Les villes et l'apparition du capitalisme

 

La Presqu'île

« En Occident, capitalisme et villes, au fond, ce fut la même chose. »

Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 1979

 

 

Introduction

 

La croissance économique moderne date de la révolution industrielle du XVIIIe siècle en Angleterre. Elle s'étend ensuite au continent européen et à l'Amérique du Nord. Les causes de ce phénomène sont assez bien étudiées : il s'agit de facteurs institutionnels (l'extension du marché et de ses mécanismes, l'autonomie et la liberté de la sphère économique) et techniques (les inventions et innovations dans les processus de production depuis le Moyen Âge en Europe[1]).

Pourquoi les facteurs institutionnels (capitalisme et économie de marché) sont-ils apparus en Occident, et pas dans les pays musulmans, en Inde ou en Extrême-Orient, plus évolués que l’Europe de l’an mille ? La réponse tient en un mot : les villes. Ce sont les libertés et franchises des villes, particulières à l’Occident, qui expliquent tout l’enchaînement des événements : villes, carrefours, marchés, liberté d’entreprendre, essor du capitalisme, révolution industrielle, croissance, hausse des niveaux de vie… Braudel (1979) se pose la question de cette réussite spécifique :

« Seul l’Occident aura franchement basculé vers les villes. Elles l’ont poussé en avant. Énorme événement, répétons-le, mais mal expliqué encore dans ses raisons profondes. » (1979, t. 1, p. 462).

La seconde origine des révolutions industrielles, la multiplication des innovations techniques, a aussi des racines politiques : l’absence d’un unique empire centralisé en Europe et au contraire la rivalité de centaines d’entités constituent une assurance pour les découvreurs que tôt ou tard leurs inventions seront appliquées, ou l’assurance pour le continent dans son ensemble qu’aucune idée intéressante ne sera perdue, car si des groupes hostiles l’empêchent ici, elle réapparaîtra ailleurs. Les villes jouent également un rôle plus important dans l’innovation pour diverses raisons qui tiennent à « la fréquence plus élevée de l’interaction humaine » qui y règne (Mokyr, 1995). D’abord la spécialisation plus poussée dans les cités, où se trouvent les meilleures spécialistes et techniciens, les universités et bibliothèques, permet aux inventeurs de se concentrer sur une difficulté précise :

« La concentration des métiers y permet une division du travail et la spécialisation de l’artisan est un moteur du progrès. » (Pietri, 1971)

Ensuite les villes doivent faire venir des marchandises de l’extérieur et donc se pencher sur les moyens d’améliorer les techniques de transport, domaine privilégié de l’innovation. Dans le même ordre d’idée, l’ouverture aux étrangers y est plus grande que dans les campagnes, puisque les cités sont des lieux de passage et des nœuds de communication, donc plus réceptives aux idées nées ailleurs.  La pression sociale est aussi moins forte et les originaux, les non-conformistes, vivier des inventeurs, vont y trouver refuge. Elles sont évidemment aussi le lieu privilégié où des externalités positives et des économies d’agglomération sont possibles et facilitent l’innovation. Enfin les marchés étant plus vastes en ville, les producteurs voient leurs coûts réduits et ont la possibilité de consacrer plus de ressources à l’invention (cf. Bairoch, 1985 ; Boserup, 1981 ; Mokyr, 1990, 1995 ; Pred, 1966).

Ainsi, à la fois les facteurs institutionnels et les facteurs techniques trouvent dans les villes un milieu propice. Mais en quoi la situation des villes différait en Occident et pourquoi ont-elles pu mieux qu’ailleurs développer les libertés économiques et les mécanismes du marché ? Répondre à cette question constitue le premier objectif de ce travail. Le second est de tenter de dénouer un paradoxe de l’histoire économique concernant les cités. Elles sont comme on vient de le dire le lieu par excellence des relations de marché, mais elles ont été aussi présentées, du fait de l’organisation corporative des activités économiques, comme des systèmes parfois hostiles au marché et au libéralisme. Qu’en est-il exactement ? Les villes ont-elles créé ou tenté d’étouffer les forces du marché ? La réponse est : les deux, mais successivement. Elles permettent d’abord cet essor au début du Moyen Âge, puis elles s’efforcent par tous les moyens de le brider jusqu’à la fin des Temps modernes, au XVIIIe siècle.

 

 

I  Orient et Occident, évolution divergente des villes

 

Les premières villes apparaissent dans la haute Antiquité, ce sont Jéricho et Chatal Yüyük en Asie mineure, au VIe millénaire avant le Christ. Le développement urbain accompagnera dès lors toute l’histoire de l’humanité, mais c’est en Europe occidentale qu’il va jouer un rôle économique unique qui tient à des facteurs politiques : l’émiettement infini de l’autorité dans le monde médiéval. L’effondrement de l’Empire romain crée un vide du pouvoir que les villes vont s’efforcer avec succès de conquérir. Elles vont obtenir des libertés pour les activités économiques (les franchises), et imposer leur autonomie aux seigneuries locales. Braudel parle de « l’invraisemblable morcellement d’une féodalité par qui pullulent de minuscules cellules ». L’empire unifié de Charlemagne, qui ne dure de toute façon que de 800 à 843, n’est qu’une fiction qui cache un chaos politique :

« Pas de langue commune ni de gouvernement central capable de coordonner son action, pas de droit unifié ni de monnaie, pas de conscience d’allégeance à une quelconque "nation"… » (Heilbroner, 1989)

Faute de base économique et donc de ressources fiscales et financières, cet « empire agricole », selon la formule de Pirenne, ne pourra durer comme l’Empire byzantin ou celui des califes de Bagdad. En réalité, le seul lien, le seul élément commun et le seul ciment dans toute cette diversité de langues, de coutumes, de monnaies, de pouvoirs qui caractérise l’Europe sera l’Église, durant tout le Moyen Âge, avec ses croyances, ses rites, ses lois, sa langue, ses impôts (la dîme est le seul impôt commun à tout le continent, elle va durer mille ans). À cette époque, dit Lewis Mumford (1961),

« c’était le marché qui était occasionnel, et l’Église dont les services étaient constants et réguliers… Les marchés se sont installés près des églises, parce que c’est là que les habitants se trouvaient le plus fréquemment ensemble ».

La division de l’Europe persistera malgré l’arrivée des États-nations et des monarchies absolues au XVIe siècle : des dizaines de pays en rivalité permanente prennent la place des milliers de seigneuries de l’époque médiévale. Cette « division politique stable » (Cosandey, 1997) serait le secret du succès de l’Occident, comme l’exprime par exemple J. Hall :

« La formule complète de la dynamique européenne est la compétition entre États forts à l’intérieur d’une civilisation unique. » (cité par Cosandey, p. 138)

Il y a encore au XIVe siècle un millier d’entités politiques en Europe, alors que les États-nations commencent à s’affirmer ; au début du XVIe siècle, on en compte 500, et finalement 25 en 1900 (Jones, 1981). Le morcellement n’a pas que des avantages – l’unité politique d’un empire permet de réaliser des économies d’échelle en réduisant et en répartissant les coûts fixes et peut aussi assurer la paix interne au lieu des conflits sans fin entre nations voisines –, mais il entretient la compétition entre les nations dans la course aux nouveautés (techniques, militaires, institutionnelles) et il évite que des décisions autoritaires néfastes et la censure ne s’imposent partout et mettent fin au progrès et aux découvertes. Lorsque l’Église de Rome fait taire les savants italiens au moment du procès de Galilée, la révolution scientifique n’en continue pas moins dans le reste du continent :

« Le système multicellulaire possédait une capacité inhérente à remplacer des pertes locales. » (ibid.)

Il est possible que « la Chine ait été à un cheveu de s’industrialiser au XIVe siècle », comme le dit Jones, mais elle ne l’a pas fait, et les spéculations sur cette éventualité relèvent de la science-fiction et non de l’histoire. On pourrait écrire un roman uchronique dans lequel les Chinois auraient traversé le Pacifique et colonisé les Amériques (qui auraient alors reçu un autre nom), puis soumis les peuples européens, mais c’est le contraire qui s’est produit. La Chine a délibérément décidé en 1430 d’abandonner ses explorations, puis même d’interdire le commerce maritime en 1480, juste au moment où les Portugais atteignaient le sud de l’Afrique. Une raison possible de cet abandon est que l’empire avait des réserves de terre vers l’ouest, ce qui n’était pas le cas du Portugal ni des autres pays en Europe vers l’est, à part la Russie. La division politique a, là aussi, joué en faveur de l’Occident[2].

À la différence de l’Europe de l’Ouest, la Chine, l’Inde, les pays musulmans et la Russie se caractérisaient par des régimes de Palais, et non des régimes de forum [3], dans le cadre soit d’une division politique instable, soit d’empires centralisés. Dans le premier cas, comme dans le monde arabe du XIe au XVIe siècle ou l’Inde avant l’arrivée des Moghols, ou encore dans la Chine des Royaumes combattants, des Trois royaumes ou des Cinq dynasties, on a affaire à une collection d’États faibles ne réussissant jamais à constituer des nations durables. Dans le second cas, les empires, ressemblant à l’Empire romain, sont des despotismes militaires imposés – des « pompes à finance » suivant l’expression de Jones (1981) qui rappelle le fameux « crochet à phynances » du père Ubu –, car ils résultent d’une invasion par des peuples venant des steppes (Mongols et Manchous aux XIIIe et XVIIe siècles en Chine, Moghols au XVIIIe en Inde, Ottomans au XVe au Proche-Orient).

La Chine est restée tout au long de son histoire un empire centralisé (à l’exception des périodes citées ci-dessus) : aucune province n’a pu se constituer en nation indépendante car aucune ne possédait de frontières naturelles capables de la protéger. La forme de vague cercle géographique de l’empire du Milieu explique les tendances centripètes au plan politique. L’Europe est restée une mosaïque alors que l’homogénéisation culturelle en Chine date du IIe siècle avant J.-C. Dès le premier grand empire, celui des Han, fondé par Qin Shi Huangdi en - 221 qui donne son nom au pays, la tradition est établie comme le rapporte l’historien Sima Qian[4] au siècle suivant :

« Il ne donnait pas sa confiance aux ministres éprouvés et ne contractait pas de liens étroits avec les gens de valeur et le peuple. Il abandonna la ligne de conduite suivie par les rois et établit son pouvoir autocratique. Il interdit les écrits et les livres et rendit impitoyables les châtiments et les lois. Il fit de la tyrannie le fondement de l’empire. »

Le mode de production asiatique qui prévaut en Chine se caractérise dès lors par l’autorité puissante du pouvoir central dans les dynasties successives qui tentent d’établir une pax sinica. La nécessité de construire et de coordonner de grands travaux hydrauliques a donné naissance à des sociétés faites « de hordes de paysans dragonnés par des élites répressives » (Jones). Les villes n’ont pas d’indépendance, et « l’air de la Chine ne rend personne libre » (Elvin, cité par Bairoch, 1985, p. 469-470). La monopolisation du commerce par l’État, l’absence de protection des marchands, l’insécurité de la propriété[5], les pratiques de confiscation, les abus de l’autorité, les taxations excessives sont relatés par tous les observateurs. Jones (1981) rapporte que les poètes sous les Ming n’osaient même pas évoquer les calamités naturelles de peur qu’on y voie une critique de la tyrannie ; de même les hauts fonctionnaires et grands dignitaires prenaient la précaution de faire des adieux à leur famille tous les matins avant de se rendre au palais. Le lacet de soie est un procédé de gouvernement fréquent. Jones parle « d’organisations politiques qui auraient pu extraire du sang des pierres… » On retrouve cette situation ailleurs en Asie, comme aux Philippines, selon l’observation du corsaire-explorateur William Dampier (1652-1715), auteur en 1691 d’un Voyage autour du monde. Il note à Mindanao :

« La paresse de ces gens ne vient pas tant de leurs inclinations naturelles que de la sévérité de leur prince (un sultan islamique) qu’ils ont en terreur car il les traite de façon arbitraire, leur prenant tout ce qu’il peut, ce qui réduit leur activité, leur volonté de posséder quoi que ce soit, sauf ce qu’ils peuvent porter de la main à la bouche. » (cité par Jones, 1981)

Au XVIIIe siècle également, Montesquieu et Adam Smith considéraient que les systèmes politiques asiatiques condamnaient tout progrès économique :

« En Asie, on a toujours vu de grands empires ; en Europe, ils n’ont jamais pu subsister… C’est ce qui a formé un génie de liberté, qui rend chaque partie très difficile à être subjuguée et soumise à une force étrangère, autrement que par les lois et l’utilité de son commerce. Au contraire, il règne en Asie un esprit de servitude qui ne l’a jamais quittée. » (Esprit des lois, 1748)

« Dans ces infortunés pays, où les hommes sont en permanence dans la crainte de la violence de leurs supérieurs, ils enterrent ou cachent fréquemment une grande partie de leurs richesses, une pratique commune en Turquie, en Hindoustan et, je crois, dans la plupart des autres États de l’Asie. » (Richesse des nations, 1776)

Les villes sont nombreuses et anciennes en Extrême-Orient : la Chine contient la moitié de la population urbaine du monde jusqu’en 1800, et un historien peut affirmer : « L’histoire urbaine mondiale prémoderne est surtout une histoire chinoise » (cité par Jones), mais aucune autonomie ne leur est accordée par les gouvernements centraux. Les améliorations en infrastructures sont limitées, les maisons sont basses même dans le centre car le luxe de hautes demeures « serait indécent face à la maison de l’empereur » (Braudel). À Hanoi au XVIIe siècle, on compte un million d’habitants, mais c’est « une ville de huttes en pailles et de ruelles boueuses, dirigée par des mandarins d’une rapacité impitoyable » (Jones). Ainsi les villes n’ont pu produire en Asie une « classe moyenne » d’ouvriers qualifiés, de commerçants, d’artisans et de bourgeois prêts à défendre leurs libertés :

« Aucune autorité indépendante ne représente une ville chinoise dans son ensemble, face à l’État ou face à l’éclatante puissance des campagnes… La ville, résidence des fonctionnaires et des seigneurs, n’est la chose ni des métiers, ni des marchands ; aucune bourgeoisie n’y grandit à l’aise. » (Braudel, 1979, t. 1, p. 462)

En Inde, on a affaire à « des communautés villageoises atomisées » où la religion « assigne à chacun sa place et sa fonction » (Jones) ; « Rien de ce qui fait l’unité de la Chine n’existe : la langue commune, la culture, la race, la tradition d’unité politique » (ibid.). L’unité imposée par le régime Moghol turco-afghan du XVIe au début du XVIIIe ne va pas favoriser le développement économique, car le régime est le plus oppressif qui soit : une société de luxe et de gaspillage pour l’élite, une exploitation forcenée des paysans, une insécurité totale pour les échanges, « un pouvoir absolu qui corrompt les hommes absolument » (Jones). Les sultans musulmans font tout ce qu’il est possible de faire pour décourager l’activité économique et tracasser la vie quotidienne des simples individus. Braudel (1987) parle de « la misère effroyable, constante contrepartie du luxe des vainqueurs, des splendeurs des palais et des fêtes de Delhi… Une politique systématique de terreur. La cruauté est quotidienne : incendies, exécutions sommaires, condamnations à la crucifixion ou au pal, caprices sanguinaires… » Dans ce contexte, aucune initiative n’est possible, l’Inde devient tout simplement « un enfer pour l’homme ordinaire » (Moreland, cité par Jones, 1981), aucun développement de villes indépendantes n’est envisageable. Elles n’existent pas en dehors du souverain ; Braudel (1979) rapporte ainsi qu’en 1963, lorsque le grand Moghol Aurangzeb quitte Delhi pour le Cachemire, toute la ville ou presque, des centaines de milliers de gens le suivent comme un seul homme, car ils ne sauraient survivre « sans ses grâces et ses générosités » !

Dans le monde arabe et perse, de même qu’en Inde, les villes n’ont guère d’autonomie par rapport aux princes : à chaque nouvelle dynastie, des cités sont créées de toute pièce comme Bagdad (Abbassides), Fès (Idrissides), Le Caire (Fatimides), Marrakech (Almoravides), tandis que d’autres sont détruites tout aussi soudainement.

« Quand les empires s’écroulent, des villes analogues à celles de l’Europe médiévale surgissent, un instant maîtresses de leur destin. Alors se marquent de belles heures de la civilisation islamique, mais ces relâches n’ont qu’un temps… La règle, c’est la ville du prince, souvent du calife, ville énorme : ou Bagdad ou Le Caire. » (Braudel)

Cette absence d’autonomie par rapport aux villes occidentales s’explique d’une part parce que l’autorité centrale ne va pas s’effacer comme en Europe après la chute de l’Empire romain, mais au contraire se renforcer avec les califes (même si l’unité arabe disparaît assez vite du fait de l’immensité des territoires) ; et d’autre part parce que les villes existaient avant la conquête arabe et qu’elles subissent la loi des nouveaux arrivants (« une classe dominante immigrée qui monopolisa les pouvoirs politiques et aussi, souvent, économiques », Bairoch). Dans ces pays, selon Braudel, on trouve de grandes cités distantes les unes des autres et très étendues, car, de même qu’en Asie, « l’Islam défend les maisons hautes, marque d’un orgueil haïssable » (1979). Elles se caractérisent par « un inextricable lacis de ruelles mal entretenues. On utilise au mieux la pente pour que pluie et ruisseaux se chargent tout seuls de la voierie » (ibid.).

Le monde musulman bascule de périodes stables au plan politique (750 à 1050/1500 à 1800) dans le cadre de grands empires, à des périodes d’instabilité chronique, de « division politique instable » (1050 à 1500), où règne un chaos total (« un ballet indescriptible de sultanats et d’émirats, tous plus précaires les uns que les autres. Jamais de frontières fixes, jamais de continuité » (Cosandey, 1997). Mais dans aucune des deux périodes, ni des États-nations durables (la « cristallisation de l’Islam en nations », ibid.) ni des villes indépendantes n’ont pu se créer, contrairement à l’Occident. Le déclin économique final du monde arabe peut s’expliquer par divers facteurs comme la perte du monopole des épices[6] quand les Portugais arrivent en Inde (1498), l’éloignement du commerce atlantique, mais aussi la faiblesse des ressources de régions souvent désertiques et pauvres en minerais. Les lacunes sont évidemment exploitées par ses ennemis : ainsi les royaumes chrétiens font tout pour limiter les exportations de fer, de bois et des grains vers les pays d’Islam, surtout pour empêcher le développement de la flotte (Jones). Un problème technologique fascinant[7] est étudié par Bulliet (1975), qui pourrait expliquer en partie le retard et le déclin musulman vis-à-vis de l’Europe après le Moyen-Âge : la roue est abandonnée au profit du transport à dos d’animal (plus efficace dans les régions désertiques). Mais curieusement, même dans les villes où les charrettes, brouettes et autres engins roulants garderaient un avantage évident, ces modes de transport sont délaissés au profit des ânes, chevaux, dromadaires et chameaux. On ne peut s’empêcher de voir là une régression par rapport à l’Antiquité qui avait inventé la roue, régression qui peut s’expliquer par le fait que les conquérants arabes puis turcs, peuples nomades et guerriers, sont moins raffinés et avancés au plan technologique que ceux qu’ils avaient conquis (Perses, Égyptiens, Berbères, Grecs, Palestiniens, etc.). En Occident, au contraire, les voitures sont présentes partout et forcent les édiles à élargir les villes :

« En Europe, quand la voiture fait son entrée massive au XVIe siècle, elle pose des problèmes urgents, oblige à une chirurgie urbaniste » (Braudel).

Les auteurs de l’époque s’en émeuvent : « L’univers a des roues » annonce John Stow en 1528, et Thomas Dekker[8] se plaint au début du XVIIe siècle « qu’en chaque rue charrettes et carrosses font un bruit de tonnerre, à croire que le monde marche sur des roues » (cités par Braudel, 1979, t. 1, p. 440).

La Russie rentre également dans cette grille explicative : un empire centralisé autoritaire qui va étouffer les prérogatives des villes et empêcher ainsi toute forme de développement capitaliste pendant des siècles. Par exemple, Novgorod (littéralement ville nouvelle), république commerçante prospère, fondée par les Vikings (Varègues) en 860, comptoir de la Hanse au Moyen Âge, gouvernée par son assemblée de marchands et notables, va d’abord être soumise à un tribut par Alexandre Nevski (1220-1263) en 1242. Elle est ensuite pillée en 1477 par Ivan III (1462-1505) qui supprime les droits de la cité dans son entreprise de rassembler sous son autorité toutes les provinces de la Russie. « Exécutions, déportations, confiscations se succédèrent… le prince est tout de suite là, comme l’ogre de la fable », nous dit Braudel. Elle sera enfin détruite en 1570 et ses habitants passés au fil de l’épée sur l’ordre d’Ivan le terrible (1547-1584). De plus, en Russie, des campagnes stagnantes ne peuvent livrer qu’une faible production, ce qui empêche naturellement le développement des villes : « Pas de surplus campagnard vigoureux, alors pas de villes vraiment à l’aise » (Braudel, 1979, t. 1, p. 460).

 

 

II  L’air de la ville rend libre (Xe-XIVe siècles)

 

2.1. La montée des villes en Europe au Moyen Âge

 

Après la chute de l’Empire romain les villes s’étiolent en Occident jusqu’au renouveau du IXe siècle. Certaines disparaissent même totalement, Fossier (1970) parle d’une « pause dans l’histoire urbaine » durant laquelle « le marchand est un homme seul, qui agit en colporteur… un errant », le plus souvent étranger, Grec, Syrien, Frison, Juif. Rome passe de plus d’un million d’habitants au Ve siècle à 300 000 au Vie, 50 000 au début du VIIIe et 35 000 en l’an 1000 (Bairoch, 1985). Les cités gallo-romaines voient « leur population baisser dans des proportions effarantes… Elles se sentent bientôt au large dans leurs enceintes, et prennent un aspect semi-rural avec des jardins, des animaux, de la volaille… » (Imbert). C’est la ville à la campagne, selon le rêve d’Alphonse Allais. Ou encore :

« Dans les villes dépeuplées, la population en est venue à produire elle-même, dans les champs voisins, de quoi subvenir à ses besoins ; l’économie de subsistance gagne les cités. » (Pietri, 1971).

Les envahisseurs germaniques, qui « convoitent ces régions bénies où la douceur de l’air et la fécondité de la nature s’allient à la richesse et au charme de la civilisation » (Pirenne), établissent ce que Fossier appelle des États rustiques, car « ils ne se sentaient pas à l’aise dans les villes[9] », et les rois mérovingiens « fuyaient les cités sans eau pour des villæ au bord des rivières… le palais urbain ne servit plus qu’aux cérémonies » (Fossier, 1970). De même pour les princes carolingiens, « leurs palais ne se trouvent pas dans les cités ; ils se trouvent sans exception à la campagne ». Aix-la-Chapelle, par exemple, n’est que « la résidence favorite de l’empereur… Elle ne devait devenir une ville que quatre siècles plus tard (Pirenne, 1971). Cette époque « n’a connu de villes ni au sens social, ni au sens économique, ni au sens juridique de ce mot… Les cités et les bourgs ne sont que des places fortes ou des chefs-lieux d’administration. Leurs habitants ne possèdent ni droit spécial, ni institutions propres » (ibid.).

Selon la thèse de Pirenne (1970) la conquête arabe en coupant la Méditerranée en deux dans le sens Est-Ouest met fin aux échanges qui s’étaient maintenus après la chute de Rome[10] et contribue au déclin des villes. On ne réalise plus de constructions qu’en bois jusqu’au XIe siècle… La population européenne baisse dans son ensemble dans cette phase de repliement (de 48 millions au IIIe siècle à 32 en 800, selon les estimations de Bairoch, 1985) accentuant par là la chute de la population urbaine.

Après 800 et surtout aux Xe-XIe siècles, on assiste à un renouveau des villes, d’abord en Italie, puis vers le Rhin (Bonn, Strasbourg, Cologne), en Flandre, et enfin en France, en Angleterre, dans la Baltique. Au tournant de l’an mille, « les villes gallo-romaines sortent de leur torpeur » (Imbert), de nouvelles cités apparaissent comme Bruges (dès le Ixe siècle), Montpellier (985), Ypres (1066), Anvers, Lille (1054)… Pour le grand spécialiste de cette période, Georges Duby (1973), la véritable rupture se situe cependant plus tard, vers 1180 :

« Les indices d’une mutation se multiplient dans les deux dernières décennies du XIIe siècle, ce qui incite à situer à ce moment l’un des principaux tournants de l’histoire économique européenne… Ce paraît être le moment où, décidément, partout, et non seulement en Italie, la vitalité urbaine l’emporte sur celle des campagnes… le paysan cède au bourgeois le rôle d’animateur. »

Le Goff (1980) parle d’une explosion urbaine dans la période 1160-1210. Cette première expansion se poursuit jusqu’en 1300 : si la population double en France, celle des villes triple dans le même temps. Paris passe de 20 000 à 110 000 habitants entre 1000 et 1200, Venise de 45 000 à 70 000, Londres de 25 000 à 40 000 et Cologne de 20 000 à 50 000[11]. En Europe (à l’exception de la Russie), le taux d’urbanisation (population des villes de plus de 5 000 habitants), irait de 7  % en 800, à 10  % en 1300 et 12  % en 1750, selon Bairoch (1985). Pour Mokyr (1995) le premier complexe urbano-industriel pur apparaît au XIIIe siècle dans les Flandres, un « archipel de villes », d’Anvers à Zeebrugge et de Bruges à Gand[12], en passant par Arras, Lille, Douai, Dunkerque et Ostende. L’autre région urbanisée est la Toscane (Florence, Pise, Sienne, Lucques, etc.) également centre important de production textile.

Le rôle des marchands itinérants a été d’abord mis en avant par Pirenne (1895, 1898, 1927) pour expliquer ce renouveau : la reprise du commerce entre les régions vers le Xe siècle pousse les mercatores à constituer des dépôts pour la mauvaise saison, ce qui formera des « noyaux préurbains » à l’origine des bourgs et faubourgs lorsqu’ils se fixent à l’extérieur d’une ville ancienne et se sédentarisent. Cette thèse est depuis longtemps contestée (cf. Mumford, 1961, p. 253) et maintenant abandonnée (par exemple Roux, 1994, p. 21) pour une explication basée sur les progrès ruraux : « Au milieu du XIIe siècle, la réussite agricole s’était avancée assez loin pour susciter la floraison des villes. » (Duby)

C’est bien l’essor des campagnes, la hausse de la productivité grâce aux nouvelles techniques de culture, l’apparition d’un surplus, l’augmentation générale de la population, qui permettent la montée urbaine. De nouvelles activités, artisanales, industrielles, commerciales et autres liées aux services, sont autorisées par ce surplus, et se regroupent dans les anciennes cités romaines ou des centres urbains plus récents comme ceux des Flandres. L’artisanat quitte les campagnes (le domaine) pour retourner en ville, mouvement inverse de celui qui démarrera au XVIe siècle (voir ci-après). Mais l’essor urbain à son tour renforce les progrès agricoles, car des débouchés nouveaux en ville s’offrent aux paysans, qui peuvent y écouler leur excédent avec profit. Et comme les redevances seigneuriales sont fixées à des niveaux immuables par les coutumes, « l’augmentation de la rente foncière ne profite qu’au tenancier » (Pirenne). De cette façon l’esprit urbain se répand et il va « bientôt s’insinuer jusqu’au fond des campagnes » (Duby).

La ville se compose du bourg et de la cité, cette dernière est le noyau initial autour de l’église et du château, le bourg est la ville nouvelle qui se développe en dehors de ses murs. Le faubourg en est littéralement une extension (forisburgus[13], à l’extérieur du bourg). La banlieue est la zone où s’exercent les droits (ban) de la ville.

Ce sont les faubourgs qui connaissent l’expansion la plus spectaculaire avec le développement des échanges, dépassant en importance la cité et le bourg, et donnant naissance aux institutions municipales. Le bourgeois qui n’est encore que l’habitant du bourg, ou citadin, sera le futur symbole du capitalisme, comme le notent Rosenberg et Birdzell (1989) :

« L’étymologie commune aux termes bourgeois[14] et burgher suggère une liaison intime entre le phénomène urbain et un capitalisme encore à venir… La naissance du capitalisme, avec ses rapports juridiques, institutionnels et sociaux particuliers, peut difficilement se concevoir en dehors de l’urbanisation. »

Bairoch distingue les villes commerciales dont les cités-États italiennes sont le modèle, les villes industrielles comme les villes drapières des Flandres et les villes administratives, c’est-à-dire les capitales régionales et nationales. Mais toutes les villes au Moyen Âge et aux Temps modernes possèdent peu ou prou les trois aspects, commerce, industrie, administration, même si l’un d’eux domine. Elles diffèrent en cela des villes de l’Antiquité qui sont plus des centres de civilisation (comme l’étaient Rome, Athènes ou Alexandrie) que des centres d’activité économique. Heilbroner souligne la différence entre les villes médiévales qui reçoivent des matières premières, les transforment et les revendent, et les villes antiques, centres parasites qui ne font qu’importer des biens de luxe sans rien produire en échange. En outre, les villes du Moyen Âge sont les premières dans l’histoire à reposer sur une classe de citoyens libres, producteurs ou marchands travaillant sur base plus ou moins égalitaire, sans avoir besoin d’une classe inférieure servile comme les cités antiques. Enfin le réseau commercial des villes du Moyen Âge va bien au-delà des villes romaines, il s’étend jusqu’au nord de l’Europe, jusqu’à la mer du Nord et la Baltique :

« Le Sund, qu’aucun bâtiment de commerce romain n’avait franchi, est animé du passage continuel des bateaux. » (Pirenne)

Deux mouvements d’échanges maritimes, l’un au sud de la Méditerranée animé par Venise, l’autre au nord animé par les villes hanséatiques, dans « les deux mers intérieures qui enserrent entre elles les côtes si admirablement découpées du continent européen » (Pirenne), se rejoignent à l’ouest par les Flandres et les foires de Champagne, à l’est par la Russie et la mer Noire.

 

 

2.2. Leur émancipation

 

Pour Braudel (1979, t. 1, p. 450) le miracle de l’Occident vient du triomphe des villes face au pouvoir : « D’ordinaire l’État gagne, la ville reste alors sujette et sous une lourde poigne. Le miracle avec les premiers grands siècles urbains d’Europe, c’est que la ville ait gagné pleinement, au moins en Italie, dans les Flandres, et en Allemagne. Elle a fait, pour un assez long temps, l’expérience d’une vie à part entière, colossal événement… Les villes organisent l’industrie, les métiers, inventent ou réinventent le commerce au loin, la lettre de change, les premières formes de sociétés marchandes et de comptabilité ; inaugurent aussi, et vite, leurs luttes de classe… Une mentalité nouvelle se met en place, celle en gros du premier capitalisme encore hésitant d’Occident, ensemble de règles, de calculs, art à la fois de s’enrichir et de vivre… Toute ville se veut un monde à part. Fait saillant : du XVe au XVIIIe siècle, toutes ou presque ont leurs remparts… « Symbole extérieur de l’effort conscient vers l’indépendance et la liberté ». Dans quelques pays seulement cette protection a été superflue… Dans les îles Britanniques, par exemple, pratiquement pas de fortifications urbaines ; elles se sont épargnées ainsi, disent les économistes, bien des investissements inutiles. » (1979, t. 1, ch. 8)

De même, selon Heilbroner, avant le Moyen Âge occidental, « dans toutes les civilisations les villes étaient les avant-postes du gouvernement central. Maintenant, pour la première fois, elles existaient comme des entités indépendantes en dehors de la structure du pouvoir politique. Ainsi elles durent définir pour elles-mêmes un code juridique, des comportements sociaux et des institutions pour se gouverner qui finiraient par remplacer ceux du monde féodal des campagnes. »

Le Moyen Âge invente donc un nouveau système institutionnel, celui des libertés citadines, face au système des relations féodales-seigneuriales issu du passé. L’évolution de la société européenne, qui abandonnera progressivement les contraintes médiévales et passera du statut au contrat, est annoncée par les villes, les premières à établir de telles conventions. Au début, elles ne sont pas administrées : Fossier parle du vide de la gestion urbaine et de l’absence d’autorité politique, mais ce vide va être progressivement comblé. L’émancipation commence au Xe siècle et gagne toute l’Europe au XIIe. Les seigneurs contribuent à la création de villes nouvelles (bastides, sauvetés, villes neuves) « qu’ils dotent de franchises pour y attirer les habitants » (Mourre, 1996). Leur juridiction s’étend aux cités (elles font toutes partie d’une seigneurie), et ils vont accorder ou vendre « à tous ceux qui résidaient dans la ville la liberté personnelle, condition minima d’un commerce et d’une industrie libres » (Fossier). Si les nobles et les évêques renoncent ainsi à une partie de leurs pouvoirs, c’est en contrepartie d’une assurance de revenus. Des chartes d’affranchissement sont ainsi négociées entre les bourgeois et le seigneur. C’est le cas de Rouen qui obtient une charte d’Henri II Plantagenêt en 1160 ; elle servira ensuite de modèle pour d’autres villes (Bordeaux, Tours, Angers, etc.). Dans ces chartes, on a en même temps des libertés individuelles et des libertés économiques, qui sont d’ailleurs liées. La liberté des citadins est affirmée : liberté d’aller et de venir, de choisir sa résidence, affranchissement des serfs. Avec la liberté personnelle va la liberté de posséder le sol et les demeures qui y sont bâties : la terre domaniale se transforme en propriété libre (« la tenure urbaine devient ainsi tenure libre », Pirenne) et le capital immobilier est échangeable sur un marché. Les propriétés se vendent ou se louent : « En vendant une rente sur sa maison, le bourgeois se procure le capital liquide dont il a besoin ; en achetant une rente sur la maison d’autrui, il s’assure un revenu… Il fait un placement à intérêt. » (ibid.)

Le montant des impôts seigneuriaux (tailles, aides, taxes sur la circulation des marchandises et les marchés, tonlieux) est limité pour ne pas entraver l’essor du commerce, et des impôts transparents et prévisibles sont fixés par les institutions urbaines. Les redevances féodales (corvées, péages, droits divers et monopoles commerciaux du seigneur) sont supprimées. Une justice propre à la ville et plus équitable, qui garantit la paix et la sécurité des échanges, remplace les jugements primitifs du type ordalie ou duel judiciaire. Enfin l’autonomie politique est arrachée par les villes. En définitive, la libre circulation des biens et des personnes se renforce et permet « la généralisation du marché monétaire à l’échelle de la ville » (Roux, 1994).

On a le plus souvent des accords pacifiques (achat de franchises), mais il y a aussi des révoltes armées contre les seigneurs ou les évêques suzerains, comme à Cambrai (1076) qui forme la première commune, à Laon (1116), à Gand (1127), à Worms ou Cologne au tournant du XIe au XIIe siècle. Parfois elles sont écrasées et la formation d’une commune est empêchée : c’est le cas au Mans en 1070 (cf. Roux, 1994). Le principal ennemi des villes, comme le remarque Fossier, est le pouvoir ecclésiastique parce qu’il condamne les pratiques commerciales. Il va tout faire pour éviter les franchises qui limitent son autorité et les conflits les plus violents opposent les communes à l’Église. Mais dans la plupart des cas, elles parviennent à s’affranchir et se déclarent autonomes, comme les communes jurées dans le nord de la France, ou les villes de consulat du Midi (Marseille, Arles, Nîmes, etc.), qui deviennent de fait « de véritables petites républiques indépendantes » (Imbert, 1965). Les consuls sont, comme en Italie, « des magistrats chargés de l’administration des cités » (Pirenne). Dans d’autres situations la ville devient « seigneurie collective » (Pietri) : elle ne dépend plus d’un seigneur mais directement du roi ou de l’empereur à qui elle envoie un contingent de bourgeois armés ; elle dispose de ses finances et lève des impôts pour les dépenses communales. Ainsi Besançon, ville épiscopale depuis 1041, s’affranchit de l’autorité de l’archevêque en 1290 et se constitue en commune, puis en ville libre impérale, « sorte de république urbaine ayant le droit de lever des impôts, de rendre la justice, d’assurer sa police, même de conclure des traités d’alliance… et de frapper monnaie à ses armes » (Braudel, 1986). Maastricht joue sur sa double sujétion, vis-à-vis de l’évêque de Liège et en même temps du duc du Brabant, au point de construire un accès à l’hôtel de ville par un double escalier pour éviter le conflit de préséance, et forger un dicton : « Un seigneur, Oh, Seigneur ! Deux seigneurs, très bien ! » (Jones, 1981). On pourrait multiplier les exemples de ce mouvement d’émancipation : Reims et La Rochelle se transforment en communes en 1139 et 1174, Saint-Omer en 1164, Londres obtient d’élire son maire en 1215, Toulouse est dirigée par ses capitouls en 1176, Genève devient commune en 1309 et s’affranchit en 1387, Amsterdam avec seulement 2000 habitants reçoit sa première charte en 1300, Copenhague en 1250…

Dans le Saint Empire romain germanique, entre le Xe et le XIIe siècle, l’empereur octroie des privilèges (littéralement, lois privées) : « Quiconque, d’où qu’il vienne, quelle que soit sa condition, serait membre de la ville dès lors qu’il s’y fixait » (Max Weber, 1923). La faiblesse croissante du pouvoir impérial renforce celui des villes. Dans cette évolution, les seigneurs locaux affrontent les autorités centrales : celles-ci tendent à favoriser la source de leurs revenus, les cités, tandis que les premiers s’y opposent car elles attirent les serfs et qu’elles empiètent sur leur pouvoir politique dans les zones où finissent les faubourgs et où commence la campagne. Pour les serfs enfuis vers les villes, il fallait attendre un an et un jour pour que leur seigneur perde tout droit sur eux (charte de Lorris en 1155, cf. Pietri, p. 750), d’où le dicton allemand : « Die Stadtluft macht frei ». Les villes permettent donc un nouveau départ pour les plus audacieux qui quittent la terre et leurs chaînes, situation comparable, selon Mumford (1961), à ce que l’Amérique pouvait offrir aux émigrants du XIXe siècle :

« En combattant, en marchandant, en achetant directement, ou une combinaison des trois, les villes gagnèrent le droit de tenir un marché régulier, où des lois particulières s’appliquaient, le droit d’émettre une monnaie, d’établir des poids et mesures, le droit pour ses citoyens d’être jugés dans des tribunaux locaux, sous des lois et règlements propres, et le droit de porter des armes. Ces droits, qui appartenaient autrefois au château, appartenaient maintenant à la cité, et chaque citoyen avait une responsabilité en les exerçant. »

Les villes libres se multiplient en Allemagne et certaines obtiennent aussi par les armes leur indépendance : ainsi les cités de la Hanse infligent une défaite militaire au roi du Danemark en 1370, qui consacre leur autonomie.

En Italie, les cités-États – par exemple Florence, Pise, Gênes, Bari, Amalfi et bien sûr Venise[15] – profitent de l’absence totale d’un pouvoir central et du commerce avec l’Orient. Gênes devient autonome dès 959 et se donne des institutions stables en 1122. Milan obtient son indépendance du seigneur local en 1035 par les armes, puis elle est défaite par l’empereur Frédéric Barberousse en 1158 et 1162 : il réduit les libertés et finit par la ravager. Mais les villes lombardes (Mantoue, Milan, Crémone, Bergame) se liguent contre l’empereur en 1167 et lui infligent en 1176 une défaite à Legnano qui établit leurs libertés (voir Roux, 1994). Hicks (1969) insiste sur l’importance de ces villes-États dans la naissance du capitalisme, on ne les trouve qu’en Occident :

« Le fait que la civilisation européenne soit passée par une phase de cités-États explique en grande partie la divergence entre l’histoire de l’Europe et l’histoire de l’Asie. La raison pour laquelle l’Europe a connu une telle forme d’organisation est d’ordre essentiellement géographique. La cité-État européenne est un cadeau de la Méditerranée… elle est riche en côtes déchiquetées, en îles, en promontoires et en vallées… faciles à défendre… alors que l’Asie n’a pas grand-chose à offrir de comparable. »

La multiplication des villes libres en Italie du Nord est un phénomène unique dans l’histoire, les villes italiennes acquièrent une souveraineté totale, à la différence des autres cités médiévales qui ont négocié leurs libertés et restent intégrées à une monarchie, un comté ou un duché. Toynbee dans A Study in History (1934) nous rappelle qu’en 1300, il y a plus d’États indépendants dans la moitié nord de l’Italie qu’il y en avait dans le monde en 1933.

 

Finalement, partout en Europe occidentale, « dès la première moitié du XIIe siècle, dans toutes les agglomérations marchandes, villes franches ou communes, le mouvement a triomphé : les cités ont obtenu des « franchises » inscrites dans une charte à laquelle le

 

 

 

 

 

 

 

 

Paru dans Villes et croissance, A. Bailly/J.-M. Huriot, Anthropos, 1999


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[1] Par exemple les moulins hydrauliques se perfectionnent au XIe siècle : ils étaient connus de l’Antiquité, mais le Moyen Âge apporte une innovation qui consiste à transformer le mouvement circulaire du moyeu de la roue à aube en mouvement vertical (un arbre à cames permet d’actionner des pilons par secousses successives). Les moulins à foulon pour le foulage (écrasement) des textiles et des cuirs, ou des moulins pour le martèlement des métaux, se diffusent dans toute l’Europe occidentale plus tard au XIIe siècle, faisant parler alors d’une « première révolution industrielle » (Braudel, 1979, t. 3, p. 470).

[2] Voir Cosandey, 1997.

[3] Au cours des temps, le principal système politique a été le régime de Palais, selon l’expression de Finer dans sa monumentale histoire du gouvernement (1997), c’est-à-dire un régime à la fois autocratique et monocratique où le pouvoir est entre les mains d’un seul individu quel que soit son nom (pharaon, roi, prince, empereur, calife, dictateur, tyran) : l’ancienne Égypte, les royaumes mésopotamiens, la Perse, Rome, Byzance, les empires islamiques, chinois, indiens et enfin les monarchies absolues européennes, sont tous des régimes de Palais. La Grèce antique, les villes médiévales, la monarchie parlementaire anglaise née en 1689, les régimes du XIXe siècle en Europe et en Amérique du Nord, les démocraties modernes constituent des exceptions. Finer les appelle des régimes de forum et leur caractéristique essentielle est que le pouvoir vient d’en bas, même si les institutions ne sont pas toujours démocratiques comme dans le cas de l’Angleterre du XVIIIe siècle ou des régimes autoritaires plébiscités en France (les deux phases napoléoniennes et la monarchie de Juillet). La persuasion plus que la force est le moyen utilisé, et le pouvoir doit finalement rendre des comptes au peuple.

[4] Mémoires historiques, IIe siècle avant J.-C.

[5] « La propriété n’est pas sûre : l’histoire entière de l’Asie est contenue dans cette seule phrase », W. Reade, cité par Jones.

[6] En outre, la demande d’épices tend à diminuer en Europe avec les progrès agricoles. Le développement de l’élevage qui accompagne les rotations culturales complexes fournit de la viande fraîche toute l’année. Il n’est plus nécessaire de conserver la viande sous forme salée ou séchée, ni d’utiliser autant d’épices pour masquer le goût d’une viande trop avancée.

[7] Une autre énigme est abordée par Braudel (1979, t. 1, p. 436) à propos des différences entre les villes occidentales et orientales, qui mériterait une recherche particulière : « Le plan en damier pose un problème curieux à l’échelle du monde. Toutes les villes de Chine, de Corée, du Japon, de l’Inde péninsulaire, de l’Amérique coloniale (n’oublions pas celles de Rome et certaines cités grecques) sont en damier. Deux civilisations seulement ont fabriqué en grand la ville enchevêtrée et irrégulière : l’Islam (y compris l’Inde du Nord) et l’Occident moyenâgeux. »

[8] Écrivain et dramaturge élisabéthain et jacobéen, londonien d’origine hollandaise (1572-1632), auteur de quelque soixante pièces, contemporain de Shakespeare, Ben Jonson et John Ford.

[9] Cette thèse est opposée à celle de Pirenne (1971) qui affirme : « La prétendue répulsion des barbares pour les villes est une fable convenue démentie par la réalité », p. 11.

[10] Avant le VIIe siècle, « l’organisation économique du monde survit à son morcellement politique » (1971, p. 14), après, l’invasion de l’Islam « s’est jetée au travers du cours de l’histoire avec la force élémentaire d’un cataclysme cosmique… La Méditerranée…sépare désormais, au lieu de les unir, l’Orient et l’Occident de l’Europe » (ibid., p. 20). Dans l’analyse lumineuse de Pirenne, l’invasion entraîne un déplacement du centre de gravité de l’Occident vers le nord, vers l’Empire franc, ce qui va donner naissance à l’Europe médiévale : « Sans l’Islam, l’Empire franc n’aurait sans doute jamais existé, et Charlemagne, sans Mahomet, serait inconcevable. » (ibid.).

[11] Une grande ville au Moyen Âge compterait dans les 10 000 habitants : Chartres en aurait de 6 000 à 10 000 au XIIIe siècle ; Arles, 6 000 à 7 000 ; Périgueux, 8 000 à 9 000 ; Aix-en-Provence, au maximum 15 000 ; Carcassonne dans les 5 000 ; Albi, 10 000 ; Béziers, 14 500 ; Calais, 13 000 à 15 000 ; Lille entre 12 000 et 30 000 ; Toulouse, 20 000 ; Reims, 16 000 à 18 000 ; Metz, 25 000 ; Bordeaux, 30 000 ; Montpellier, 40 000 vers 1300 ; Lyon entre 20 000 et 40 000 ; Rouen, 50 000 et enfin Paris, la plus grande ville d’Europe avec Venise, entre 80 000 et 210 000 habitants (chiffres de Higounet-Nadal, 1988). Ces estimations sont sujettes à caution et le conditionnel s’impose : « Que valent ces chiffres pour le XIIe siècle ? Il est préférable de n’en pas donner… », nous prévient Le Jan (1996).

[12] En clin d’œil et hommage à Jacques Brel.

[13] Le mot germanique Burg est adopté par le latin du Bas-Empire en burgus, qu’on retrouve dans toutes les langues européennes : Burg, bourg, borough, borgo.

[14] Pirenne signale que la première mention qui est faite du mot bourgeois est trouvée en France et date de 1007. D’autres appellations coexistent pour désigner les citadins comme cives et poorters. Le mot latin portus, ou port en anglais (comme dans Newport ou Freeport, etc.), désigne un lieu d’étape et non un port pour la navigation. Le terme de poorter tombe selon Pirenne en désuétude à la fin du Moyen Âge. On le retrouve par exemple jusqu’à aujourd’hui pour désigner les habitants de Buenos Aires : porteños.

[15] Fondée au VIIe siècle, la plus prestigieuse ville du monde au Moyen Âge reste soumise à Byzance jusqu’en 1082. Cette influence explique non seulement ses liens avec l’Orient, mais aussi le raffinement de son organisation politique et commerciale en comparaison de l’Occident médiéval : « En réalité Venise n’appartient à l’Occident que par sa situation géographique ; par la vie que l’on y mène et par l’esprit qui l’inspire, elle lui est étrangère » (Pirenne). Elle est ensuite régie par une constitution « démocratique » où les marchands et hommes libres avaient accès au pouvoir et élisaient leur doge (duc). Vers 1300, la concentration des richesses est telle que le pouvoir est exercé par une oligarchie de patriciens. La prospérité extraordinaire de Venise entraîne le développement des cités de toute l’Italie du Nord.