Napoléon Ier, despote modernisateur
L'action de Napoléon Ier fut contradictoire à plus d'un titre. D'un côté, il chercha à soumettre militairement les pays européens continentaux (Autriche, Prusse, Espagne), à faire de la Russie un allié dépendant, à étendre le territoire français (annexion de la Belgique, de la Rhénanie, des Pays-Bas, d’une partie de l’Italie…). Pour cela, il mena une série de campagnes militaires dont les coûts humains furent effroyables (40 000 hommes pour la seule bataille d’Eylau, plus de 500 000 morts durant la campagne de Russie…). De plus, il créa de nouveaux royaumes au profit d’une petite minorité, de sa famille et de favoris, et agit en despote bien plus autoritaire que les anciens rois.
Mais d’un autre côté, Napoléon entreprit la modernisation de la France. Il fonda le 13 février 1800 la Banque de France, qui contribuera à financer les dépenses publiques en souscrivant aux emprunts d’État. Il créa le franc germinal. Il fonda les Bourses et les chambres de commerce, le Conseil général des fabriques et le Conseil général du commerce. Il encouragea les industriels novateurs, fut l’ami des banquiers (Ouvrard, Perier).
Ainsi s’amorça un essor industriel dans les domaines de la sidérurgie (de Wendel), de la chimie (Leblanc, Darcet), du textile (Oberkampf, Richard et Lenoir, Dollfuss et Schlumberger, Jacquard), de l’horlogerie (Japy, Bréguet), de la papeterie (Didot)… Il créa ou transforma les grandes écoles d’ingénieurs qui seront les promoteurs du développement économique de la France (Mines, Polytechnique, Centrale, Arts et Métiers). Il organisa dans la cour du Louvre des expositions annuelles qui furent des vitrines de la production industrielle et artisanale française.
Napoléon fut aussi le fondateur du droit qui régit la vie économique (code civil en 1804, code du commerce en 1807, code pénal en 1810). Il défendit la propriété privée, réitéra l’interdiction des coalitions, pénalisa la grève. Il institua le « livret ouvrier » (1er décembre 1803), sur lequel étaient consignées les observations patronales, et rétablit l’esclavage dans les Antilles (1802).
Les contradictions apparaissent également sur le plan de la politique conjoncturelle menée par l’empereur. Elle fut dictée par la situation économique, bien délicate lorsqu’il s’empara du pouvoir le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) : la production agricole était insuffisante et les spéculateurs stockaient les denrées ; la production industrielle était paralysée ; la hausse des prix restait forte et la monnaie peu fiable ; les impôts rentraient toujours mal… L’incertitude politique qui régnait dans le pays, la poursuite des troubles intérieurs et les guerres qui opposaient la France à l’Europe depuis 1792 en étaient les principales causes.
La principale initiative prise par Napoléon sur le plan économique fut de tenter de ruiner la puissance anglaise en protégeant les entreprises françaises par le blocus continental (décrets de Berlin, le 21 novembre 1806). Il s’agissait d’interdire tout commerce avec la Grande-Bretagne, en accentuant le protectionnisme déjà en vigueur depuis l’époque du Directoire.
Ce blocus créa en Europe occidentale, soumise par la force aux intérêts français, un vaste marché protégé, mais aussi compartimenté par le maintien de barrières douanières internes. Il permettait également aux entreprises françaises de capter des matières premières, des capitaux et des richesses métalliques. Mais le blocus entraîna aussi des effets pervers. La flotte anglaise bloquait les mers et rendait difficile les importations de coton du Moyen-Orient. De même, le coton américain n’arrivait que de façon épisodique, grâce aux navires neutres. Le sucre de Saint-Domingue et le café firent défaut et ne seront remplacés que partiellement par la betterave sucrière (plantée d’autorité dans les plaines du Nord) et par la chicorée.
D’autre part, une contrebande active s’organisait entre l’Angleterre et le continent, surtout sur les côtes des Pays-Bas et d’Allemagne du Nord. Elle permettait aux produits anglais d’entrer sur le continent à des prix ne supportant aucun droit de douane et ruinait le commerce officiel dans le nord de l’empire français.
D’une façon plus générale, remarque l’historien Jacques Brasseul (Histoire des faits économiques, tome 1, Armand Colin, 1997), le déclin du commerce maritime réduisit de moitié le commerce extérieur de la France (entre 1788 et 1914) et les grands ports français furent durement touchés : « À Bordeaux (…), l’herbe pousse dans les rues (…), le port est désert », note le consul américain en 1808. À Marseille, la production industrielle est divisée par quatre entre 1789 et 1813. Au total, si certaines industries parvinrent à se développer malgré tout (chimie, armement, coton, sucre, tabac…), d’autres éprouvèrent beaucoup de difficultés (laine, lin, chanvre…).
Le bilan économique de la période impériale est donc difficile à cerner, à l’image de la personnalité de l’empereur. À la fois aventurier sanguinaire et sans scrupule pillant les richesses de son empire, nouvel aristocrate défenseur de l’ordre social, promoteur du capitalisme industriel, Napoléon Ier fut le reflet des contradictions de la société française de son temps : attachée à son passé et à sa grandeur militaire, elle était aussi innovatrice et égalitariste sur le plan juridique, mais inégalitaire économiquement.
Pierre Bezbakh, article paru dans le Monde du 11 juin 2003