Le lobby agricole
Le salon de l'agriculture, qui se tient tous les ans à Paris au mois de mars, montre l'attrait que les Français éprouvent pour la nature, l'alimentation traditionnelle et, plus généralement, le monde paysan. Ils y viennent en grand nombre : la porte de Versailles reçoit chaque année entre 600 000 et 700 000 visiteurs. Les agriculteurs français, bien que ne représentant plus que 4 % de la population active, soit un million de personnes, savent se faire entendre pour défendre la politique agricole commune (PAC). Ils n'hésitent pas à descendre dans la rue, employant parfois des méthodes musclées. José Bové, ancien leader de la Confédération paysanne, occupe une place de choix au sein de la mouvance altermondialiste et devrait jouer un rôle non négligeable dans la campagne des partisans du non au référendum sur le traité constitutionnel européen.
Cette importance du monde agricole est le fruit de l'histoire économique propre à la société française, et plus précisément de deux périodes. La première est celle des années révolutionnaires (1789-1794) durant lesquelles la noblesse française renonça à une partie de ses privilèges (nuit du 4 août 1789), et en particulier aux droits « personnels » qui pesaient encore sur les anciens serfs. La petite paysannerie continua ainsi à exister, contrairement à ce qui se passa en Grande-Bretagne où la clôture obligatoire des terres et leur remembrement ruinèrent une grande partie des paysans obligés d'aller chercher du travail dans l'industrie naissante.
À l'automne 1789, la « mise à la disposition de la nation » des terres appartenant à l'Église, rachetées par les détenteurs d'assignats émis par l'Assemblée nationale pour financer ses dépenses, transféra à des paysans aisés, des bourgeois et des nobles ces terres qu'ils mirent en valeur. L'agriculture survécut et connut un essor important durant les années 1825-1865, si l'on en croit les historiens, qui avancent des chiffres compris entre 1,1 % et 1,3 % de croissance annuelle de la production agricole (voir Économies et sociétés : la production agricole française de 1810 à 1990, de Jean-Claude Toutain, éd. PUG, 1992 et 1993).
La seconde période fut celle de la fin du XIXe siècle, au cours de laquelle une série de mesures protectionnistes furent prises afin de protéger l'agriculture française de la concurrence étrangère, en particulier des blés et des viandes provenant du continent nord-américain. Les États-unis, lancés dans la conquête de l'Ouest, mirent en culture de grands espaces fertiles, propices à l'élevage et à la culture des céréales, acheminées par chemin de fer vers l'est du continent, et, grâce à la navigation à vapeur et à la mise au point des chambres froides, vers l'Europe. Les agriculteurs n'étaient pas les seuls à réclamer le relèvement des barrières douanières, car les concurrences anglaise et allemande étaient rudes pour le textile et la métallurgie françaises.
En 1889, lors de l'élection des membres de la Chambre des députés, qui s'effectuait au scrutin d'arrondissement – ce qui rendait les candidats très sensibles aux revendications de leurs administrés –, la paysannerie se fit entendre : demande de renforcement des tarifs douaniers déjà légèrement relevés en 1881, dénonciation du libre-échange.
Avec Jules Méline (1838-1925), ces milieux favorables au retour du protectionnisme trouvèrent leur porte-parole. Ministre de l’agriculture en 1883, président de la commission des douanes, fondateur du Mérite agricole, il prit la tête du mouvement pour la protection de « l’économie nationale » et fonda l’Association de l’industrie et de l’agriculture françaises. Selon lui, la principale cause de la crise agricole était « l’entrée dans les marchés de l’Europe de peuples jeunes, favorisés par la nature (…), un sol vierge (…), une main d’œuvre d’un bon marché invraisemblable (…), l’insignifiance des charges fiscales » (Histoire des faits économiques, tome 2, de Jacques Brasseul, Armand Colin, 1998).
Les partisans du protectionnisme gagnèrent les élections, et, après deux ans de vifs débats à la Chambre, celle-ci autorisa le gouvernement à dénoncer les traités de commerce en vigueur. « La loi du 11 janvier 1892 soumit les produits étrangers à deux tarifs : un tarif général maximum, en cas d’absence de convention particulière ; un tarif minimum appliqué aux pays avec lesquels une convention existait » (Nouvelle histoire de la France contemporaine : les débuts de la IIIe République, 1871-1898, de Jean-Marie Mayeur, Le Seuil, 1973).
Mais, observe Jean-Charles Asselain (Histoire économique de la France du XVIIIe à nos jours, tome 1, Seuil, 1984), « les droits du tarif minimum étaient raisonnables : environ 8 % sur les produits industriels, 5 % à 20 % sur les produits agricoles (…). Et les restrictions aux importations agricoles joueront un rôle décisif dans le redressement des cours ». Par la suite, la loi de 1897 permettra de relever les droits portant sur les importations de céréales et de viande, en cas de surproduction française, ce qui se produira à plusieurs reprises. L’agriculture française était sauvée… et les paysans pourront fournir les gros bataillons de soldats partant mourir dans les tranchées quelques années plus tard !
Pierre Bezbakh
Article paru dans le Monde de l'économie, 30 mars 2005