme, lide[33], nommée Berthilde, hommes de St Germain. Leurs enfants sont Abram, Avremar, Bertrade. Et Ceslin, lide, et sa femme, lide, nommée Leutberge. Leurs enfants sont Leutgarde, Fryshilde. Et Godelbert, lide. Leurs enfants sont Gedalcans, Celsovide, Bladovilde. Ces trois résident à Nully. Ils tiennent un manse, ayant quinze bonniers de terre arable, trois arpents de pré. Ils font un charroi en Anjou et un à Paris en mai. Ils paient pour l’ost[34] deux moutons. Neuf poules, trente œufs, cent petites planches et autant de bardeaux, douze douves, six cercles, douze torches. Et ils conduisent deux chars à bois à Suré. Ils font, autour de la cour du maître, quatre perches de clôture en petits pieux, quatre perches de haies autour du pré, et autant qu’il en faut autour de la moisson. Ils labourent huit perches pour les blés d’hiver, vingt-six pour les blés de printemps. Entre les labours ils tirent le fumier sur la coûture du maître. Chacun paie quatre deniers pour sa tête. […]

Les esclaves sont : Éloi, Galbert, Sinope, Rainard, Gansbold, Fermond, Gilbert, Faroir, Abrahil, Faroin, Aiguin, Gautmar, Hildevoud ; ceux-ci livrent les torches et font le portage. Les lides sont : Maurice, Gandulf, Bertlin, Geslin, Gilbert. Les femmes esclaves sont : Frotline, Ansegunde, Aude, Framberte ; celles-ci engraissent les poulardes et font le drap, si on leur donne la laine. Les femmes lides sont : Berthilde, Leutberge, Gotberge, Celse, Faregilde, Sigause, Bertenilde ; celles-ci paient quatre deniers de litmonium. Rainard tient un bonnier du domaine du maître ; Gilbert tient, outre son manse, deux ouches. »

Polyptyque[35] de l’abbaye de St Germain des Prés, Édition A. Longnon, Paris, 1886

 


 

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[1] Le mot chiourme désigne les galériens, il a été étendu au cas des esclaves travaillant en équipes.

[2] On se pliera ici à la règle de l’orthographe française qui veut qu’un mot d’origine étrangère adopte le pluriel français, qu’il soit latin ou autre : ainsi doit-on dire des latifundiums et non des latifundia, des villas et non des villae, comme on doit dire des scénarios et non des scenarii, des concertos et non des concerti, des kibboutz et non des kibboutzim, des apparatchiks et non des apparatchiki, etc.

[3] Même évidence chez Saint-Pierre : « Qui vous maltraitera, si vous êtes zélés pour le bien ? » (1 Petr. 3, 13).

[4] Au sens donné par Louis Dumont dans Homo hierarchicus (**).

[5] On trouvera un certain nombre de références dans Quenum, 1993.

[6] « Je rends continuellement grâce à mon Dieu, faisant mention de toi dans mes prières, parce que je suis informé de la foi que tu as au Seigneur Jésus et de ton amour pour tous les saints » (Phil. 4-5)… « En même temps prépare-moi un logement, car j’espère vous être rendu grâce à vos prières » (ibid., 22).

[7] Un point de vue semblable est défendu par Maxwell, 1969.

[8] Concile de Granga en Paphlagonie, canon 3, Corpus Juri Canonici, Decreti gratiani, Pars II, Causa XVII, Q. IV cap. 37. Cité par Maxwell, 1969.

[9] Concile vers 650 sous le pape Martin I, canon 47, ibid. cap. 38. Cité ibid.

[10] Synode de Mafti, 1089. Cf. Maxwell, 1969.

[11] Selon saint Jean Chrysostome, « toute différence est supprimée ici, la table du Seigneur est la même pour le riche et le pauvre, l’esclave et le libre. La munificence de notre Dieu a fait le même honneur au riche et au pauvre, aux esclaves et aux libres ; un don commun offert à tous ». Cité par Allard…

[12] Constitutions apostoliques 4, 12, 2 et 8, 33, 2-9. Cf. Mayeur et autres, 1995.

[13] L’Eglise d’Orient continuera cependant à appliquer le 81ème canon. Cf. là-dessus Verlinden 1955.

[14] Cf. Verlinden, op. cit.

[15] Cf. Fossier, 2000.

[16] Cf. Bonassié, 1985.

[17] Cf. Maxwell, 1969.

[18] Cette première partie de notre travail permet simplement de conclure que la succession de l’esclavage et du servage ne dépend en rien d’une évolution des idées… puisque celles-ci n’ont pas évolué de façon significative. On ne saurait évidemment en déduire que, si les idées avaient évolué dans un sens hostile à l’esclavage, ce serait là l’explication unique ou première de la disparition progressive de l’esclavage dans l’Occident chrétien.

[19] On comptait 3 millions d’esclaves aux États-Unis en 1790, 6 millions en 1850.

[20] Engerman rappelle que la vente des enfants comme esclaves pour éviter la mort par la faim a été une alternative à l’infanticide, en cas d’excédent de naissances, dans une société malthusienne.

[21] L’article de Bonnassié, spécialiste de l’Espagne wisigothique, est assez fascinant par l’évocation de tous ces souverains ou seigneurs oubliés des divers royaumes germaniques dans les siècles obscurs, aux noms aussi étranges que désuets, les Rothari, Grimoald, Liutprand, Guifred, Aurélio, Ine, Léovigild, Réceswinth, Ervige et autres Chindaswinth…

[22] La couleur de la peau ne permet pas une certitude immédiate, comme aux beaux jours de Scarlett O’Hara...

[23] Esclaves noirs, razziés en Afrique de l’Est par centaines de milliers, et travaillant au sud de l’Irak actuel, notamment dans les marais salants ou les mines de sel. Révoltés contre leurs maîtres abbassides entre 868 et 883, ils s’étendent vers l’Iran et fondent une capitale, Moktara (la Cité élue), un État marron qui durera quinze ans. Arrivés à 70 km de Bagdad, ils furent finalement défaits par les armées arabes. Equivalents de la révolte de Spartacus (120 000 esclaves) pour l’Orient,  les Zanj, qui auraient compté 500 000 membres, menacèrent le califat.

[24] Chasé, ou casé : placé sur une terre. Esclave chasé, auquel une terre (manse) a été attribué ; serf chasé, auquel une tenure a été attribuée.

[25] Comme le montrent les excavations du domaine de Sette Finestre en Italie (cf. Wickham, Marx, Sherlock Holmes).

[26] Fossier (1991) considère ainsi que cette classe nouvelle des serfs est « sans rapports autres que fortuits (le terme servus notamment, ce qui n’est pas négligeable) avec le servage antique ; ni les charges individuelles, ni le statut moral ou juridique, ni la part numérique de ce groupe dans la population ne coïncident avec l’esclavage romain ; et dans les textes carolingiens, la simultanéité des deux situations montre qu’il n’y a pas de filiation directe de l’une à l’autre. »

[27] Par exemple Conrad, Meyer, Fogel, Engerman, Temin. Voir Mintz, 1981, et pour une synthèse, Rollinat, 1997.

[28] Voir à ce sujet le flamboyant roman de Kyle Onstott, Mandingo, sur les véritables haras du sud des États-Unis.

[29] Anthropologie de l’esclavage, Quadrige, PUF, 1986.

[30] Même si l’esclavage en tant que tel n’a évidemment pas disparu totalement.

[31] L’étymologie du mot « bagaude » demeure mystérieuse ; voir là-dessus Dockès, 1980, p. 173.

[32] Coûtures : terres cultivées en céréales, du latin culturae.

[33] Lide : statut intermédiaire entre l’esclave et l’homme libre.

[34] Ost : service armé dû par tout homme libre.

[35] Les polyptyques sont les plus complets des inventaires, qui analysent les éléments de chaque villa : « actes authentiques, utilisés en justice pour défendre les droits des maîtres, ces écrits se multiplièrent au IXe siècle, sur l’ordre des souverains, protecteurs des établissements religieux. […] Le plus ancien, le plus célèbre et l’un des plus riches, fut dressé sur l’ordre de l’abbé de St Germain des Prés, Irminon, entre 806 et 829. » Duby, 1962.