Napoléon III et le libre-échange

Sur les bienfaits et les méfaits du libre-échange et de la mondialisation n'est pas nouveau. Il eut lieu en Grande-Bretagne au début du XIXe  siècle, alors que celle-ci était encore très protectionniste  ; il prit une forme guerrière aux Etats-Unis au milieu du siècle, quand s'affrontèrent les Etats du Nord, industriels et protectionnistes, à ceux du Sud, agro-exportateurs et libre-échangistes  ; il n'épargna pas la France, où depuis le traité de libre-échange conclu avec l'Angleterre en 1786, alternèrent les phases de protectionnisme (comme le Blocus continental décidé par Napoléon Ier  en 1806) et de plus grande ouverture des frontières, durant le règne de Louis-Philippe (1830-1848).

Le traité de 1860, signé par Michel Chevalier pour la France et Richard Cobden pour la Grande-Bretagne, reprit la philosophie de celui de 1786. Il concrétisait les idées libérales défendues en Angleterre par Adam Smith et David Ricardo, et mises en œuvre depuis un quart de siècle  : les Actes de navigation de 1651, 1660 et 1663, qui réservaient le quasi-monopole du commerce extérieur anglais à la flotte britannique et imposaient aux colonies anglaises de ne commercer qu'avec la métropole, avaient été progressivement démantelés  ; de même, les "corn laws", qui taxaient lourdement les importations de céréales, avaient été abrogées en 1846-1849.

En France, les principaux initiateurs de cette politique libérale furent Jean-Baptiste Say, professeur au Collège de France, et Frédéric Bastiat, fondateur de l'Association pour la liberté des échanges  ; ils souhaitaient un "Etat minimal" et une totale liberté économique. De fait, à la fin du règne de Louis-Philippe, les droits de douanes sur les marchandises importées avaient été ramenés à 12  % en moyenne, selon l'historien J.  V.  Nye  ; près des deux tiers des importations françaises étaient exemptes de taxe. Ainsi, la France aurait été moins protectionniste que la Grande-Bretagne lors de la signature du traité  !

Celui-ci prévoyait une baisse de 15  % en moyenne des droits de douanes perçus sur les marchandises échangées entre les deux pays, qui s'accordaient la "clause de la nation la plus favorisée", c'est-à-dire un alignement sur les droits les plus faibles perçus sur les produits importés des autres pays. Ce traité sera suivi dès 1861 de l'abandon du monopole colonial français et d'une série de traités de libre-échange entre la France et divers pays européens  : la Prusse, la Belgique, l'Autriche, l'Espagne...

Ces traités devaient permettre à chacun de tirer avantage de son savoir-faire, et de développer la spécialisation internationale  ; les producteurs devaient bénéficier d'économies d'échelle procurées par l'augmentation de la taille des marchés  ; la concurrence accrue devait stimuler l'innovation et faire baisser les prix. Pourtant, le traité dut être négocié secrètement par Chevalier  : d'autres ministres y étaient défavorables, et les milieux industriels y étaient très opposés. Le corps législatif ne fut pas consulté, et l'on parla même d'un "coup d'Etat douanier"!

Il est difficile de tirer un bilan de ces traités, car ils eurent des effets contrastés et parce que la conjoncture mondiale devint plus défavorable, en partie à cause de la crise de l'approvisionnement en coton provoquée par la guerre de Sécession aux Etats-Unis (1861-1865).

Globalement, observe l'historien Jacques Brasseul (Armand Colin, 1998), "le taux de croissance du produit national brut (PNB) a été plus élevé durant le Second Empire (2,51  % contre 1,45  % sous Louis-Philippe)", et "le commerce extérieur connut une croissance rapide, deux fois plus élevée que celle du revenu national". Si la concurrence pousse l'industrie à utiliser de nouvelles techniques de production (procédés Bessemer et Thomas de transformation de la fonte en acier...), la croissance du secteur industriel ralentit  : elle est égale à environ 1,5  % par an durant le Second Empire, contre près de 2  % auparavant, et 1,6  % sous la Troisième République, après la chute de Napoléon III.

Alain Plessis (Le Seuil, 1973) parle de "décélération" de la croissance industrielle durant le Second Empire, en s'appuyant sur les évaluations de Maurice Lévy-Leboyer (Annales ESC, 1968)  : +  3,87  % de croissance annuelle moyenne pour les années 1850-1855, +  2,36  % pour 1855-1860, 2,19  % pour 1860-1865 et 1,16  % pour 1865-1870.

De plus, Jean-Charles Asselain (Le Seuil, 1984) remarque que la décennie 1860-1870 est marquée par un palier dans le nombre de brevets d'invention déposés et que "l'évolution d'ensemble du commerce extérieur français est moins favorable"  : la balance commerciale, auparavant excédentaire, devient déficitaire  ; les exportations de produits industriels ralentissent, mais leurs importations triplent  ; le déficit agricole s'accroît. Cela ne veut pas dire que l'industrie française ait été "surclassée" par l'industrie britannique, car la part de produits finis vendus à l'Angleterre augmente, alors que celle de ces produits importés d'Angleterre diminue.

Au total, la politique libre-échangiste de l'empereur ne s'est pas traduite par une croissance spectaculaire, ni par une adhésion populaire au régime, en raison du partage inéquitable des richesses et de la répression du mouvement ouvrier. Hier comme aujourd'hui, le libre-échange n'est donc ni un garant de la croissance ni un facteur de paix sociale, si l'ouverture des frontières ne s'accompagne pas de mesures visant à favoriser l'essor de nouvelles activités et la création d'emplois pour ceux qui perdent le leur en raison de la spécialisation internationale.

Pierre Bezbakh, article paru dans le Monde de l'économie, 2 décembre 2003

Pierre Bezbakh est maître de conférences à l'université Paris-Dauphine, auteur du Petit Larousse de l'histoire de France :  

 

 

 

 

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