Bismarck et Bernstein
Résumé
Trois thèmes principaux sont développés dans ce texte :
- Le paradoxe de l’apparition des lois sociales dans un pays moins évolué politiquement que la France ou l’Angleterre, l’Allemagne monarchique et autoritaire de la fin du XIXe siècle : le retard même du pays et son système plus proche des protections féodales et corporatives expliqueraient cette précocité.
- Les caractéristiques et le fonctionnement du régime de protection mis en place par Bismarck (imposé depuis le haut et non obtenu à la suite de luttes ouvrières), basé sur l’assurance, les cotisations des employés et des patrons, la communauté de métier et l’auto-administration des caisses.
- L’apparition du réformisme au sein du SPD et la révision du marxisme sous l’influence d’Eduard Bernstein. Cette évolution du mouvement ouvrier a été favorisée par les lois d’assurance. L’Allemagne est le premier pays à mettre en place un compromis social entre l’État, le patronat et les syndicats, caractérisé par la renonciation des ouvriers à contester la propriété privée des moyens de production en échange de la mise en place d’un système national de protection et de redistribution, l’État social ou l’État-providence. Ce compromis est à l’origine de la social-démocratie moderne.
On tentera de resituer dans une conclusion le système bismarckien parmi les divers types d’États-providence modernes.
Sommaire
Introduction : De l’État protecteur à l’État-providence
Origines
Contexte historique et politique
Corporatisme et influences idéologiques
Caractéristiques
Assurance-maladie
Assurance-accident
Assurance invalidité-retraite
Effets sur le mouvement ouvrier
Protection des travailleurs
Révisionnisme
Conclusion : Différentes formes d’États-providence
« Une autre histoire concerne une grande grève à Londres. Les ouvriers avaient abandonné l’usine et les patrons faisaient venir des jaunes d’Allemagne. Les syndicats demandèrent à Bernstein de s’adresser aux briseurs de grève, ce qu’il accepta. Un après-midi, à la sortie de l’usine, il se posta sur un rocher près des grilles et commença à haranguer les ouvriers allemands. Il leur expliqua les enjeux et leur demanda de ne pas reprendre le travail et de se joindre à leurs frères britanniques en grève. Tout cela sous l’œil de plusieurs policiers qui se tenaient calmement, observant la foule, prêts à empêcher les désordres, mais sans se mêler de son discours et sans davantage s’en prendre à l’audience.
Des cas comme celui-là firent une profonde impression sur les visiteurs allemands, qui n’étaient guère habitués à un tel comportement de la part de leur Couronne et de leur police. Ce genre d’événements semblaient suggérer qu’un changement social pacifique était, après tout, de l’ordre du possible. »
The Dilemma of Democratic Socialism, Peter Gay [1952]
« Eduard, tu es un âne, on n'écrit pas ces choses, on les pratique ! »
Mot célèbre du marxiste Ignaz Auer à Bernstein après la publication de ses thèses révisionnistes en 1899
Introduction
La mise en place des assurances sociales en Allemagne à partir de 1883 - l’année même de la mort de Marx - marque une évolution importante par rapport aux anciennes protections et annonce les systèmes modernes. Sous l'Ancien Régime et pendant l'essentiel du XIXe siècle, les protections sociales sont assurées par la coutume et la religion. Ce sont des habitudes traditionnelles comme la famille élargie, le lignage[1], la dot[2], le douaire[3], les dons, les legs, la charité, les relations maîtres/dépendants, et aussi bien sûr toutes les pratiques des institutions et communautés où l'entraide est la règle : hospices et hôtels-Dieu, ordres religieux, paroisses, communes, confréries, guildes et corporations. Ces dernières mettent toujours en place, pour les membres du métier, toutes sortes d'aides : aux malades, aux invalides, aux veuves et aux enfants, aux vieux, etc. [cf. Bichot, 1992, Cotta, 1984]. Les aides de la religion s'exercent au contraire pour tous, et notamment les plus démunis.
Bien sûr on pourrait trouver de multiples exemples avant Bismarck de systèmes annonciateurs, et donc l'idée d'une irruption brutale ne correspond pas à la réalité : ainsi en 1673, un règlement royal de Colbert met en place une retenue de 6 deniers (2,5 %) sur les soldes de la Marine pour financer une Caisse des invalides [Guillaume, 1988] ; dès 1748, Montesquieu défend l'idée de l'État-providence[4] et la Révolution va plus loin en considérant que les secours relèvent d’un pacte social : l'assistance est un devoir de l'État, car la charité est humiliante et doit donc être remplacée par des mesures publiques[5] [cf. Bichot, 1992] ; de nombreux exemples au XIXe annoncent également cette évolution : en 1868, la Compagnie des chemins de fer du Nord accorde la gratuité des soins, verse ensuite des allocations familiales au delà de trois enfants et crée une Caisse de retraite (tout cela dans le but de garder sa main d'œuvre qualifiée en rendant le coût d'opportunité plus élevé d'un départ chez les concurrents[6] [Guitard, 1988]) ; une Caisse nationale de retraites est créée pour toute la France dès 1850 (loi du 18 juin), mais sur une base de dépôts volontaires ; les mines aussi donnent de nombreux exemples de mesures précoces [Hatzfeld, 1989 ; Cooper-Richet, 1989] ; enfin la période sociale du second Empire fait dire à Ewald [1996] que Napoléon III a précédé Bismarck (un projet prévoyait la création d'assurances sociales).
Le passage aux formes modernes de protection correspond à une sécularisation de la fonction protectrice : surtout pratiquée par l'Église et ses différentes institutions[7], elle va passer progressivement, à partir du XVIIIe siècle[8], à l'État laïc, dépossédant ainsi le religieux d'une de ses fonctions essentielles, accompagnant et peut-être expliquant en partie une relative déchristianisation de l’Europe moderne. Ainsi pourrait-on rendre compte à l’inverse du maintien d’un fort sentiment religieux dans un pays comme les États-Unis où justement la protection sociale est moins développée.
Une autre forme d'évolution tient au fait qu'autrefois l'individu a le sentiment que la collectivité passe avant lui, le sens du devoir imprègne chacun et la solidarité et ses obligations ne sont pas discutées : on doit accueillir les membres même éloignés de sa famille, pratiquer l’hospitalité, la charité, aider ceux de sa corporation, entretenir ses subordonnés[9], etc. Les prélèvements obligatoires sont faibles parce que tout le monde participe à l'assistance, la demande de protection est également faible du fait d'une certaine résignation, et l'offre limitée s'adapte à cette demande. On exige peu, parce qu'on a le sentiment d'avoir surtout des devoirs et non des droits : « Ce qu'on reçoit est un don et non un dû » [Bichot, 1992]. De cette société extrêmement soudée, on est passé à des conceptions beaucoup plus individualistes, où on exige de l'État certaines prestations et certains droits, au lieu d'avoir à effectuer un devoir social pour les autres. Dans l'idéologie de l'État-providence, « il fut admis que l'homme avait droit à (liste non limitative) et que l'État, représentant la société, avait le devoir de (liste symétrique de la précédente) » (ibid.). Les mesures sociales de la Révolution (décrets de ventôse et loi de floréal an II, février-mars, mai 1794) marquent une rupture à cet égard, puisqu'on y affirme des fonctions que l'individu peut exiger de l'État (droit à l'assistance, au travail, à l'instruction[10], cf. Bichot [1992]).
La révolution industrielle et les bouleversements politiques vont détruire une grande partie des protections traditionnelles : la famille urbaine[11] n'est plus la famille d'accueil de la ferme, les corporations sont démantelées (décret d'Allarde, 1791), l'artisanat et les industries rurales domestiques (putting-out system) reculent devant le factory system, l'Église perd une grande partie de son patrimoine pendant la Révolution, etc. Un vide s'installe donc dans les protections sociales traditionnelles au XIXe siècle, vide aggravé par l'arrivée en force des idées et des mesures libérales (la New Poor Law par exemple en 1834 en Angleterre), et qui explique d'une part la montée des idées socialistes, et d'autre part la mise en place des premières lois sociales à partir des années 1880.
Tout se passe donc comme si une parenthèse séculaire, de la fin du XVIIIe siècle à la fin du XIXe, caractérisée par l'absence presque totale de filets de sécurité, et expliquant la misère ouvrière de l'époque, avait constitué le temps nécessaire pour passer d'un système de protection à l'autre. On peut analyser ce passage en termes économiques [Bichot, 1992] : la demande croissante de protection sociale (liée à l'allongement de la durée de vie et donc aux retraites, à l'allongement de la scolarité, à l'individualisme croissant, au refus du risque et au besoin accru de sécurité matérielle) se heurte à la baisse de l'offre (famille nouvelle, fin des corporations, recul de la religion et du rôle de l'Église, etc.), et l'écart appelle la mise en place des lois sociales.
Puis ce sont surtout les deux guerres mondiales et la grande dépression du capitalisme, tout cela concentré en seulement trente ans, qui sont à l'origine du renforcement de cet État-providence[12]. L’État moderne, né à la Renaissance, qui n’était jusque-là qu’un État protecteur (de la vie, de la propriété, de la sécurité) devient un État-providence qui est une extension plus complexe du premier et qui « vise à remplacer l’incertitude de la providence religieuse par la certitude de la providence étatique » [Rosanvallon, 1992]. Mais pour comprendre comment il s’est formé, il faut retourner en Allemagne à la fin du XIXe siècle.
Origines
Les causes de la politique sociale allemande ont été présentées de diverses façons qui seront développées dans cette partie :
- la volonté de s’opposer aux idées socialistes devant la poussée de la classe ouvrière ;
- les alliances politiques de Bismarck et le jeu des partis ;
- la volonté de resserrer la communauté nationale récemment unifiée ;
- la volonté de stabiliser le corps social autour des communautés traditionnelles (famille, corporations, corps de métier, ateliers) sous l’influence des « socialistes de la chaire » ;
- la volonté d’une partie du patronat liée aux idées des libéraux de gauche.
En 1863, Lassalle fonde le premier parti ouvrier[13] dans le seul but au départ d’obtenir le suffrage universel. Il partage avec Bismarck[14], tout juste arrivé au pouvoir, des vues sur la formation d'un État fort en Prusse qui pourrait réaliser l'unité allemande et en même temps favoriser par ses interventions une amélioration de la condition ouvrière[15]. Lassalle, bien avant Bernstein, était partisan d'un socialisme réformiste, acceptant les élections[16] et prévoyant déjà un système où l’État redistribuerait les revenus et garantirait l’épanouissement de tous. Il préconise aussi un socialisme à tendance nationaliste, coopératif et corporatiste. Selon Dreyfus [1991] « il semble que Bismarck ait été intéressé par une conception qui pouvait unir la Couronne et la classe ouvrière contre la bourgeoisie libérale ». Cependant, sa mort brutale dans un duel en 1864 mit fin à cette possibilité, les autres leaders socialistes, plus marxistes que lassalliens, n'étant pas intéressés par cette alliance. La politique de Bismarck dans les années quatre-vingt ne faisait donc que reprendre une idée ancienne de vingt ans. C'est finalement August Bebel, un ouvrier authentique, qui va prendre la tête du SPD. Bebel et Liebknecht sont les deux députés socialistes élus au premier Reichstag[17] en 1871 où ils se signalent par un plaidoyer en faveur de la Commune de Paris et le refus de « toute annexion de territoire français ».
Après le Kulturkampf, lutte contre les catholiques allemands[18], contre le Parti du Centre (Zentrum) et le pape, entamée en 1872 et prenant fin en 1878[19], Bismarck se retourne contre les socialistes. Il veut détruire les partis ouvriers mais en même temps il s'engage dans une politique de réforme sociale. La Commune a alerté tous les dirigeants conservateurs contre « le cauchemar des révolutions » et le socialisme représente une menace pour cette Europe conservatrice que le chancelier veut construire.
Le SPD avait progressé dans les années soixante-dix : il obtient 12 sièges au Reichstag en 1877 avec 500 000 voix, ce qui alerte Bismarck. Deux attentats contre l’Empereur en 1878, à quinze jours d’intervalle, bien que sans lien avec le parti socialiste[20], lui fournissent une occasion. Il dissout le Parlement et remporte les nouvelles élections, tandis que libéraux et socialistes reculent (9 députés pour le SPD). Une loi d’exception est votée le 19 octobre 1878 pour trois ans, et sera reconduite jusqu’en 1890. Elle prévoit la dissolution des groupes socialistes menaçant l’État et l’ordre social, l’interdiction des rassemblements et des manifestations, des syndicats[21] ainsi que des journaux (300 périodiques suspendus). Des socialistes sont assignés à résidence et surveillés, 900 sont expulsés, d’autres emprisonnés (1500 personnes jusqu’en 1890). Comme le dit alors Bebel à Vollmar : « La chasse est ouverte contre les sociaux-démocrates ; la justice et la loi n’existent plus pour nous… » (cité par Gay [1952]).
Le droit de grève est cependant maintenu et les députés SPD peuvent continuer à siéger. Les lois d'exception ne peuvent atteindre ceux qui sont déjà élus et bénéficient donc d'une immunité. Depuis le Parlement, ils pouvaient continuer à défendre leurs idées et la presse reprenait partout leurs discours. Les représentants du parti interdit continuent de faire campagne et de se présenter, et les succès électoraux s’accumulent. La cohésion et la solidarité au sein du parti sont renforcées par la répression.
Le SPD existe sous une forme semi-clandestine et son journal, publié à Zurich, est diffusé par les militants à travers la Poste rouge (Rote Feldpost). Il tiendra ses congrès et réunions à l’étranger et alimentera les militants en publications, livres et journaux imprimés en Suisse. Le journal socialiste, Le Social-Démocrate, est rédigé par Bernstein, à la grande satisfaction d’Engels[22] qui fera plus tard de lui son proche collaborateur, tandis que Kautsky édite en Allemagne même une revue marxiste théorique, Die Neue Zeit (« Temps nouveau »).
Cette politique contre les socialistes va échouer à court terme car les idées du SPD progressent, les manifestations et les grèves continuent, sa poussée électorale semble inexorable (3 % des voix en 1871, 7 % en 1878 et 20 % en 1890) et elle devra finalement être abandonnée par Guillaume II. Les lois antisocialistes n’ont pas non plus eu pour effet de rejeter le parti ouvrier dans une position révolutionnaire dure : les responsables refusent l’action directe et condamnent les attentats et les positions anarchistes. L’évolution réformiste, malgré le dogme rappelé lors des congrès tenus en Suisse ou au Danemark (Wyden, 1881, Copenhague, 1883, St Gall, 1887), est perceptible dès les années 1880, notamment à propos des lois sociales discutées au congrès de Copenhague. Car c'est pendant cette période, à titre de compensation en quelque sorte[23], qu’elles sont votées et mises en place, malgré les réticences des conservateurs au Reichstag et au Bundesrat.
En 1886, Bismarck durcit la répression et fait emprisonner neuf leaders socialistes, dont Bebel, ce qui suscite des manifestations et des grèves[24] et n’empêche en rien la montée continue du parti qui devient avec 35 députés en 1890 une véritable organisation de masse. La lutte entre le SPD et Bismarck se termine donc par la défaite de ce dernier, lorsque la loi d'exception n’est plus reconduite, grâce à une coalition de la gauche, des catholiques et d'une partie de la droite (qui la trouvait trop peu efficace). Bismarck propose alors la dissolution, mais celle-ci est refusée par le jeune empereur, désireux de s'affirmer et peu soucieux de s’opposer au peuple dès le début de son règne. Le chancelier n'a plus qu'à démissionner, en mars 1890. La législation d’exception est abrogée en octobre : les syndicats, le SPD et la presse socialiste sont à nouveau légaux[25]. Le conflit entamé en 1878 se termine à l’avantage de la social-démocratie qui peut s’affirmer au grand jour, et aussi plus largement de la classe ouvrière qui conserve les protections sociales.
Pendant ses trois décennies au pouvoir (Premier ministre de la Prusse de 1862 à 1871 et chancelier d'empire de 1871 à 1890), Bismarck va devoir composer avec quatre grands partis politiques, dont deux de gouvernement et deux d'opposition :
– Le Parti conservateur, appuyé par l'armée, les aristocrates, les propriétaires terriens, attaché à la monarchie et à l'Église luthérienne, favorable au protectionnisme et aux intérêts agraires ; un groupe moins important, le parti du Reich (Reichspartei), figure à sa gauche. En déclin, les conservateurs passeront de 93 à 57 sièges au Reichstag entre 1871 et 1912.
– Le Parti national-libéral qui représente la grande bourgeoisie (industriels, commerçants, universitaires, professions libérales) favorable au parlementarisme au plan politique et au libéralisme, notamment le libre-échange, au plan économique. Il est également en perte de vitesse avec 120 sièges en 1871 et 45 en 1912. À sa gauche, le Parti du progrès (Fortschrittspartei) rassemble un petit nombre d'intellectuels militant pour des réformes démocratiques et sociales. Le "mariage de l'acier et du seigle" est l'alliance des intérêts des industriels de la Ruhr et des Junkers de Prusse orientale, représentée au Parlement par le Parti national-libéral et le Parti conservateur.
– Le Centre (Zentrum) qui représente les Allemands d'obédience catholique romaine et leurs intérêts (liberté du culte, indépendance vis-à-vis de l'État), mais sans orientation à droite ou à gauche du fait de son recrutement varié (aristocrates catholiques de Bavière ou de Silésie, ouvriers et paysans de la vallée du Rhin). Le Zentrum est au contraire en progrès (57 à 91 sièges).
– Le Parti social-démocrate, peu influent en 1871, mais dont la force ne fera que grandir jusqu'à la Première Guerre mondiale, passant de 2 à 110 sièges au Parlement. Cependant, face aux trois autres grands partis, qui forment une alliance conservatrice (le « cartel ») soutenant le gouvernement dans les années 1900, le SPD restera minoritaire.
– Nombre de petits partis, Parti populiste, partis des minorités, Parti paysan, et même un « Parti antisémite » qui aura jusqu’à 4 % des voix en 1907 et 16 sièges… [cf. Dreyfus, 1970].
La stratégie du chancelier consistera à chercher une alliance entre la bureaucratie monarchiste et les classes ouvrières, tournée contre la classe moyenne libérale qui est opposée à l'autoritarisme et parfois républicaine[26] : "Messieurs les démocrates joueront vraiment de la flûte", dira Bismarck, "lorsque le peuple s'apercevra que les princes se préoccupent de son bien-être". Plus sérieusement, il précise ainsi le but de sa politique : « Que l'État doive se préoccuper du sort des citoyens qui ont besoin d'aide, n'est pas seulement un devoir d'humanité et de christianisme qui devrait inspirer toutes ses institutions, mais aussi une politique conservatrice dont l'objectif est d'encourager l'idée dans les classes populaires... que l'État n'est pas seulement une institution nécessaire mais aussi bénéfique » (cité par Joll [1990]).
La volonté d’intégration des ouvriers dans la communauté nationale s’accompagnait aussi d’une note patriotique : il s’agissait selon Vermeil [1952] de « créer ce que Bismarck appelle la Reichsfreudigkeit, c’est-à-dire cette joie que tout Allemand doit éprouver à faire partie du Reich en y trouvant son avantage ». Il voulait même financer le système sans la participation ouvrière, l’État et les patrons couvrant toutes les dépenses. Ceux-ci ne furent d’ailleurs pas tous hostiles au système, dans la mesure où le paternalisme traditionnel ne suffisait plus à assurer la paix sociale, devant la montée du socialisme.
Il y a dans les réformes plus que la volonté de contrer les socialistes et d'éviter une révolution, il y a aussi une forme de paternalisme propre à l'État prussien : « le prince, en bon père de famille, doit veiller au bien-être matériel de ses sujets : le Landrecht prussien n'admet pas, en effet, que l'on puisse mourir de faim dans le royaume » [Droz, 1991]. Il y a également la tradition corporatiste de protection des travailleurs, plus vivace en Allemagne qu'en Angleterre et en France, où le libéralisme a connu un succès plus précoce et plus général. Le libéralisme en France prend par exemple l'aspect de la loi Le Chapelier sous la Révolution qui interdit pendant près d'un siècle (1791-1884) toute association de travailleurs ; il prend la forme en Angleterre de multiples lois depuis celle de 1571 sous Élisabeth, qui établit la liberté totale de circulation des biens dans le pays, jusqu'à la New Poor Law de 1834, qui supprime l'assistance aux pauvres sous l’influence des classiques et en particulier Malthus.
On a ainsi le paradoxe d'un régime monarchique, militaire et semi-féodal, où le rôle des corporations est plus important[27], qui est plus innovateur socialement que les démocraties de l'Ouest, parce que les mesures sociales sont plus proches des sécurités médiévales que des régimes libéraux fondés sur le laissez-faire. Le rôle plus important des corporations s’explique aussi par le fait de l’absence pendant longtemps en Allemagne d’un État unificateur, centralisateur et autoritaire[28]. Kott [1995] montre bien que les lois sociales se situent dans le prolongement des protections corporatives : les caisses de compagnons sont transformées en caisses communales après l’abolition des privilèges des corporations[29] (1807, 1845, 1868), puis en caisses d’entreprises avec les lois de Bismarck. Cependant l’obligation des assurances s’impose à l’industrie, alors qu’elle n’est pas nécessaire pour les artisans, déjà associés de façon corporative, ni aux ouvriers agricoles, formant une communauté rurale soumise au paternalisme des Junkers. Les grands propriétaires et les artisans sont d’ailleurs au départ hostiles à la législation, ils la voient comme contraire à l’harmonie communautaire et aux sécurités traditionnelles assurées par les maîtres. Le nombre des artisans et des compagnons tend à augmenter en même temps que la grande industrie[30] pendant la phase d’industrialisation rapide, même s’il recule en part relative[31] dans la population totale du pays et bien sûr dans la production. Cependant, les artisans et leurs compagnons tendent de plus en plus à adopter le type de relations employeurs/employés propres à l’industrie, à perdre le caractère de la corporation classique. Ces relations sont donc assez éloignées de l’image idéalisée qui en est faite dans la conception de Bismarck et des inspirateurs des lois sociales.
Mais dans l’esprit initial de ces lois, c’est bien le déracinement des ouvriers et l’absence de protection, en un mot les effets du factory system libéral, qui justifient les mesures nouvelles. Il s’agit de retrouver la stabilité sociale antérieure à l’industrialisation de type britannique ou français. La gestion locale des caisses par les employeurs et les ouvriers eux-mêmes, ou auto-administration, contribue à cette stabilité, grâce à la collaboration nécessaire des classes, qui rappelle la corporation traditionnelle. Les partis conservateurs (protestants) et le Centre catholique (Zentrum) partagent cette vision, dans leur hostilité commune au libéralisme venu de Grande-Bretagne[32] : « le libéralisme génère un chaos social car la liberté individuelle sur laquelle il est fondé récuse les liens organiques qui maintiennent les hommes ensemble de manière nécessaire dans le cadre de communautés dont la famille constitue le modèle. A ces liens naturels, c’est-à-dire voulus par Dieu, le libéralisme substitue des liaisons artificielles ou mécaniques fondées sur le seul intérêt individuel et qui donnent inéluctablement naissance à des antagonismes qui déchirent le corps social. » [Kott, ibid.].
Les lois sociales permettraient donc « de rendre à l’ouvrier une place dans la société en protégeant ou en rétablissant des communautés de base, structurées par le métier (Beruf), que la révolution industrielle a dissoutes. » (ibid.). L’État chrétien est le garant de l’unité nationale : en instituant ces lois, il apporte la contrepartie indispensable à la lutte contre le socialisme, son « versant positif ». Comme le souligne Robert [2000] « Les lois sociales ne sont pas seulement des lois de conjoncture antisocialistes, mais aussi des textes qui visent à assurer le maintien de la communauté de métier, la Genossenschaft, et plus largement de la communauté du peuple allemand, menacée par le désordre social engendré par la mise en mouvement, autant spatiale que sociale, d’une industrialisation rapide et concentrée du pays. (…) La cogestion des caisses, leur autonomie, le contrôle local vont également dans le sens du renforcement de la communauté professionnelle et locale. (…) L’histoire de la protection sociale allemande est d’abord une histoire du lien social… Initiée par les milieux conservateurs, elle fit assez rapidement l’objet d’un consensus large où s’associèrent aussi bien les libéraux que les socialistes eux-mêmes. »
En outre, l’Allemagne a pu observer chez ses voisins les effets néfastes de l’industrialisation : le paupérisme en France et en Angleterre semble la conséquence d’un libéralisme excessif. Une tension se développe entre les influences libérales favorables à l’individualisme et au contraire le sentiment d’appartenance à une communauté qui concerne toutes les tendances politiques. Le libéralisme social naît en Prusse dès les années 1840, tentative de concilier ces deux pôles : ainsi « l’Association centrale pour le bien-être des classes laborieuses », créée en 1844 par des libéraux, cherche à encourager l’éducation, l’épargne, les coopératives[33]. De leur côté les conservateurs voient aussi dans le libéralisme un système incompatible avec l’harmonie communautaire, un système destructeur du lien social et créateur d’une pauvreté non pas transitoire mais permanente.
Enfin, les tenants de l’école historique, les « socialistes de la chaire » comme on les a appelés par dérision[34], prennent l’ascendant sur les libéraux classiques à l’université et réclament une intervention de l’État en matière sociale[35], en invoquant Friedrich List, son hostilité à la concurrence illimitée et déjà son idée d’utiliser les droits de douane pour financer des mesures sociales. Cette influence des professeurs[36], comme Gustav Schmoller[37] ou Adolf Wagner[38], et de certains gros industriels éclairés tel le baron von Stumm Hallberg, mais aussi de pasteurs représentant le protestantisme social comme Rudolf Stodt, et surtout Adolf Stöcker[39], s’oppose à celle du Parti libéral et à la bourgeoisie industrielle favorables au marché. Tous ces groupes veulent revenir à des corporations nationales, établir la représentation des travailleurs dans l’entreprise, le repos dominical, la protection des salariés, la création d’assurances-maladie et d’aides aux veuves, aux orphelins, aux personnes âgées.
Les Kathedersozialisten se regroupent en 1872 dans le « Cercle pour la politique sociale » (Verein für Sozialpolitik), fondé par Wagner et Schmoller. Il aura un rôle de diffusion du message social, de réflexion et de conseil, avec d’autres figures célèbres, comme Lujo Brentano, Max Weber, Werner Sombart ou Friedrich Naumann[40] (voir Shanahan [1951]). La revue Soziale Praxis (Pratique sociale) regroupe en 1895 les réformistes, et en 1900 une « Société pour la réforme sociale » (Gesellschaft für Sozialreform) est créée avec les mêmes objectifs d’« agitation politique en faveur du changement » que le Verein. On y retrouve Weber, Brentano, Sombart (qui en rédige les statuts), Naumann et Ferdinand Tönnies, ainsi que des catholiques sociaux, des libéraux de gauche et des représentants syndicaux. Au début du nouveau siècle, ils voudront certes élargir les assurances (chômage[41], veuvage, etc.), mais surtout approfondir la « démocratie sociale » (assez éloignée de la « social-démocratie » de l’époque), en améliorant la législation du travail et surtout la liberté syndicale. Les droits de coalition et de grève sont en effet pour eux essentiels dans la mesure où les syndicats font contrepoids au processus de cartellisation[42] en cours dans l’industrie ainsi qu’aux tendances bureaucratiques de la gestion des assurances sociales : ils sont un facteur de démocratie économique et politique.
La jeune garde des libéraux de gauche, autour des frères Max et Alfred Weber, s’oppose aux anciens, plus conservateurs, comme Schmoller ou Wagner, partisans de la limitation du droit de grève au nom de la liberté des non grévistes. Les premiers sont pour une opposition libre syndicats/patronat débouchant sur des accords et des progrès sociaux, qui leur paraît plus favorable à la démocratie, les seconds sont plus partisans des progrès mis en place par un État bienveillant, comme cela a été le cas des lois sociales de Bismarck. Mais tous espèrent transformer progressivement la social-démocratie en un parti ouvrier réformiste, intégré à la nation ainsi renforcée, et cherchant « à conquérir une place au soleil pour les ouvriers par la voie des réformes et du développement » (Freiherr von Berlepsch, cité par Kott [1995]).
Les lois sociales de Bismarck s’inscrivent ainsi dans un vaste projet de société, qui se voulait une alternative au libéralisme, ce qu’on pourrait appeler une « économie de marché corporative ». Ce projet inclut le retour au protectionnisme[43] (1879), la politique de développement intérieur (infrastructures, chemins de fer, aménagement du territoire), en même temps bien sûr qu’il est un moyen de désamorcer la bombe révolutionnaire. Le chancelier avait une vision encore plus novatrice, quoique en réalité peu réaliste, il voyait dans sa politique sociale une façon de créer un type nouveau de représentation populaire, en dehors du Parlement et des modèles occidentaux traditionnels. Il s’agissait de multiplier les représentations ouvrières et artisanales dans des coopératives corporatistes destinées à essaimer dans toutes les classes, qui remplaceraient le Reichstag et deviendrait « une instance consultative déterminante pour les législateurs » (Abelshauser [1996], voir aussi Gall [1984]).
Les réformes de Bismarck ne sont donc pas arrivées par hasard, elles ont été favorisées par les intellectuels opposés au socialisme marxiste mais aussi au libéralisme et à la concurrence anarchique. La bourgeoisie allemande est influencée par ces idées favorables à une intégration des ouvriers dans la communauté nationale, mais en dehors des partis socialistes, car, dit-on alors, « le socialisme détruit tout intérêt national et tout patriotisme dans l'esprit des masses ». Le moyen semble être la formation de corporations nationales, regroupant salariés et patrons d'un même type d'entreprise. C’est bien son retard même (monarchie autoritaire, esprit corporatif vivace) qui expliquerait finalement l'avance de l'Allemagne dans la mise en place d'un socialisme d'État.
Caractéristiques
Les premières demandes d’intervention de l’État dans le domaine social (travail des enfants, durée du travail, inspection des fabriques, éducation) viennent paradoxalement des libéraux, dès les années 1830-1840[44]. Pour eux en effet les progrès de la classe ouvrière doivent permettre la citoyenneté et la participation aux processus politiques. Ils relèvent une contradiction du libéralisme qui d’une part favorise une dépendance et une déchéance ouvrières et d’autre part vante un idéal politique basé sur la liberté individuelle. L’amélioration de la condition ouvrière préoccupe certains libéraux de gauche comme Max Hirsch, Friedrich Albert Lange ou Hermann Schulze-Delitzch. Ce dernier crée en 1849 une caisse d’assurances maladie-décès et lance les premières formes de coopératives et de crédit populaire à l’origine du réseau des banques du même nom [cf. Gueslin, 1998]. Les libéraux seront cependant partagés à propos des lois sociales des années 1880, certains s’y opposeront en vertu de leur paternalisme, opposé à l’autonomie et à la liberté des individus.
L’État prussien commence à légiférer en faveur des pauvres dès 1842, pour remédier aux effets de la dislocation des anciennes protections : une loi oblige alors les communes à secourir ceux qui résident depuis au moins trois ans (les autres sont assistés directement par une caisse fédérale). Une autre loi en 1845 autorise les communes à former des caisses de secours où les ouvriers de l’artisanat seraient tenus de cotiser. Elle est poursuivie en 1849 par une extension aux ouvriers de l’industrie et par une obligation faite aux patrons de contribuer pour un tiers aux caisses. Dans les années 1860 quelques patrons paternalistes créent des caisses d'usine qui accordent des secours en cas d'accident, de maladie, d'invalidité et versent également des retraites. Le but est d'attacher l'ouvrier à l'entreprise, car s'il la quitte il perd ses droits. Quant aux droits de coalition et de grève ils sont obtenus en 1869, quoique avec des restrictions importantes[45].
La réglementation sociale progresse elle aussi : en 1839 la Prusse avait interdit le travail des enfants de moins de 9 ans, puis de moins de 12 ans en 1853. En 1878 cette mesure est étendue à tout l’Empire, une limite est fixée à 6 heures par jour pour les 12-14 ans. Le travail est prohibé le dimanche et les jours fériés, un repos de trois semaines est fixé pour les femmes après une naissance ; une ordonnance instaure une inspection obligatoire des fabriques[46]…
Le système de Bismarck a donc des racines assez anciennes. On estime qu’en 1873, près de la moitié de la population concernée par la future loi de 1883 est déjà membre d’une caisse de maladie. Deux millions d’ouvriers sur huit étaient affiliés dans les dix mille caisses existant déjà [Dumont, 1988]. La loi de responsabilité civile en 1871 expose les employeurs à des indemnités très lourdes en cas d’accident si l’ouvrier peut faire la preuve devant la Justice d’une faute de l’entreprise. En 1876, une loi d’Empire réglemente les caisses sans instaurer cependant d’obligation d’assurance.
Le 17 novembre 1881, l’empereur Guillaume Ier prononce un discours, rédigé par Bismarck, qui annonce la nouvelle politique sociale en insistant sur la nécessité de fonder une communauté nationale harmonieuse et de s’opposer aux « ennemis de l’intérieur » (les socialistes). Il annonce avec bon sens que « la guérison des maux sociaux ne peut être assurée par la seule répression des émeutes… », et y exprime clairement l’idée d’un retour à une organisation de la société de type corporatiste : « Nous espérons que c’est par le plus étroit rapport avec les forces réelles de ce peuple et le regroupement sous la forme d’organisations corporatives sous la protection de l’État et avec l’encouragement de l’État que nous pourrons mener à bien cette tâche… ». L’Empereur précise également que la nouvelle législation va épuiser la question de la réforme sociale, ce qui évidemment était à l’opposé de la vérité, elle n’était qu’un commencement[47]…
La loi sur l’assurance-maladie votée le 15 juin 1883 rend l’assurance obligatoire dans l’artisanat et l’industrie pour tous les employés et ouvriers dont le salaire est inférieur à 6,66 marks par jour (2000 par an), les autres peuvent être assurés volontaires. Dans l’artisanat, la loi ne s’applique pas si le patron peut assister et prendre soin de ses compagnons. Les ouvriers agricoles ne sont pas concernés au départ, on considère que leurs employeurs les prennent traditionnellement en charge, mais une loi de 1886 les intégrera au système. Les salariés fournissent les 2/3 et les patrons 1/3 des cotisations aux caisses d’entreprise déjà existantes (en 1949, on passera à 50/50). La gestion commune de ces caisses se fait selon les apports et donc les ouvriers sont majoritaires : ils vont avoir à « gérer un patrimoine collectif, expérience fondamentale pour l’histoire de la social-démocratie allemande » [Rosanvallon, 1992].
Un conflit entre les hauts fonctionnaires qui voulaient une protection du travail accrue grâce à des lois, et l’exécutif qui optait pour l’assurance, se termine par le renvoi en 1883 de Theodor Lohmann, spécialiste des questions sociales au ministère de l’Intérieur, et la victoire de Bismarck. Lohmann avait cependant rédigé la loi d’assurance-maladie, votée en juin par 216 voix contre 95 (celles des socialistes et des libéraux de gauche). Bismarck était opposé à la protection du travail par des lois, estimant qu’il s’agissait là de l’affaire du patronat et que ces lois risquaient en outre de pénaliser l’industrie allemande par des charges « insupportables ».
Les prestations sont calculées au plus juste sous forme d’indemnités journalières (du 3ème jour à 13 semaines au maximum) de la moitié du salaire moyen, tandis que des soins et des médicaments sont fournis gratuitement (voir annexe 1). Ces soins médicaux sont cependant limités, il s’agit d’une médecine de pauvres au départ, mais elle va peu à peu se transformer en médecine sociale, caractérisée par le développement de la prévention[48], la possibilité de consulter des spécialistes, le développement des traitements hospitaliers, la construction de centres de soins, de sanatoriums populaires, de dispensaires pour alcooliques, d’hôpitaux-maison et enfin l’apparition de « médecins sociaux[49] ». Il s’agit donc une progressive démocratisation des soins. Au départ, certains cas étaient exclus de l’assurance-maladie, comme les victimes de maladies vénériennes, de l’alcoolisme[50], de rixes… Par la suite, la loi s’étendra aussi à ces situations (syphilitiques en 1903, alcooliques en 1911), ainsi qu’aux femmes enceintes non mariées (1911).
En 1914, les caisses de maladie permettent de couvrir environ 14 millions de personnes en Allemagne (contre 2 millions en France avec l’assistance communale). La prévention des accidents se développe également, ce qui permet de voir apparaître une nouvelle conception de la fabrique, celle de « l’usine nouvelle » du XXe siècle[51]. Les caisses sont regroupées en puissantes confédérations comme la « Confédération générale des caisses de maladie allemande » (Gesammtverband), ou la « Confédération centrale des caisses locales » (Centralverband) fondée en 1894, qui regroupera 5 millions d’assurés en 1911.
L’assurance-accident prévue par une loi du 6 juillet 1884 est gérée par les groupes professionnels et mise à la charge des patrons seuls. Elle ne concerne que les ouvriers et non les artisans, ceux dont le salaire est inférieur à 2000 marks par an. Elle est financée par les employeurs. La loi eut comme effet, non seulement évidemment de couvrir les accidents, mais aussi d’en diminuer la fréquence car les patrons prirent des mesures préventives pour limiter leurs charges. Ainsi, le taux d’accidents mortels dans les mines passa de 2,9 pour 1000 ouvriers entre 1881 et 1890, à 2,1 de 1901 à 1910 [Burgelin, 1969].
Ces mesures sont aussi conçues comme « une alternative à l’assistance » [Kott, 1995], un moyen de limiter le nombre des indigents, les ouvriers qui perdaient leur travail du fait de la maladie ou de l’accident n’ayant jusque-là comme seul recours que l’assistance municipale[52]. Bismarck continue sur sa lancée, en 1887 il se montre enthousiaste pour les réformes, avant de mettre en place la dernière loi : « L’avenir est au socialisme d’État ; reprenez cette idée, et le pouvoir vous tendra les bras[53]. »
La loi du 22 juin 1889 crée une assurance invalidité-retraite qui couvre à la fois la vieillesse et l’invalidité aux même conditions de revenu (< 2000 marks par an). Elle fonctionne selon un système de capitalisation où les salariés et les employeurs fournissent près de la moitié chacun et l’État une part modique. La retraite est touchée à partir de 70 ans[54], si on a cotisé pendant 1410 semaines, soit 27 ans [Roth, 1996]. Le niveau en était très faible : « on était à la limite de l’indigence et de l’aide aux pauvres, ce que critiquèrent vivement les socialistes » [Robert, 2000].
Le système dépasse les seuls ouvriers pour s’étendre aux apprentis, compagnons, domestiques, employés d’exploitation et de commerce. L’assurance-invalidité sera ensuite élargie aux contremaîtres, techniciens et tous les employés aux mêmes conditions de salaires (2000 marks) par la loi du 3 juillet 1899. Il s’agit donc d’une conception différente des deux premières lois qui visaient une population spécifique, celle des ouvriers essentiellement, pour l’intégrer à la société. On a maintenant l’idée que toutes les populations au revenu trop faible pour assurer leurs vieux jours doivent être protégées.
La pension d’invalidité est versée à partir de la 13ème semaine, après que la victime soit prise en charge par l’assurance-maladie, et correspond au maximum aux deux tiers du salaire. Ce sont des organes administratifs, les « Instituts d’assurance du Land » qui gèrent les versements, et non des organes autogérés. On a là une évolution vers une bureaucratisation de l’assurance où des fonctionnaires remplacent les représentants des assurés et employeurs. L’État central, qui finance une partie de l’assurance, intervient également avec le « Bureau des assurances de l’empire » qui contrôle les instances régionales et arbitre les conflits en dernier recours. Cette évolution va atteindre aussi l’assurance maladie et accident avec l’accroissement des tâches à remplir[55] que les assurés bénévoles ou les patrons ne peuvent plus effectuer : on compte en 1906 25 000 employés dans les caisses de maladie, 20 000 dans les communautés de métier et 28 000 dans les Instituts d’assurance de Land, qui vont d’ailleurs fonder leurs propres syndicats comme la « Confédération des employés administratifs » (Verband der Verwaltungsbeamten). Cela n’est évidemment pas sans évoquer, avec beaucoup d’avance, nos caisses de sécurité sociale d’après-guerre. Cette évolution entérine finalement le recul du principe de l’autogestion, et avec lui celui de la communauté locale harmonieuse entre ouvriers et patrons, ressuscitant les anciennes guildes et corporations. De nombreux arguments liés à l’efficacité sont invoqués par les administrateurs pour justifier cette bureaucratisation : simplification et rationalisation des pratiques administratives, mise en place d’une politique d’hygiène unifiée au niveau national, etc.
L’assurance invalidité-vieillesse touche dès le début un grand nombre de personnes (23 % de la population totale, mais elle restera cependant impopulaire. En effet les cotisations supplémentaires qu’elle représente sont mal venues pour les assurés qui n’ont pas le choix, contestent le système[56] et y voient des bénéfices incertains, trop éloignés et aussi trop faibles. Le maire de Colmar rapporte cette hostilité : « les ouvriers se comportent très froidement à l’égard de l’assurance car ils n’apprécient pas d’avoir à payer ici encore des cotisations et ils attendaient d’en recevoir le bienfait sans avoir à verser un sou » (cité par Kott [1995]) .
Les ouvriers sont principalement concernés par les assurances maladie et accident, car ils sont censés être les premières victimes de la dissolution des cadres traditionnels. Les travailleurs agricoles, les employés supérieurs, les fonctionnaires n’étaient pas couverts, les ouvriers de l’artisanat l’étaient seulement par la première, et pas dans tous les cas. On trouve au centre du système les ouvriers de la grande industrie, des mines, du chemin de fer, de la construction, c’est-à-dire surtout les emplois nouveaux nés de l’industrialisation.
Le plafond de salaire est élevé et correspond à environ trois fois le salaire moyen ce qui explique que le nombre d’affiliés à l’assurance-maladie va doubler par rapport au système antérieur (de 2 millions à 4,7 millions en 1885, puis 10,5 millions en 1900 avec les mesures d’élargissement, cf. annexe 4). Il concerne au début 40 % des travailleurs, soit 10 % de la population [Dumont, 1988]. Le principe de l’autogestion ou auto-administration des caisses (Selbstverwaltung) est établi, de même que le regroupement en communautés de métier (Berufsgenossenschaftliches Prinzip). On considère qu’il permet d’obtenir des risques homogènes au sein d’une même caisse. La notion de solidarité interprofessionnelle est donc ici absente, chaque caisse s’occupant d’un métier, sans passerelle possible vers les autres. On compte 57 communautés différentes en Allemagne en 1883, très bien accueillies par les patrons qui y voient le moyen d’ententes favorables à l’industrie nationale. Dans ce sens, les lois sociales peuvent être vues comme un accélérateur du processus de concentration industrielle propre à l’Allemagne.
Ce sont les employeurs et les employés qui gèrent eux-mêmes les caisses d’assurance en proportion de leurs apports, et comme l’État ne finance pas, il n’intervient pas. Les patrons le font bénévolement, les ouvriers sont dédommagés de leurs journées de travail perdues à l’usine. Ils sont majoritaires dans les organes des caisses de l’assurance-maladie, comme on l’a vu, mais les patrons gèrent seuls l’assurance-accident qu’ils financent entièrement. La discrétion de l’État s’explique aussi par la volonté de faire jouer la coopération locale et régionale entre les acteurs, afin de rétablir le tissu social entre les classes, censé avoir été détruit par l’industrialisation. D’imposée depuis le haut au départ, la législation sociale est peu à peu réappropriée par la base au début du XXe siècle, dans les villes pratiquant une politique sociale (assurance-chômage, écoles, colonies, crèches, médecine scolaire, etc.) et dans les entreprises où les conflits du travail débouchent sur des progrès divers (salaires, conditions de travail).
Il y a dans les lois de Bismarck l’idée que les prestations doivent se mériter, qu’elles ne sont pas dues automatiquement comme dans le futur système beveridgien, que leur montant dépend de la durée de l’activité et des cotisations versées. Il y aussi ce qu’on a pu appeler un « paradigme communautaire » [Kott, 1995], pour lequel l’organisation par métier est un principe supérieur à la liberté individuelle parce qu’il permet la stabilité et l’harmonie entre groupes dans la société. Ce paradigme tranche également avec les idées de solidarité et de redistribution qui sont au contraire affirmées en France à la même époque par les réformistes sociaux. À partir des années 1890, cette vision communautariste s’affaiblira avec la montée de la professionnalisation des assurances, le recul de l’autogestion au profit des fonctionnaires, et aussi l’évolution des idées réformistes vers un rôle accru du syndicalisme dans les conflits du travail, conformément à la vision des libéraux de gauche. L’apparition des premiers contrats collectifs dans les années 1900-1910 donne une illustration de cette évolution.
Des améliorations seront apportées dans les premières années du règne de Guillaume II, avec l’orientation de la politique sociale vers un Nouveau Cours plus tourné vers les lois de protection que l’assurance proprement dite. L’Empereur freine la répression à partir de 1888, en particulier après la grande grève des mineurs de 1889 en Wesphalie, où les socialistes avaient montré leur force. Le retour de Theodor Lohmann, renvoyé par Bismarck, est un signe de ce changement. Il sera le principal inspirateur des décisions prises en matière sociale au début des années 1890. Des tribunaux sont créés en juillet 1890 pour régler les conflits entre patrons et ouvriers. L’amendement de 1891 à la loi de 1878 interdit le travail le dimanche, limite la journée à 11 heures, impose un règlement de fabrique précis établi avec la participation des ouvriers, renforce l’inspection des firmes[57] et met en place des commissions ouvrières dans les grandes entreprises (+ de 50 employés). Celles-ci ne concernent encore qu’environ 10 % des firmes vers 1905, mais elles joueront un rôle croissant dans la résolution des conflits. Une réforme fiscale introduit l’impôt sur le revenu en 1891 et une assurance-décès est instituée la même année.
Cependant, après Caprivi, Hohenlohe Schillingsfürst, chancelier de 1894 à 1900 imprime à la politique sociale un coup d’arrêt devant la montée de la social-démocratie (23 % des voix en 1893) et les fortes pressions des milieux industriels[58]. On considère au pouvoir que les lois sociales ont échoué dans leur objectif de freiner les idées socialistes[59] et diverses tentatives sont faites pour limiter encore plus le droit de grève et la liberté syndicale (projets de lois de 1895 et 1899, rejetés par le Parlement). Par dérision, on dira alors que le nouveau cours s’est transformé en Zick-Zack Kurs…
Au cours de la décennie suivante, avec les ministres de l’Intérieur Posadowsky et Bethmann-Hollweg, de nouveau sensibilisés à la question sociale, les mesures réformistes reprennent, entre 1899 et 1911. Il s’agissait pour leurs auteurs, « de donner à la classe ouvrière les moyens de lutter à armes égales contre le patronat » [Droz, 1974] :
– « Médicalisation » de l’assurance : augmentation des prestations médicales, hospitalisation prévue en cas d’accidents et d’invalidité (les dépenses médicales dépassent les indemnités versées en 1901 : 46 contre 42 % de l’assurance-maladie) ;
– réduction de la durée du travail à dix heures en 1908, interdiction du travail de nuit, interdiction du travail des enfants au dessous de 13 ans (six heures maximum avant 14 ans) ;
– réforme électorale (secret du vote mieux garanti)
– tribunaux d’arbitrage pour les conflits du travail imposés à toutes les communes de plus de 200 000 habitants (loi de 1899) ;
– conventions collectives ;
– transformation des caisses d’assurance en fournisseurs de services : centres médicaux, hôpitaux, cliniques dentaires, maisons de retraite ;
– reconnaissance légale des syndicats ;
– financement de logements populaires sur une grande échelle ;
– vote des femmes aux instances sociales et accès à des fonctions administratives importantes[60].
La mise en place des assurances sociales en Allemagne est une innovation considérable : pour la première fois, on a un système qui combine le principe des assurances privées (les individus cotisent) et la notion de protection collective : les assurances sont sociales car c’est la société qui les met en place et les rend obligatoires et parce qu’elles sont financées également par les employeurs et l’État. Elles ne touchent pas toute la population, ni même tous les salariés bien qu’elles se soient élargies, et on ne peut donc encore parler de Sécurité sociale, mais il s’agit d’une avancée dont les conséquences seront déterminantes.
Les conséquences des lois sociales sur le mouvement ouvrier
Malgré les oppositions, les lois sociales sont rapidement un succès dans les faits : dès 1886, 8 % de la population est couverte par les assurances-accident et 10,5 % par l’assurance-maladie. En 1902, dix millions de salariés bénéficient de l’assurance-maladie, 17,6 de l’assurance-accident et 13 millions de l’assurance invalidité-vieillesse (cf. annexe 4). Le budget social augmente régulièrement, mais les débats restent toujours vifs au Parlement à ce sujet. D’un côté les conservateurs représentant les industriels et les grands propriétaires, les courants catholiques et protestants dans leur majorité, y sont maintenant opposés (alors qu’ils avaient voté les réformes des années 1880) ; de l’autre, les libéraux de gauche, les catholiques sociaux et la social-démocratie réformiste, en sont partisans. À la fin de la période initiale, les prélèvements sociaux demeurent encore assez faibles. Ils représentent ainsi en 1909 environ 4 % de l’ensemble des salaires versés pour un échantillon de 304 grandes firmes (4,7 % chez Krupp, la plus grande firme allemande, en 1910). Et même si cette part a été en augmentant depuis 1883, on est encore bien loin des taux de prélèvement actuels[61]. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’Allemagne reste devant la moyenne européenne en termes de couverture des risques sociaux, elle ne sera progressivement rattrapée que dans l’entre-deux-guerres, par la Suède et la Grande-Bretagne, puis par les Pays-Bas et la France après la Deuxième Guerre mondiale (voir graphique, annexe 6). En 1910, par exemple, 81 % des travailleurs sont protégés dans le Reich contre les accidents, 53 % ont une retraite et 44% sont couverts contre les maladies ; les chiffres correspondants sont de 20, 13 et 18 % en France [Bairoch "Bairoch" , 1997].
Certains pays vont imiter le système allemand, c’est le cas de l’Autriche-Hongrie qui met en place un régime semblable dès 1887, d’autres le rejeter dans un premier temps, comme en France, en pleine période d’hostilité nationaliste envers l’Allemagne, où les critiques s’accumulent : « Le principe de l’obligation contenu dans la loi allemande produit la reconstitution des anciennes corporations, auxquelles je ne me rallierai jamais. » (Député Ricard). Émile Cheysson, mutualiste convaincu, s’écrie « À la race germanique, la solution autoritaire basée sur le socialisme d’État, à la race latine, la solution libérale, basée sur le partage et la liberté ». Pour Amédée Marteau, consul en Allemagne, à propos de l’assurance-maladie « jamais une telle loi ne pourrait être applicable en France, car les Français, patrons et ouvriers, ne consentent point à se plier aux dures obligations qu’entraînerait le retour à la corporation, c’est-à-dire à une organisation d’un autre âge » (cités par Kott [1995]).
On se refuse à voir le système allemand comme moderne ou précurseur, il semble à certains au contraire, non sans raison comme on l’a vu, être le signe de l’arriération politique et économique de l’Allemagne opposée aux valeurs libérales ayant triomphé en France depuis la Révolution [Kott, 1995]. On entendait aussi dire en France à la Belle Époque que les lois sociales de Bismarck avaient ramolli les Allemands, amoindri leur combativité, et que la prochaine guerre serait vite gagnée… On trouve d’ailleurs un écho de cette idée en Allemagne même où dès 1885 un responsable des caisses de Stuttgart, devant la multiplication des demandes d’indemnisation parle « d’un amollissement de nos ouvriers, de notre peuple allemand. » [cité par Kott, 1995]. L’image des deux pays est donc tout à fait différente à l’époque : la France fait figure de pays à tradition individualiste et libérale, l’Allemagne de pays corporatiste et autoritaire[62]. Aujourd’hui, ces différences correspondraient à l’image des pays anglo-saxons face aux pays d’Europe continentale, la France et l’Allemagne ayant convergé vers le même type de protection.
Un effet annexe des lois sociales est de favoriser l’unification d’un pays encore éclaté : l’uniformisation des documents, des bureaucraties sociales, des bâtiments administratifs, l’usage d’une langue commune (le haut allemand par rapport aux divers dialectes régionaux), le rôle croissant de l’État central, tout cela fait de la nouvelle législation un instrument d’intégration nationale, intégration facilitée par l’évolution du SPD.
Dans un premier temps, les socialistes et les ouvriers avaient critiqué les lois sociales de Bismarck, en parlant de politique « du bout de sucre[63] » ou de « feuille de vigne » du capital, et ils voteront contre au Parlement. Au congrès secret du parti à Copenhague en 1883 elles seront condamnées sans ambiguïté : « En ce qui concerne la soi-disante réforme sociale, le congrès déclare qu’il ne croit pas en son honnêteté… il ne s’agit que d’une manœuvre tactique… ». Engels la rejette comme une forme de chantage. Certains socialistes au congrès seront cependant plus hésitants en reconnaissant la nécessité de prendre en compte l’intérêt des ouvriers. Ceux-ci étaient opposés aux lois sociales simplement parce qu’ils devaient payer une partie des cotisations, et aussi parce qu’ils les recevaient de leurs ennemis de classe. C’est ce qu’exprime un député socialiste au Parlement : « Nous ne voulons pas recevoir notre félicité sociale de mains réactionnaires, mais de l’État populaire et démocratique », et de même Bernstein écrit alors dans le Sozialdemokrat : « Attendre de l’État de classe actuel la solution de la question sociale, c’est espérer que des chardons donneront des raisins », ou encore : « Ces acomptes ne sont versés que pour ne pas avoir à régler la créance proprement dite ».
Cependant, malgré ces oppositions, un courant modéré au sein du SPD clandestin, va œuvrer pour ne pas rejeter l’application des lois, donnant finalement raison à la stratégie de Bismarck. Des députés socialistes comme Karl Frohme, Max Kayser et Bruno Geiser (gendre de Liebknecht) adoptent un point de vue conciliant et « opportuniste », tandis que le chef du parti, August Bebel, maintient une position centrale entre radicaux et opportunistes. Les lois sociales des années 1880 ont favorisé le courant réformiste par la nécessité pour les sociaux-démocrates de participer à la gestion des caisses d’assurance : « la participation de la social-démocratie à des organes paritaires a surtout largement contribué à l’intégrer et à favoriser le développement d’un courant réformiste en son sein. » [Kott, 1995]. Parmi les divers acteurs de la politique sociale (employeurs, salariés, État, administrateurs, médecins) les salariés ouvriers restent les principaux intéressés et destinataires des nouvelles lois. Contrairement au schéma de la lutte de classes, il semble qu’ils se soient assez bien entendus avec les patrons dans la gestion des organismes de l’assurance sociale, et aient par contre considéré les administrateurs et les médecins comme leurs « ennemis communs[64] » [Kott, 1995].
D’un point de vue théorique, le point de départ du révisionnisme en Allemagne peut être trouvé dans les positions du philosophe et économiste Karl-Eugen Dühring, de l’université de Berlin[65], qui suscite une polémique dans les milieux socialistes au cours des années 1870[66]. Dans son Histoire critique de l’économie politique, il s’oppose aux idées de Marx, en préconisant une voie réformiste et en niant les contradictions internes du capitalisme pour se référer à « un ordre de valeurs éternel ». Engels répondit en 1877 par le célèbre texte Anti-Dühring, où il rappelle ses positions et celles de Marx et où il critique l’aspect « petit-bourgeois » de ces thèses. L’Anti-Dühring constituera en Allemagne la base théorique du marxisme orthodoxe au SPD jusqu’à la fin du siècle. Cependant, par la suite, c’est bien la tendance réformiste annoncée par Dühring qui sera caractéristique du parti social-démocrate allemand.
Mais c’est surtout Eduard Bernstein (1850-1932) qui appuiera cette évolution et dira tout haut du parti ce que tout le monde pense tout bas[67]. Il a séjourné plus de dix ans en Angleterre[68], dans l’entourage d’Engels[69], et observé le réformisme de la classe ouvrière[70], les améliorations matérielles obtenues, le rapprochement avec la classe moyenne, etc. Bernstein rencontre les responsables de la Fabian Society, Sydney et Béatrice Webb, ainsi que des socialistes de la chaire comme Werner Sombart, des libéraux sociaux comme Lujo Brentano[71] ou des auteurs réformistes comme Julian Wolf[72], F.A. Lange ou Hermann Cohen[73]. Il commence à douter de la primauté de l’économique sur le politique (« Si la nécessité règne, écrit-il, à quoi bon l’action ? ») et met en avant les facteurs moraux dans la défense du socialisme. Déçu par la lecture du troisième livre du Capital, influencé par les analyses des libéraux de gauche qui confirment son observation des faits, il rejette les théories de Marx sur la concentration croissante[74], la paupérisation, l’aggravation de la lutte des classes, l’augmentation du chômage, l’exacerbation des crises : « Si l’effondrement économique n’est ni probable, ni imminent, toute tactique basée sur cette notion est fausse et dangereuse », écrit-il, « elle détourne le parti d’une saine politique réformiste ». Le réformisme, ajoute Bernstein, est plus efficace que la révolution pour mettre en œuvre les progrès sociaux, car ses conquêtes sont tangibles et progressives et ne dépendent pas d’une rupture brutale : « il présente beaucoup plus d’avantages lorsqu’il s’agit de créer durablement des institutions économiques, en d’autres termes de mener une politique sociale efficace. » (Présupposés, 1899).
Il va même plus loin dans sa critique du marxisme en contestant la théorie de la valeur-travail pour adopter – sous l’influence des marginalistes, comme Jevons ou Böhm-Bawerk qu’il étudie – une position médiane avec celle de la valeur-utilité[75]. De son long séjour en Grande-Bretagne, Bernstein a gardé une anglophilie et une admiration pour le libéralisme qui lui feront prendre la défense de libre-échangistes comme Bright et Cobden en qui il voit des partisans de la paix. Il plaidera aussi dans les années 1910, avant la guerre, pour la création d’une Cour internationale de justice.
Le révisionniste conteste également les idées marxistes sur la future société socialiste : la nécessaire dictature du prolétariat[76], la collectivisation des moyens de production, la généralisation des aides sociales et le dépérissement de l’État. Il écrit par exemple : « nous devons nous débarrasser de l’idée que nous pourrions nous acheminer vers un État social entièrement collectivisé ». Il considère que le socialisme, « par l’établissement de services gratuits, renforce dangereusement la tendance à l’inertie ». Il prévoit les risques liés à la bureaucratie toute puissante, si les organes représentatifs ne subsistent pas : « les volontés individuelles seraient broyées les unes contre les autres et les maîtres réels seraient les dirigeants de l’administration, de la bureaucratie » [cité par Angel, 1961]. Il prend clairement position pour la démocratie, la participation au processus électoral et des alliances avec des partis bourgeois de gauche. La clairvoyance de Bernstein est étonnante quand on pense qu’on est encore au XIXe siècle et que la société de consommation, la généralisation de l’État-providence, l’amélioration décisive des conditions ouvrières, tout cela est encore dans le futur.
Cependant, l’essor rapide de l’économie allemande entraîne une plus grande prospérité et nombre de militants et d’ouvriers se rallieront à ses positions dès la fin du siècle. À la mort d’Engels, en 1895, Bernstein est dégagé d’une vieille fidélité aux dogmes[77] et prolonge son analyse révisionniste en abandonnant peu à peu l’idée de révolution et en adoptant celle d’une réalisation progressive du socialisme sans violence, par des réformes. Ses thèses révisionnistes sont exprimées pleinement en 1899 dans son ouvrage Présupposés du socialisme[78]. Il voit le socialisme comme un aboutissement du capitalisme libéral, et non sa négation : « la transformation socialiste de la société devient possible par le parachèvement et l’élargissement des institutions politiques qui existent déjà » (cité par Angel [1961]) et il affirme que « les privilèges de la bourgeoisie capitaliste s’effacent progressivement devant les institutions démocratiques » (Bernstein, Présupposés…, 1891). La querelle du révisionnisme s’exprime au cours des années 1890-1910 dans les revues socialistes, la Neue Zeit de Kautsky, orthodoxe, et celle de Bernstein, la Sozialistisches Monatschefte (« Cahiers socialistes mensuels »). Ce dernier n’hésite pas à écrire : « N’oublions pas que Marx et Engels étaient aussi, en leur temps, des révisionnistes. En vérité, ils furent les plus grands révisionnistes de l’histoire du socialisme » (cité par Gay [1952]).
La gauche du parti, formée surtout de jeunes militants[79], s’opposera à ses thèses, comme Clara Zetkin qui résume leur position en affirmant que « l’important n’est pas que les esclaves soient bien nourris, mais qu’il n’y ait plus d’esclaves ». Rosa Luxemburg, dans Réforme sociale ou révolution ?, brochure parue en 1899, reproche à Bernstein d’introduire « le virus bourgeois » dans la social-démocratie. Elle s’en prend aussi à l’indulgence de Bebel à l’égard des révisionnistes[80]. Pour la jeune Polonaise, la violence demeure l’arme suprême de la lutte des classes, car si le monde ouvrier abandonnait ce terrain, il deviendrait la victime de « la violence sans limite de la bourgeoisie ». Kautsky également, bien qu’ami de longue date de Bernstein, critique et maintient le cap du marxisme dans son Bernstein et le programme social-démocrate (1899). Pour lui, Ede n’est plus marxiste : « Tu as décidé de devenir un Anglais, tires-en les conséquences et sois un Anglais… Tu as complètement perdu le contact avec l’Allemagne… Essaye de te faire une place dans le mouvement britannique » (cité par Gay [1952]). Kautsky introduit cependant une nuance de taille qui annonce son revirement réformiste au cours des années 1900[81] : le socialisme démocratique est admissible dans les démocraties parlementaires comme la France et l’Angleterre, mais pas dans un régime impérial autoritaire comme l’Allemagne.
Bernstein est condamné au congrès du parti à Hanovre en 1899, il deviendra pour un temps « l’hérétique » ou « l’apostat » au sein du SPD, mais il ne sera pas exclu comme le souhaitait Rosa Luxemburg[82]. En 1903, au congrès de Dresde, le parti exprime à nouveau son opposition formelle à une tactique « tendant à changer notre ligne d’action éprouvée et glorieuse, basée sur la lutte des classes, et à remplacer la conquête du pouvoir politique de haute lutte contre la bourgeoisie par une politique de concession à l’ordre établi. »
Malgré ces réaffirmations théoriques, les idées de Bernstein ne cessent de progresser dans le parti. La première formulation publique du révisionnisme date de 1891 lorsque le député SPD à la diète de Bavière Georg von Vollmar[83] demande la fin de l’opposition systématique au gouvernement, au système capitaliste et aux patrons, l’alliance électorale avec les libéraux de gauche, et préconise le rejet du pacifisme et le soutien à la politique étrangère du pays. Les thèses de Vollmar seront rejetées en apparence, mais au fond, elles ne feront que se diffuser dans les rangs du parti. Le congrès du SPD en 1891 à Erfurt adopte un programme qui remplace celui de Gotha rédigé en 1875, en éliminant les aspects lassalliens et en reprenant les thèmes marxistes de la nécessaire prise du pouvoir révolutionnaire par la classe ouvrière, la dictature du prolétariat et la socialisation des moyens de production, mais en demandant en même temps des réformes comme le suffrage universel étendu aux femmes, la séparation de l’Église et de l’État, la laïcité de l’école, l’impôt progressif sur le revenu, les huit heures, l’interdiction du travail des enfants de moins de quinze ans, le respect du droit de coalition, la création de coopératives d’État, l’égalité des sexes et des races[84], etc. Il précise également que les luttes ouvrières doivent être menées dans le cadre national, ce qui lui vaut les critiques d’Engels (Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, 1875-1891, Marx et Engels), même s’il approuve entièrement la partie théorique[85].
Il s’agit donc d’un programme mixte, à la fois révolutionnaire dans le dogme et réformiste dans la pratique[86], un compromis entre les tenants de l’orthodoxie et les partisans d’exigences politiques, qui annonce l’évolution prochaine vers l’abandon des positions révolutionnaires. Cette révision de l’orthodoxie va permettre l’ascension extraordinaire du SPD jusqu’à la guerre : il comptera plus d’un million de membres en 1914[87]. Au pic de l’industrialisation, quand la part de ouvriers n’a jamais été aussi importante, certaines grandes villes sont acquises au parti : c’est le cas à Berlin où il recueille 67 % des voix dès 1903, 75 % en 1912 (5 sièges sur 6) et aussi à Brême, Hambourg, Lübeck avec 61, 53 et 52 % des voix, un tiers à Mulhouse et Strasbourg. La social-démocratie n’avait que 2 députés en 1870 et 100 000 voix, 12 en 1877, 24 en 1884 et 35 en 1890. Elle en atteint 110 à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, encore « qu’elle fût loin d’avoir tous les sièges auxquels elle avait droit, le nombre des députés des grandes circonscriptions industrielles n’ayant pas augmenté » [Vermeil, 1952]. Sur 110 élus au Reichstag en 1912, 83 sont d’anciens ouvriers, dont 17 métallos, les autres sont instituteurs ou issus de professions libérales.
Élections |
Voix socialistes |
% du total |
Sièges |
1890 |
1 427 000 |
19,7 |
35 |
1893 |
1 786 000 |
23,3 |
44 |
1898 |
2 107 000 |
27,2 |
56 |
1903 |
3 010 000 |
31,2 |
81 |
1907 |
3 259 000 |
28,9 |
43 |
1912 |
4 250 000 |
34,8 |
110 |
Sources : Droz [1974], Gougeon [1996]
Le SPD devient une machine riche et puissante[88], une véritable administration avec, en 1914, 15 000 permanents (plus 200 000 militants employés dans les caisses d’assurance), 91 journaux quotidiens, 5000 associations locales, des centaines d’institutions culturelles, des théâtres célèbres et plus de mille bibliothèques… Ses membres sont de plus en plus intégrés dans un système stable et sûr, et de moins en moins intéressés à faire une révolution : l’organisation prime l’action, selon la critique de Robert Michels en 1911. Les députés du parti s’embourgeoisent vite comme le remarque aussi Jaurès en France[89]. Il compte des intellectuels et des cadres de haut niveau qui occupent des postes importants[90], qui sont plus souvent acquis aux idées révisionnistes par leurs origines. Le parti « devient une fin en soi, une machine puissante capable d’assurer l’élection de ses membres », nombre de ses dirigeants rêvent « de faire de la social-démocratie un parti respectable, intégré au régime impérial et à la société allemande » [Berstein et Milza, 1995]). Droz [1974] décrit ainsi son fonctionnement : « L’organisation du parti présente d’incontestables mérites, qui l’ont fait prendre pour modèle dans de nombreuses nations. Il offre en effet l’exemple le plus parfait de libre discussion, de contrôle et de critique, ne tolère aucune obéissance aveugle à une "personnalité" quelconque, laisse à chaque militant la possibilité de faire entendre sa voix, tout en obligeant la minorité à respecter les divisions de la majorité, une fois la discussion close, créant par conséquent entre ses membres un ciment moral et une discipline librement consentie qui s’est révélée indestructible. »[91]
La victoire du révisionnisme était d’ailleurs conforme à une logique démocratique, les ouvriers étant majoritairement acquis au réformisme. De plus le poids croissant du prolétariat justifie l’idée que les élections permettront son accession au pouvoir. Il est estimé à environ 70 % de la population du Reich[92] au début du siècle d’après les calculs de Werner Sombart, le reste étant représenté par la petite bourgeoisie (un quart) et les catégories supérieures (5 %) (cité par Vermeil [1952]). Les socialistes restent cependant minoritaires dans la société, et comme on l’a dit, ils sont devenus « trop nombreux pour déclencher une révolution, mais pas assez pour accéder au pouvoir par le vote ».
En même temps, Bernstein, comme Vollmar, Noske et Bebel[93], s’orientent vers le nationalisme, notamment sur la question de l’impérialisme[94], et soutiennent les positions allemandes à l’étranger ainsi que le renforcement des crédits militaires à la veille de la Grande Guerre[95] : « Il n’est pas question de rendre à la France ces régions qui veulent rester allemandes » (extrait d’un texte du parti, cité par Dreyfus [1991]). De la même façon, les syndicats libres, réunis le 1er et le 2 août annoncent leur coopération à l’effort de guerre et renoncent à utiliser l’arme de la grève pendant le conflit. On assiste à un rapprochement entre la social-démocratie et l’armée, qui s’explique encore mieux si on considère que les officiers sont issus de l’aristocratie terrienne, et qu’ils n’ont aucune sympathie pour les patrons de l’industrie et du commerce. Ils se considéraient souvent comme plutôt « victimes de la transformation de l’Allemagne… et restaient plus attachés au souvenir de la Prusse précapitaliste qu’à l’Allemagne industrielle » [Burgelin, 1969]. Une coopération État-major/syndicats va s’instaurer pendant la guerre et s’opposer à l’alliance de fait de l’État et du patronat[96]. L’armée craignait en outre par dessus tout les risques de grèves et la baisse de la production qui pouvaient porter atteinte à la conduite de la guerre, et elle était en faveur de salaires élevés et de gains sociaux auxquels s’opposait le patronat.
Seul des anciens dirigeants, Karl Kautsky s’oppose au nationalisme et à l’impérialisme, malgré leur popularité dans la classe ouvrière. À sa suite, ce sont surtout des militants de l’aile gauche, comme Rosa Luxemburg, Clara Zetkin et Karl Liebknecht, fils de Wilhelm, qui vont prendre des positions antimilitaristes et anti-impérialistes[97], se détacher progressivement de la social-démocratie et former un groupe communiste en 1916, « la Ligue Spartacus » (elle ne quittera officiellement le SPD que pendant la révolution, le 29 décembre 1918, en fondant le Parti communiste allemand). Les spartakistes ont désormais pour but, comme Lénine en Russie, de transformer la guerre étrangère en guerre révolutionnaire. Pour la majorité du SPD, le ralliement à la nation s’explique aussi par le risque de se voir traiter de « traître à la patrie » et de provoquer la répression d’un État réactionnaire, qui aurait brisé l’élan du Parti et tous ses acquis.
Jusque-là, le SPD est partagé en trois tendances : les radicaux, fermes sur la doctrine et dans l’action, mais ayant une influence décroissante ; les révisionnistes autour de Bernstein, réformistes dans les mots et dans les actes, gagnant constamment des partisans ; et au centre, les majoritaires autour de Bebel « très fermes sur les principes mais réformistes sur le terrain pratique » [Guillen, 1970]. Pendant le conflit, on retrouvera ces trois courants jusqu’à ce que les tensions causées par la guerre poussent à l’éclatement du parti en 1916[98] : les révisionnistes acquis au nationalisme, avec Noske, Scheidemann, Ebert ; les pacifistes modérés comme Bernstein et Kautsky[99] ; et les révolutionnaires autour de Liebknecht, Rosa Luxemburg, Franz Mehring et Clara Zetkin, pacifistes et internationalistes.
Par ailleurs, les syndicats libres[100] (Freie Gewerkschaften) se renforcent tout au long de cette période en dépassant largement les effectifs du SPD (voir Gougeon [1996]). Plus proches des points de vue ouvriers, ils évoluent rapidement vers le réformisme, se moquant ouvertement de la phraséologie révolutionnaire des militants du parti, et se rapprochant en fait du trade-unionisme. Malgré les positions de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht qui invoquent l’exemple de la révolution russe de 1905, les syndicats rejettent l’idée de grève générale dès 1906. Seules les actions légales sont désormais admises ; ils veulent coopérer avec l’État et le patronat pour améliorer la condition ouvrière. Les syndicats libres se fédèrent en 1890 dans la « Confédération générale des syndicats allemands » (ADGB), dirigée par le social-démocrate réformiste Karl Legien[101], et dont le premier congrès aura lieu en 1892. De 350 000 adhérents alors, elle passera à 2 500 000 à la veille de la guerre.
La « Société pour la réforme sociale » qui inclut de nombreux syndicalistes a fait le lien entre les réformistes bourgeois et les ouvriers, et œuvré dans ce sens avec ses membres illustres comme Sombart, Brentano, Ernst Francke ou Freiherr von Berlepsch. L’action continue des intellectuels en faveur des réformes a contribué à faire évoluer le SPD à la fois vers le réformisme et la nation, et comme le disait Brentano en août 1914, au moment où les députés socialistes expriment leur patriotisme : « le soutien des ouvriers à la guerre fut le triomphe du Kathedersozialismus » (cité par Sheehan [1966]). On pourrait également ajouter le triomphe posthume de Bismarck dont la stratégie était la même : l’intégration de la classe ouvrière à la communauté nationale. À la veille de la guerre, cette évolution est pratiquement achevée, comme le reconnaît le Secrétaire du SPD, Hermann Molkenbuhr : « Les ouvriers allemands ont toujours considéré la classe ouvrière anglaise comme un exemple et une inspiration, et nous espérons que nos professeurs sont maintenant satisfaits de leurs élèves » (cité par Gay [1952]).
Selon la distinction de Ferreira [1994], le modèle bismarckien donne naissance à la première forme d’État-providence[102] appelé modèle occupationnel : les risques de certaines catégories sociales sont couverts en créant une solidarité et une redistribution à l’intérieur de ces catégories, mais non entre catégories. Ce modèle sera adopté avec des variantes importantes en Autriche, en Belgique, en Suisse, en France, en Hollande et en Italie. Les assurances sociales obligatoires pour les risques de maladie, invalidité, vieillesse, sur le modèle allemand (cotisations partagées entre employeurs et salariés), sont ainsi généralisées en France seulement par la loi du 1er juillet 1930.
Le second modèle est celui de la couverture universelle qui comme son nom l’indique vise à inclure l’ensemble de la population dans la protection sociale. Des assurances nationales sont mises en place et financées par l’impôt. L’Angleterre inaugure ce modèle en 1908 avec une loi qui assure une retraite pour toute la population, le même type de système est adopté dans les pays scandinaves. Les origines de ces deux modèles, du XVIIe au XXe siècle apparaissent dans le schéma suivant :
Assistance caritative ou corporatiste Lois sur les pauvres (Old Poor Law)
Assurances occupationnelles Assurances nationales
Occupationnel Occupationnel Universel Universel
pur mixte mixte pur
All., France, Belg., Italie, NL, CH GB, Cnd, NZ Pays scandinaves
Autriche
Source : Ferreira, 1994
Cette distinction correspond à l’opposition entre les systèmes bismarckien et beveridgien, du nom de Lord Beveridge, inspirateur du système anglais de protection sociale pendant la dernière guerre, où le modèle français occupe une place intermédiaire : d’inspiration bismarckienne, mais avec des éléments beveridgiens [Viossat, 1995].
|
Modèle bismarckien |
Modèle français |
Modèle beveridgien |
Nature de la protection |
ass. soc. socio-prof. |
assur. soc. générales |
universelle |
Mode de gestion |
décentralisé, caisses |
décentralisé, contr. État |
centralisé |
Mode de financement |
cotisations |
cotisations et impôts |
impôts |
Prestations fournies |
proport. et plafonnées |
prop. avec min. sociaux |
forfaitaires |
Obligation pour… |
assurés |
tous |
tous |
Source : Viossat, 1995
Parmi les autres classements de l’État-providence (voir Théret [1996], Martin [2000] pour une analyse détaillée), celui de Gøsta Esping-Andersen [1990] est actuellement le plus courant[103], même s’il reste critiqué (ibid.). On parle déjà de son ouvrage (The Three Worlds of Welfare Capitalism) comme d’un classique ayant provoqué une sorte de renaissance de la recherche sur l’État-providence. En s’inspirant de Marx et Polanyi, il distingue trois modèles selon leur éloignement par rapport au marché, leur dé-marchandisation (decommodification). Plus on s’éloigne des relations d’échange sur le marché plus on trouve de droits dus à la citoyenneté et garantis par l’État[104] :
- l’État-providence libéral, ou résiduel, où la protection est limitée aux plus faibles, comme dans le cas du Welfare State aux États-Unis, au Canada, en Australie, en Nouvelle Zélande, en Irlande, en Suisse, et en Grande-Bretagne depuis les années 1980 ; Il s’agit d’une extension des lois sur les pauvres de l’époque classique qui tente seulement d’atténuer les effets les plus graves du marché et qui repose beaucoup sur les organisations d’aide privées.
- l’État-providence corporatiste, chrétien-démocrate, continental ou conservateur, où la protection est liée au travail salarié et où le statut professionnel et non la citoyenneté conditionne les droits sociaux ; les cotisations ont un rôle plus important que la fiscalité et l’objectif de redistribution n’est pas affiché. Les droits sociaux ne sont pas placés en dehors du marché, mais le système inclut une critique de ses mécanismes, d’où l’expression « économie sociale de marché ». Il s’agit du modèle bismarckien élargi d’assurances sociales, dont relèvent avec des différences importantes l’Allemagne, l’Autriche et la France ; des cas intermédiaires avec le premier sont ceux de l’Italie et du Japon, d’autres, intermédiaires avec le troisième, correspondent à la Hollande et à la Belgique.
- l’État-providence social-démocrate, ou universaliste, caractérisé par un niveau élevé de protection sociale, de services sociaux et de redistribution, qui correspond aux cas scandinaves ou au modèle beveridgien (l’Angleterre avant la libéralisation du marché du travail dans les années Thatcher). Ce modèle tente de placer la santé en dehors du marché (decommodify health from market relations) et repose sur les droits, au sens d’Amartya Sen (entitlements).
Partout dans le monde aujourd’hui, le modèle allemand est réputé pour ses aspects sociaux et son antériorité. Par exemple, pour Fukuyama [1997] : « Le patronat et l'État allemands ont traditionnellement veillé sur les intérêts ouvriers avec un grand paternalisme. C'est Bismarck qui, dans les années 1880, mit en place le premier système européen de sécurité sociale en contrepartie de sa législation antisocialiste ». Depuis 1945, les partis conservateurs comme la CDU et son aile bavaroise, la CSU, fidèles à l'esprit du chancelier de fer, et de Friedrich List avant lui, n'ont jamais accepté le credo économique libéral sans le tempérer d'une forte dose d'aide sociale. Seul le Parti libéral, très minoritaire, a défendu une position plus favorable au marché à l'anglo-saxonne. C'est un chancelier démocrate-chrétien, Ludwig Erhard, qui mit en œuvre après la guerre cette troisième voie entre capitalisme pur et socialisme, « l'économie sociale de marché » (Sozialmarktwirtschaft). Ainsi, une différence notable entre la France et l'Allemagne, est que chez nous les conservateurs représentent plutôt l'idéal du libéralisme et la gauche l'idéal social, alors qu'en Allemagne, du fait des traditions de solidarité et de la permanence assez tard des régimes corporatistes du Moyen Âge, c'est la droite qui a mis en place les institutions sociales à la fin du XIXe siècle.
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Annexes
1) Principales dispositions des lois sociales
Assurance-maladie, 1883
─ Assujettis : Obligatoire pour les employés et ouvriers ayant un revenu inférieur à 2000 marks par an (2500 en 1911) ; possibilité d’assurance volontaire ; extension aux ouvriers agricoles par la loi du 5 mai 1886. En 1892, l’assurance est étendue à certains fonctionnaires sous la même condition de revenu et aux employés des professions libérales. En 1903, les commis et apprentis sont également assujettis aux mêmes conditions.
─ Financement : prélèvement de 3 % sur les salaires ; 2/3 payés par les salariés, 1/3 par les employeurs. Le taux de prélèvement maximum est relevé à 4 % en 1903 et 6 % en 1911.
─ Prestations : Indemnité journalière à partir du 3ème jour de maladie de la moitié du salaire pendant 13 semaines (26 semaines en 1903, un an en 1911) ; indemnité de maternité de 20 fois le salaire moyen et journalière (50 %) de trois semaines après l’accouchement (six semaines en 1903 et 8 en 1911). Consultation et médicaments gratuits, traitement à l’hôpital possible si la Caisse le décide.
─ Organismes gestionnaires : Caisse locale fondée par une ou plusieurs communes pour une même branche industrielle ; caisse d’entreprise pour les employeurs avec plus de 50 salariés assujettis ; caisse des corporations pour les compagnons et apprentis ; caisses libres ouvrières (caisses anciennement existantes et reconnues par la nouvelle loi). Des Assemblées générales élisent des comités directeurs pour gérer les caisses.
─ Contrôle : Dans les grandes villes, les autorités communales exercent un contrôle et jugent des conflits, dans les autres cela est effectué par une autorité administrative nommée par l’État fédéral.
Assurance-accident, 1884
─ Assujettis : Obligatoire pour les ouvriers au revenu inférieur à 2000 marks par an ; assurance volontaire possible. Extension aux travailleurs agricoles et des travaux publics en 1887 (lois des 11 et 13/7). En 1911, les techniciens et employés seront couverts avec un plafond de 5000 marks, ce qui permet d’intégrer la plupart d’entre eux à l’assurance.
─ Financement : Cotisations des membres de la communauté de métier, c’est-à-dire les employeurs, calculées annuellement pour chaque entreprise.
─ Prestations : traitement gratuit, possible à l’hôpital selon décision de l’organisme gestionnaire (communauté de métier) pension versée en cas d’invalidité jusqu’à 2/3 du revenu, et en cas de décès de 20 % aux ayants droit. Des mesures de prévention des accidents sont prises, ainsi qu’un contrôle et des sanctions.
─ Organismes gestionnaires : la communauté de métier (Berufgenossenschaft) formée par les employeurs d’une même branche dans une circonscription donnée (le Bezirk, équivalent au département), organisée en Assemblée générale et en Comité directeur élu par cette assemblée. Des représentants des assurés participent aux décisions sur la prévention des accidents.
─ Contrôle : un Tribunal arbitral est établi aux frais des employeurs, il est tripartite avec les représentants de l’État, de la communauté de métier et de représentants des assurés. Un Bureau des assurances de l’Empire siège à Berlin pour contrôler le fonctionnement des communautés et juger des conflits en appel.
Assurance invalidité-retraite, 1889
─ Assujettis : Obligatoire dès 16 ans pour les ouvriers, apprentis, compagnons, domestiques, employés, ayant un revenu inférieur à 2000 marks par an ; possibilité d’assurance volontaire.
─ Financement : Cotisations payées moitié moitié par les employeurs et les assurés, montant variant selon le revenu, prélevées chaque semaine sur le salaire. L’État fédéral verse une somme annuelle de 50 marks pour chaque pension.
─ Prestations : pension d’invalidité versée sans condition d’âge à condition d’avoir cotisé pendant cinq ans (50 marks par l’État, 60 marks par l’organisme gestionnaire, plus un montant variable selon le nombre d’années et du montant des cotisations). La pension de vieillesse est versée à tout assuré de 70 ans ayant cotisé pendant trente ans (50 marks payés par l’Empire, une allocation fonction du nombre d’années de cotisations et de la catégorie de salaire). En 1911, les employés bénéficieront d’une retraite à 65 ans et de rentes plus favorables que les ouvriers, ce qui s’explique simplement par le fait qu’il s’agit de catégories sociales traditionnellement plus fidèles au gouvernement. Les demandes de pension sont faites par les assurés auprès des autorités locales qui les transmettent aux organismes gestionnaires.
─ Organismes gestionnaires : Les Instituts d’assurance du Land (Landesversicherungsanstalt) établis par les États régionaux. Ils se composent d’un Comité avec des représentants des employeurs et des assurés, d’un Comité directeur composé de fonctionnaires, d’un Conseil de surveillance composé de représentants mixtes et chargé de contrôler le Comité directeur.
─ Contrôle : un Tribunal arbitral est établi pour chaque Institut d’assurance qui le finance ; il est composé de représentants de l’État, des employeurs et des assurés. Le Bureau des assurances de l’Empire contrôle les Instituts locaux et juge des conflits en appel.
[Source : Kott, 1995]
2) Extraits : la loi de 1883 sur l’assurance-maladie
« Article 1 Les personnes qui sont occupées moyennant un traitement ou un salaire :
1) dans les mines, les salines, les établissements où l’on traite les minerais, les carrières et lieux d’extraction, dans les fabriques et les forges, dans l’exploitation des chemins de fer et la navigation à vapeur à l’intérieur, dans les chantiers et l’industrie des constructions ;
2) dans les métiers manuels et autres emplois industriels à poste fixe ;
3) dans les industries où il est fait usage de machines à vapeur ou de machines mues par des forces naturelles (vent, vapeur, gaz, air chaud, etc.), à moins que cet usage ne consiste exclusivement dans l’emploi momentané d’une machine n’appartenant pas à l’outillage normal, seront assurées contre les maladies conformément aux dispositions de la présente loi.
Les employés de l’industrie ne sont soumis à l’assurance obligatoire que lorsque la rémunération de leur travail, comme salaire ou traitement, n’excède pas 6 marks 2/3 par jour. […]
Article 5 Les secours à fournir aux malades comprendront :
1) à partir de la maladie, les soins gratuits du médecin, les médicaments, ainsi que les lunettes, bandages, et autres moyens curatifs ;
2) en cas d’incapacité de travail, pour chaque journée de travail à partir du troisième jour qui suit celui où la maladie s’est déclarée, un secours en argent s’élevant à la moitié du salaire journalier que gagne, dans le lieu, un ouvrier ordinaire à la journée. Les secours aux malades cessent au plus tard à la fin de la troisième semaine depuis le commencement de la maladie. Les communes sont autorisées à décider que, pour les maladies que les intéressés auraient contractées à dessein, ou par une participation coupable à des rixes et batteries, par suite de chutes en état d’ivresse, ou par suite de débauches sexuelles, le secours en argent ne sera pas fourni ou ne le sera qu’en partie. […]
Article 52 Les patrons fournissent sur leurs propres fonds un tiers des cotisations qui incombent aux personnes soumises à l’assurance obligatoire employées par eux.
[Sources : Vermeil, 1952 ; Dreyfus, 1970]
3) Le révisionnisme vu par Jacques Droz, Histoire générale du socialisme, tome 2, PUF, 1974
« On entre en 1895 dans une phase de prospérité sans précédent, qui se traduisit, pour les vingt années qui suivirent, par une élévation des prix de 40 %, de la production agricole de 70 % et de la production industrielle de 150 %. Période de prospérité, qui fut sans doute coupée de courtes récessions, en 1900, en 1907 et en 1913, mais qui n’en a pas moins profondément transformé les conditions de vie du prolétariat ouvrier. Il n’est pas douteux que, par suite de la législation sociale votée par Bismarck et dans les années suivantes, des prestations dues aux assurances sociales, aux meilleures conditions d’habitat sous l’action des municipalités et de certains patrons éclairés (en particulier dans la Ruhr), du fait également du recul du chômage et surtout de la hausse générale, quoique variable selon les régions, des salaires réels, très sensible à partir de 1880, l’aisance n’a cessé de croître. « Les ouvriers, constatait en 1910 la Neue Zeit, ont déjà conquis plus que la satisfaction des besoins essentiels de l’existence. » Certes la classe ouvrière n’a suivi que de très loin l’enrichissement général, et elle ne profite qu’imparfaitement de la prospérité grandissante du Reich : le revenu national croît plus vite que le pouvoir d’achat des travailleurs. Mais les témoignages sont nombreux qui constatent un affaiblissement général des antagonismes sociaux à l’intérieur des États, un climat de détente, qui contraste avec l’exaspération des nationalismes dans les relations internationales. Surtout, une fraction de plus en plus importante de la classe ouvrière a conscience, à partir de 1895, que le vieux messianisme révolutionnaire n’est plus de mise, que la stratégie fondée sur l’imminence de la catastrophe est maintenant inadaptée et que c’est par la connaissance meilleure des techniques de la production capitaliste qu’il convient de chercher les voies du progrès et de l’émancipation sociale. »
[…]
« Bernstein constate que le nombre de possédants ne va pas en diminuant, tout au contraire ; les classes moyennes profitent de l’accroissement de la richesse ; les sociétés par actions, dont les valeurs sont cotées en bourse, permettent à d’innombrables petits épargnants de participer aux bénéfices des entreprises ; les coopératives ouvrières rognent le bénéfice commercial au profit des travailleurs ; loin de s’étioler, le capital, infiniment plus vigoureux que Marx ne l’avait prévu, résiste de mieux en mieux aux crises (…) Ensuite, qu’il est inexact de parler d’aggravation des luttes de classes : le capitalisme, dont l’expansion a augmenté les profits, a au contraire pu faire aux ouvriers d’importantes concessions : non seulement les salaires réels ont été relevés, mais une politique réformatrice a atténué la misère matérielle et morale du monde ouvrier, cependant qu’avec la régularisation de la croissance économique, le chômage s’est trouvé en régression. Quant aux classes sociales en présence, elles sont loin d’avoir l’homogénéité que leur prête Marx : d’une part la social-démocratie ne représente qu’une fraction de la classe ouvrière (…), d’autre part la bourgeoisie n’est pas ce « bloc réactionnaire », arrogant et cynique, dont parlent certains révolutionnaires (…) Il importe au contraire d’encourager les fractions progressistes de cette bourgeoisie, car le socialisme en fin de compte « n’est pas seulement chronologiquement, mais encore par son contenu spirituel, l’héritier du libéralisme ». Enfin qu’il est absurde de voir dans l’État un instrument de coercition aux mains des classes dirigeantes, alors qu’il apparaît que la pratique de la démocratie supprime peu à peu les discriminations dues à la naissance, la propriété et les croyances et que l’État obéit de plus en plus à l’intérêt général : le mouvement ouvrier, qui peut maintenant pénétrer l’ensemble des rouages de la société, n’a nullement besoin de « conquérir » le pouvoir ; la notion de dictature du prolétariat n’a plus sa raison d’être (…) La social-démocratie doit dorénavant s’émanciper d’une phraséologie dépassée et accepter de devenir un « parti de réformes socialistes et démocrates ». Elle doit sortir de son isolement et rechercher l’alliance des partis de gauche, qui, sans ignorer l’importance de la question sociale, ne se résigneront pas à la dictature du prolétariat. Bref, le socialisme deviendra un objectif qui sera atteint, non par la violence, mais par la voie de réformes successives : seul un travail patient peut, de l’intérieur, amender la société capitaliste. L’essentiel ne résidait donc pas dans « le but » du socialisme, à savoir la révolution, mais dans « le mouvement » par lequel le parti avançait pas à pas dans la voie des conquêtes sociales. »
4) Couverture sociale
Année |
Population totale du Reich en millions |
Assurés en millions |
||
Assurance-maladie |
Assurance-accident |
Assurance-invalidité |
||
1885 1890 1891 1895 1900 1902 |
46,7 49,2 49,8 52,0 56,0 57.7 |
4,7 7,0 7,3 8,0 10,5 10,3 |
3,2 13,7 16,5 16,9 17,4 17,6 |
11,5 12,1 13,0 13,4 |
5) Les progrès sociaux en Europe : législation sociale et assurances sociales obligatoires
|
trav. enfants** |
liberté syndic. |
Droit de grève |
Ass. accident |
Ass. maladie |
Ass. vieillesse |
Ass. chômage |
Allem. * |
1839 |
1869 |
1869 |
1884 |
1883 |
1889 |
1927 |
Autriche |
1842 |
1859 |
1870 |
1887 |
1888 |
1927 |
1920 |
Belgique |
1889 |
1866 |
1866 |
1971 |
1944 |
1924 |
1920 |
Danemark |
|
1849 |
1849 |
1916 |
1933 |
1921 |
1907 |
Finlande |
|
1906 |
|
1895 |
1963 |
1937 |
1917 |
Norvège |
|
1839 |
1902 |
1894 |
1909 |
1936 |
1938 |
Suède |
|
1864 |
1906 |
1916 |
1953 |
1913 |
1934 |
Pays-Bas |
1874 |
1872 |
1872 |
1901 |
1929 |
1913 |
1949 |
Espagne |
1902 |
1876 |
|
|
1942 |
1919 |
|
France |
1841 |
1884 |
1864 |
1946 |
1930 |
1910 |
1958 |
G-B |
1833 |
1824 |
1875 |
1946 |
1911 |
1929 |
1911 |
Italie |
1906 |
1890 |
1890 |
1898 |
1898 |
1919 |
1919 |
Suisse |
1837 |
1848 |
1848 |
1911 |
1911 |
1946 |
1976 |
Russie |
1882 |
1906 |
1906 |
1903 |
1912 |
1922 |
1917 |
Irlande |
1833 |
1824 |
1875 |
1897 |
1908 |
1960 |
1911 |
* Prusse jusqu’en 1871 ; ** interdiction du travail des enfants de moins de 12 ans (CH, B), 9 ans (GB, Prusse), moins de ans (F)
Sources : Bairoch "Bairoch" [1997] ; Lequin "Lequin" [1978] ; De Laubier [1984] ; Cattacin et alii [1997]
1861 : Avènement de Guillaume Ier au trône de Prusse (1861-1871) ; empereur d’Allemagne
(1871-1888).
1862 : Bismarck Premier ministre de la Prusse.
1871 : Commune de Paris ; unité allemande proclamée à Versailles (début du IIème Reich) ; deux
premiers députés élus au Reichstag (August Bebel et Wilhelm Liebknecht).
1872-1878 : Kulturkampf (lutte de Bismarck contre l’Église catholique).
1875 : Congrès de Gotha qui voit l’union entre les partisans de Lassalle de l’Association des
travailleurs allemands et les marxistes du Parti ouvrier social-démocrate, à l’origine du SPD, parti social-démocrate (Sozialdemokratische Partei Deutschlands).
1878 : Parution de l’Anti-Dühring de Marx et Engels : critique des positions réformistes exprimées
par Karl-Eugen Dühring au cours des années 1870 ; premières mesures sociales du Reich.
1878-1890 : Lois d’exception de Bismarck, répression contre les socialistes.
1881 : Annonce de la politique sociale de Bismarck par un discours impérial.
1883 : Mort de Marx ; congrès du SPD clandestin à Copenhague où la réforme sociale est condamnée.
1883-1889 : Lois sociales.
1888 : Mort de Guillaume Ier en mars ; son fils Frédéric III, de tendance réformiste, lui succède, mais il meurt
au bout de trois mois d’un cancer de la gorge ; avènement de Guillaume II en juin, qui sera empereur
d’Allemagne de 1888 à 1918.
1890 : Chute de Bismarck en mars, Reich wilhelmien ou wilhelminien (du règne de Wilhelm –
Guillaume – II) et début du Nouveau Cours avec le général Georg von Caprivi, qui remplace Bismarck.
1891 : Congrès du SPD à Erfurt, mise en exergue des positions marxistes exprimées par Kautsky, mais programme
réformiste rédigé par Bernstein ; le programme d’Erfurt restera officiellement en vigueur jusqu’en 1921 ;
premières prises de position ouvertement révisionnistes de Vollmar, député socialiste de Bavière.
1891 : Critique du programme de Gotha et d’Erfurt, textes de Marx et d’Engels rédigés entre 1875
et 1891 dénonçant les tendances lassalliennes, réformistes et nationalistes dans le SPD et défendant la nécessité d’une dictature révolutionnaire du prolétariat comme phase transitoire entre la société capitaliste et communiste ; les Gloses marginales au programme du parti ouvrier de Marx (1875), jusque-là ignorées, sont ajoutées par Engels au texte et publiées par Liebknecht en 1891.
1894-1899 : Ère Stumm, blocage de la politique sociale.
1894-1900 : Chlodwig von Hohenlohe, chancelier en remplacement de Caprivi.
1895 : Mort d’Engels le 5 août ; le révisionnisme de Bernstein commence à s’exprimer ouvertement.
1899-1911 : Approfondissement des lois sociales sous Guillaume II par ses ministres de
l’Intérieur, Posadowsky et Bethmann-Hollweg.
1899 : Parution des Présupposés du socialisme ou Prémisses du socialisme de Bernstein, où il exprime ses positions
révisionnistes.
1899 : Congrès du SPD à Hanovre, condamnation par Kautsky et Rosa Luxemburg des thèses de Bernstein.
1900-1909 : Remplacement de Hohenlohe par Bernhard von Bülow au poste de chancelier.
1903 : Congrès du SPD à Dresde, renouvellement de la condamnation des positions révisionnistes.
1904 : Congrès de l’Internationale socialiste à Amsterdam où le thème des assurances
sociales obligatoires est pour la première fois discuté par les délégués ; le réformiste Mölkenbuhr, ancien ouvrier et député au Reichstag, présente le système allemand et sa réussite ; le congrès vote en faveur de la généralisation d’un tel système, complété par une assurance-chômage : « Considérant que la société a un intérêt évident à soutenir les forces du travail, il faut créer des institutions qui auront pour but d’empêcher la misère des travailleurs et d’éviter la déperdition des forces ouvrières causée par elle… Dans la société capitaliste, on ne peut mieux atteindre ce résultat que par des lois établissant une assurance efficace des travailleurs ». Le congrès voit aussi se dérouler un duel oratoire célèbre entre Bebel et Jaurès sur le révisionnisme et la participation aux gouvernements bourgeois (Bebel critiquait Jaurès sur son soutien à Alexandre Millerand, un socialiste indépendant, qui était entré en juin 1899 dans le gouvernement bourgeois de Waldeck-Rousseau).
1905 : Bebel se rallie au réformisme ; congrès d’Iéna où le principe de la grève générale est adopté par le parti.
1906 : Rejet de l’idée de grève générale par les syndicats allemands comme moyen d’accéder au
pouvoir.
1906 : Congrès du SPD à Mannheim où les rôles respectifs des syndicats et du parti sont débattus : Bebel
s’oppose à Kautsky qui souhaite la prééminence du parti ; le congrès se termine sur la notion d’égalité entre les deux forces, mais cela revient en réalité à l’autonomie des syndicats et à placer « les intérêts matériels de la classe ouvrière au-dessus de sa mission révolutionnaire » [Droz, 1974], soit un pas de plus vers le réformisme. L’autonomie syndicale revenait pour le SPD à renoncer à la grève comme moyen d’action politique, elle devenait un simple moyen de revendication professionnelle. La suite verra l’emprise croissante des syndicats sur le parti et les progrès constants des thèses révisionnistes.
1907 : Congrès de l’Internationale socialiste à Stuttgart où le SPD s’oppose à l’idée d’une grève générale en cas de
guerre.
1909-1917 : Theobald von Bethmann-Hollweg chancelier du Reich, à la suite de von Bülow.
1910 : Kautsky adopte les idées révisionnistes qui deviennent majoritaires au sein du SPD.
1911 : Promulgation du Code impérial des assurances sociales qui reprend l’ensemble du système dans un texte
unique.
1913 : nouveau congrès d’Iéna qui entérine l’évolution réformiste du SPD, l’acceptation du processus
parlementaire et le soutien aux idées nationalistes : les socialistes prennent position par 336
voix contre 140 pour le vote par leurs députés au Reichstag de dépenses militaires accrues,
et contre le projet de grève générale (333 contre 142) avec l’idée qu’un tel mot d’ordre ne serait de toute façon pas suivi par les ouvriers. Cet épisode est considéré comme le « franchissement du Rubicon » par le parti, vers le pouvoir et la guerre.
1914 : Vote des crédits de guerre par les députés socialistes (y compris Karl Liebknecht et la gauche du parti) au
Reichstag (4 août), dénoncé par Lénine comme une « trahison directe du socialisme » ; la Première Guerre
mondiale a démarré le 28 juillet par la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, suivie de celle de
l’Allemagne à la Russie (1er août), puis à la France (3 août) et de la Grande-Bretagne à l’Allemagne (4
août) et à l’Autriche (13 août).
1916 : Scissions au sein du SPD avec 1) la création de « la ligue Spartacus » de Franz Mehring, Clara Zetkin, Rosa
Luxemburg et Karl Liebknecht, et 2) la formation d’un groupe de pacifistes modérés (Bernstein, Kautsky,
Haase, Ledebour) exclus du parti en 1917 et qui formeront alors le Parti social-démocrate indépendant
(USPD).
1918 : 3 novembre, début de la révolution à Kiel ; 9 novembre, proclamation de la République à Berlin ; 11, armistice.
1919 : 6 au 13 janvier, écrasement des insurgés à Berlin par Noske et le SPD ; 15 janvier, assassinat de Rosa
Luxemburg et Karl Liebknecht ; fin de la révolution spartakiste en avril-mai avec l’extension de la répression
dans toute l’Allemagne.
Paru dans Droit et économie de l'assurance et de la santé, Dalloz, 2002
[1] Jacques Bichot, dans son Économie de la protection sociale [1992], parle ainsi du lignage-providence qui aurait précédé l'État-providence : il s'agit de l'obligation des enfants, surtout de l'aîné, d'entretenir ses parents âgés. L'enfant est un capital, le principal sur lequel on peut compter dans ses vieux jours, en plus il devient productif au bout d'une dizaine d'années, mais la forte mortalité infantile et juvénile nécessite une natalité élevée, une "procréation de précaution".
[2] La dot comme on le sait à travers les pièces de Molière est apportée par la famille de la femme, mais ce qu'on sait moins, c'est qu'en cas de dissolution du mariage (par veuvage ou répudiation), la femme reprend sa dot, ce qui assure une protection dans un système où les femmes du fait de leur statut et du partage des tâches dans la société sont sans ressources.
[3] Système d'origine germanique où une fraction des biens du mari doit revenir à la femme en cas de dissolution du mariage.
[4] « Quelques aumônes que l'on fait à un homme nu dans les rues ne remplissent point les obligations de l'État qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit pas contraire à la santé. » Montesquieu, L'Esprit des lois, 1748.
[5] Il est très significatif de noter que plus tard les réformateurs allemands n’oublieront pas leur dette vis-à-vis de la Révolution : « La seule instance législative qui se soit jamais attelée d’aussi près au problème a été la Convention en France, voilà notre prédécesseur. Elle ne s’est pas contentée de la simple assurance-accident, elle a également entrepris un projet de vaste assurance-vieillesse et d’invalidité, elle ne l’a pas mené à terme, mais uniquement inscrit au ciel de notre avenir. » Ludwig Bamberger, cité par Gall [1984].
[6] Les mises de fonds ne sont évidemment pas rétrocédables si l'ouvrier quitte l'entreprise.
[7] « Le domaine de la protection sociale sous l'Ancien Régime est immense. La religion a été la matrice d'un système de protection sociale complexe, diversifié et très décentralisé. » [Bichot, 1992].
[8] Un édit de 1780, sous l'influence des idées des idées de l'Encyclopédie, place l'État au-dessus des communautés religieuses en lui permettant d'exproprier des œuvres fondées par l'Église, pratique développée par la Constituante : « c'est un pas vers la laïcisation de la prise en charge des pauvres… première étape de la désacralisation nécessaire au remplacement du religieux par le politique comme producteur de protection sociale. » [Bichot, 1992].
[9] « Dors, Sancho, tu n'as pas de souci. Pour le soin de ta personne, tu l'as commis à mes épaules, c'est un fardeau que la nature et les coutumes ont imposé à ceux qui ont des serviteurs : le valet dort pendant que le maître veille, pensant comment le nourrir, l'améliorer et lui faire du bien. L'angoisse n'afflige nullement le serviteur, mais bien le maître, qui doit sustenter durant la stérilité et la famine celui qui l'a servi pendant la fertilité et l'abondance. » Cervantès, Don Quichotte, 1615.
[10] La Convention ajoute en 1793 un vingt-et-unième article à la Déclaration des Droits de l'Homme : « La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler. » Barère au non du Comité de salut public affirme que « dans une démocratie, tout doit tendre à élever chaque citoyen au-dessus du premier besoin, par le travail s’il est valide, par l’éducation s’il est enfant ; et par le secours s’il est invalide ou dans la vieillesse » (Rapport à la Convention le 22 floréal an II, 11 mai 1794), voir Alan Forrest, La Révolution française et les pauvres, Perrin, 1986.
[11] La famille nouvelle ou "sentimentale", le « nid affectif » [Shorter, 1975] est aussi moins adaptée au rassemblement de nombreuses personnes, car les éléments plus éloignés gênent justement son intimité
[12] Bichot [1992] explique très bien le rôle de la Grande Guerre : « La solidarité nationale une fois mise en œuvre à grande échelle pour les dommages de guerre, pourquoi ne pas continuer à recourir à elle pour les risques civils ? L’État avait fait la preuve qu’il pouvait être un producteur de protection… Toute organisation représentative de personnes victimes de préjudices, ou soumises à des risques, avait désormais une puissance tutélaire vers laquelle se tourner pour lui demander d’organiser l’indemnisation des victimes à partir de prélèvements obligatoires. » De même, pour Esping-Andersen [1990] : « In economic terms, the extension of income and employment security as a citizen's right meant a deliberate departure from the orthodoxies of the pure market. In moral terms, the welfare state promised a more universal, classless justice and solidarity of 'the people'; it was presented as a ray of hope those who were asked to sacrifice for the common good in the war effort. The welfare state was therefore also a political project of nation-building; the affirmation of liberal democracy against the twin perils of fascism and bolshevism Many countries became self-proclaimed welfare states, not so much to give a label to their social policies as to foster social integration. »
[13] Lassalle, marxiste non orthodoxe, fonde à Leipzig en mai 1863 l'Association des travailleurs allemands (Allgemeiner deutscher Arbeiterverein), tandis que l'Union des associations des travailleurs allemands est également créée la même année par les marxistes W. Liebknecht et A. Bebel. Cette dernière se transforme en Parti ouvrier social-démocrate (Sozialdemokratische Arbeiterpartei) en 1869 au congrès d’Eisenach en ralliant des lassalléens dissidents. Les deux tendances - lassalléens et eisenachiens - vont surmonter leur hostilité et se réunir en un Parti ouvrier socialiste allemand (Sozialistische Arbeiterpartei Deutschlands), devenu ensuite le SPD (le nom définitif n’est pris qu’en septembre 1890 quand les lois antisocialistes sont levées : Sozialdemokratische Partei Deutschlands), et élaborer un programme commun en 1875 lors du congrès de Gotha. Il comporte des éléments lassalléens (les coopératives d'État, le nationalisme, le fait que la prise révolutionnaire du pouvoir et la solidarité internationale ne sont pas évoquées ), ce qui lui vaut les fameuses critiques des « deux vieux de Londres », Marx et Engels, mais cela n'empêche pas l'unification de la social-démocratie allemande qui permet les succès électoraux ultérieurs, rendus plus faciles justement par les aspects modérés lassalléens. Ces aspects reculeront cependant dans un premier temps avec la domination des idées marxistes jusque vers 1900 (congrès d’Erfurt, 1891), puis l’évolution réformiste du début du nouveau siècle correspondra en fait à un retour aux thèses initiales de Lassalle. Quelques éléments anarchistes seront en outre exclus en 1890.
[14] Rovan [1998] dresse du chancelier (1815-1898) le portrait suivant : « Des grands tyrans qui l'ont précédé et qui lui succéderont, cet homme de volonté et de puissance se distingue par la modération. S'il suit son destin de grand carnassier, il souhaite passionnément ne pas aller trop loin. La haine le travaille, mais pas au point de ne pas savoir que la chute est toujours voisine du triomphe. C'est un conservateur qui s'est mobilisé pour maintenir l'ordre fédéral du Rittergut, du grand domaine où le seigneur règne, exploite et protège, travaille, joue, fait la guerre, occupe et défend la place que Dieu et Luther lui ont attribuée. Mais ce conservateur découvre vite que dans un monde qui change, l'on ne conserve qu'en s'adaptant, c'est-à-dire en changeant, c'est-à-dire en abandonnant, en sacrifiant une partie de ce qu'on avait voulu sauver en s'engageant. Les vrais conservateurs ont détesté Bismarck comme la droite française détesta De Gaulle… La modération et la modernité séparaient Bismarck des vrais conservateurs qui, jamais, n'ont d'intelligence du devenir… Mais à la grandeur mesurée de l'homme d'État se mêlait chez Bismarck un grain de folie, une extrême nervosité qui, parfois, le faisait s'écrouler dans des crises de larme. Il voyait des complots partout, tant sa création lui semblait fragile. » Le cas des lois sociales lui paraît caractéristique : « En faisant voter les premières lois sociales, l'assurance-maladie et l'assurance-vieillesse, Bismarck, même si la préoccupation politicienne (affaiblir la social-démocratie) n'est pas loin, se révèle à la fois modéré et moderniste, car l'assurance est le contraire de la charité, du don ; elle comporte un aspect majeur d'émancipation. »
[15] Lassalle affirme sa confiance en l’État : « Rien ne pourra nous porter secours que l’aide de l’État ; comment il faut s’y prendre, nous ne le savons pas, c’est l’affaire des savants ; mais ce que nous savons, c’est que si l’État ne s’occupe pas de nous, si nous restons entre les mains des fabricants, nous sommes perdus. » [cité par Rosanvallon, 1992]. Il publie en 1864 « Capital et Travail » (Kapital und Arbeit) où il expose sa fameuse théorie de l’exploitation basée sur la loi d’airain des salaires, en prenant position contre le libéral social Schulze Delitzsch qu’il présente comme un allié du patronat : le titre exact est Herr Bastiat-Schulze Delitzsch oder Kapital und Arbeit, une façon de railler Bastiat et son disciple allemand.
[16] « Le peuple doit toujours considérer le suffrage universel direct comme un moyen de lutte indispensable, comme la plus fondamentale et la plus importante de ses revendications » F. Lassalle, cité par Gougeon [1996].
[17] Le Reichstag a été créé par Bismarck en 1867 pour la Confédération avec un suffrage universel. Le suffrage à trois classes, très inégalitaire et qui permet la domination des grands bourgeois et des grands propriétaires (un tiers des sièges aux 5 % les plus riches, un tiers aux 15 % suivants), restera en vigueur pour les élections municipales et celles des États locaux comme au Landtag prussien. Le Reichstag s'intégrera dans la Constitution impériale du IIème Reich en 1871, il partage le pouvoir législatif avec la chambre haute, le Bundesrat (composé des représentants des 25 États), mais il n'a pas l'initiative des lois et n'exerce pas de contrôle sur l'exécutif : les ministres ne sont pas responsables devant lui et il ne peut renverser le chancelier. L'Allemagne n'est pas un régime parlementaire mais une monarchie autoritaire. Le Reichstag sert surtout à voter le budget et comme moyen d'expression pour tous les groupes et les intérêts du pays. Comme l’explique Rovan [1998], « La Prusse est encore moins que le Reich un État démocratique, mais c'est un État de droit (Rechsstaat), autant que cela peut se concevoir à l'époque. (…) La liberté de la presse est grande, sinon absolue ; les législations d'exception contre les catholiques et les sociaux-démocrates n'ont duré que quelques années et les organisations politiques de ces deux grandes forces sociales prospèrent sous les persécutions. »
[18] Les catholiques représentent 35 % de la population contre 64 % pour les protestants, dans l’Allemagne de 1871, et 1 % pour les juifs [Dreyfus, 1970].
[19] Un accord avec Rome met fin au conflit. Vermeil [1940] note que les nazis reprendront cette politique de lutte implacable contre le Centre catholique et contre le Vatican.
[20] La nuit du deuxième attentat, un communiqué officiel rapporta que son auteur, le Dr Karl Nobiling, avait admis être membre de la social-démocratie, une pure fabrication dans le but de lancer la campagne antisocialiste. Un genre de méthodes caractéristiques d’un État sans scrupules, méthodes reprises comme on sait par les nazis lors de l’incendie du Reichstag.
[21] Qui se reconstitueront d’ailleurs sous forme d’associations de secours mutuel, ou encore de « chorales » ou même de « cercles de fumeurs » !
[22] « Dans la rédaction d’un journal, ce qui importe, c’est beaucoup moins l’érudition que le fait de saisir rapidement les événements par leur aspect essentiel ; or vous y avez presque toujours réussi. » Correspondance de Bernstein et Engels, publiée par le premier en 1925 (cité par Angel [1961]).
[23] Comme Bismarck l’avait annoncé dès 1871 : « le seul moyen de contenir les égarements actuels de la classe ouvrière, c’est de réaliser celles des exigences des socialistes qui apparaissent légitimes et réalisables » (cité par Dumont [1988]).
[24] 140 000 mineurs de la Ruhr et de la Sarre arrêtent le travail en 1889 et réclament à Berlin l’arbitrage impérial, dix-neuf mineurs sont tués par l’armée. D’autres grandes grèves auront lieu par la suite, même si dans l’ensemble elles furent moins nombreuses en Allemagne qu’en France ou en Grande-Bretagne : les mineurs à nouveau en 1892 et 1893 ; les dockers de Hambourg arrêtent le travail six mois en 1896-1897 ; un demi-million de mineurs, de métallurgistes et d’ouvriers du bâtiment sont en grève en 1905. Le patronat réagit avec le lock-out, les listes noires, la mise en place de service d’ordre pour permettre la liberté du travail, etc. Ces luttes sociales sont cependant moins révolutionnaires que dans le cas de l’anarcho-syndicalisme français, il s’agit toujours de revendications salariales, professionnelles ou législatives, jamais de renverser l’ordre établi.
[25] La politique antisocialiste continuera néanmoins sous des formes moins répressives comme le maintien de la censure ou l’interdiction faite en 1898 aux sociaux-démocrates de devenir professeurs d’université… (Lex Aron, exemple cité par Kott [1999] ; et aussi la multiplication des procès à l’encontre des sociaux-démocrates et leurs journaux, jusqu’en 1914 (cf. Gougeon [1996]).
[26] Les libéraux compareront ses lois au « blé distribué sous la Rome antique à cette chère populace », pour eux, « il faut montrer aux pauvres que l’État n’est pas seulement là pour les riches (…) et il faut le leur prouver aux moyens de faits positifs, par des aides qu’on leur prodigue. (…) Est-ce là une idée moderne ? (…) Elle date de la phase décadente de la République romaine. (…) Ce n’est point là l’État conforme à l’impératif catégorique, (…) ce n’est que l’État incarné par le tribun qui déambule dans sa toge blanche à la cueillette des voix des électeurs, (…) ce n’est pas un État conscient de sa tâche et prêt à l’assumer. » (cité par Gall [1984]).
[27] Si l’industrie allemande est en pointe à la fin du siècle, Engels constatait son état peu développé vers 1850 : « Dans son développement social et politique, la classe ouvrière, en Allemagne, retarde autant sur celle de l’Angleterre ou de la France que la bourgeoisie allemande sur celle de ces pays. En Allemagne, la grande majorité de la classe ouvrière n’était pas employée par ces princes modernes de l’industrie, mais par de petits artisans dont le système de production est simplement un reliquat du Moyen Âge. » (Révolution et Contre-révolution en Allemagne, 1852).
[28] « En Allemagne, cependant, où l’État central n’apparut qu’en 1871, la situation était très différente. La décentralisation du pouvoir a permis à une multitude d’institutions communautaires féodales, et notamment aux guildes, de survivre plus longtemps qu’en d’autres parties de l’Europe. (…) En Allemagne, les corporations n’ont donc jamais été aussi implacablement combattues qu’en France. » Fukuyama [1997].
[29] La ligue des artisans allemands (les corporations) ne voit ses privilèges réduits qu'en 1845 et abolis en 1868 avec la proclamation de la liberté d'entreprise. Elle reste cependant très active, « les maîtres-artisans tiennent des congrès, font appel à l’opinion, saisissent le gouvernement de pétitions pour rétablir les corporations dans leurs anciens droits et les rendre obligatoires » [Guillen, 1970].
[30] Le capitalisme industriel allemand apparaît à la fin du XIXe siècle, autoritaire et corporatif, tel que le décrit Vermeil (1940) : « Un patronat fortement groupé, d’une ampleur de vue et d’une audace inusitées, commande à un prolétariat qui n’est pas moins discipliné que lui, grâce à son parti politique et à ses syndicats. Les Allemands concentrent cette fois leurs énergies réglées sur les activités qui sont de nature à assurer leur expansion dans le monde. Ils se portent, d’un mouvement naturel, vers la concentration des capitaux, des machines, des hommes et des efforts plus que vers la concurrence de type anglo-saxon. Leur capitalisme sera de bonne heure autoritaire et corporatif. Ce capitalisme recueille en effet l’héritage des traditions féodales et patriarcales qui le rapprochent de l’aristocratie terrienne, entraînée elle-même vers l’entreprise agricole de type industriel. S’étonnera-t-on que, dans le second Reich, foisonnent les syndicats et les cartels patronaux à côté des grandes organisations ouvrières ? Nulle part ne s’établit avec plus de rigueur la collaboration entre usines et banques. Nulle part la production n’est plus scientifiquement conçue, l’innovation étrangère utilisée de manière plus expansive, l’enseignement universitaire plus nettement orienté vers les applications immédiates. »
[31] Les artisans représentaient 60 % de la population en 1882 et 37 % en 1907 selon Kott [1999].
[32] La Berliner Revue, appréciée par Bismarck, exprime cette position propre au conservatisme protestant en faisant preuve « d’une véritable haine à l’encontre du capitalisme et de ses représentants qui y sont qualifiés de barons voleurs et comparés à des vampires qui sucent le sang des travailleurs » [Kott, 1995]. Quant aux catholiques, ils ne sont pas loin de considérer, comme les marxistes, que l’État laïc ne fait que refléter des intérêts de classe, ceux des possédants, souvent détachés de la religion et même athées. Mgr Ketteler, évêque de Mayence, publie en 1869 un ouvrage dans ce sens, et favorable aux réformes sociales, La question ouvrière et le christianisme, dont le retentissement est énorme. Le Vatican suivra en 1891 avec la célèbre Encyclique Rerum novarum.
[33] Le mouvement coopératif commence tôt en Allemagne, sous l’influence initiale de Friedrich Wilhelm Raiffeisen (1818-1888), et il prend une grande ampleur dès la fin du XIXe siècle. Les coopératives ouvrières comptent 1,6 million de membres et il existe 30 000 coopératives agricoles en 1913 [Guillen, 1970]. Aujourd’hui, les banques coopératives et les coopératives agricoles représentent en Allemagne environ 20 % et 60 % de leurs marchés respectifs (voir Greffe et alii [1983], Gueslin [1998]).
[34] Les libéraux et surtout les conservateurs, comme l’historien Heinrich Treitschke, éprouvent même une véritable haine pour ces réformistes en qui ils voient les fourriers de la social-démocratie. Mais les socialistes ne les ménagent pas davantage : Dühring les traite par exemple « de pâles plagiaires des idées jadis développées par lui » (cité par Angel [1961]).
[35] Schmoller, par la suite leader de l’historicisme, prend dans une intervention célèbre le contre-pied des positions libérales jusque-là dominantes à l’université. Il considère que l’État est « la grandiose institution morale pour l’éducation de l’espèce humaine […] qui, reposant au-dessus des intérêts de classe égoïstes, légifère, administre de manière juste, protège les faibles, relève les classes inférieures ». Ce discours est comparé par ses disciples au Manifeste de Marx et Engels, il s’oppose aux idées libérales (Manchestertum), telles qu’elles sont par exemple présentées par un économiste allemand d’origine anglaise, John Prince Smith, qui nie la question sociale et oppose « la loi d’or des salaires », selon laquelle seule la croissance générale permet la hausse des niveaux de vie de tous, à celle plus connue de Lassalle. On retrouve ici bien sûr dès le XIXe siècle les théories libérales correspondant à l’expression de « trickle-down ». Ces thèmes seront repris dans les années 1900 par d’autres libéraux qui voient dans la question sociale un problème lié aux progrès insuffisants de la productivité et non à l’inégale distribution des richesses et des revenus. La politique sociale alourdit les charges de l’entreprise et freine cette productivité, à terme elle aboutit même à empêcher l’amélioration du sort des plus pauvres. C’est le thème du livre de Ludwig Bernhard en 1912 : « Les conséquences indésirables de la politique sociale allemande ».
[36] À cette époque, comme le remarque Guillen [1970], les universitaires « gardent un grand prestige social et une forte autorité morale »… ;-)
[37] Chef de file de l’historicisme pendant trente ans, opposant à Menger sur le marginalisme dans la fameuse querelle des méthodes (Methodenstreit), Schmoller « déclare la guerre au libéralisme » dans le Manifeste d’Eisenach de 1872 [cf. Rosanvallon, 1992].
[38] Wagner, professeur d’économie, écrit en 1871 un Discours sur la question sociale, où il prend position contre le libéralisme et propose son programme de réformes. Il est l’auteur de la loi qui porte son nom selon laquelle la part des dépenses publiques progresse inévitablement dans les pays développés, formulée dans ses Fondements de l’économie politique (trad. Paris, 1909-1913, 5 volumes) : « une portion relative toujours plus grande et plus importante des besoins collectifs en progrès d’un peuple civilisé se trouve satisfaite par l’État » [cité par Rosanvallon, 1992].
[39] Stöcker est le fondateur en 1878 du Parti social-chrétien, qui dérive dans l’antisémitisme et dans une sorte de socialisme national intégral, un peu trop complet pour Bismarck qui s’en est effrayé, et qu’on estime être à l’origine des idées d’un autre Adolf, plus dangereux celui-là, au XXe siècle [voir Vermeil, 1952].
[40] L’hostilité au capitalisme n’est pas l’apanage des marxistes et de la social-démocratie en Allemagne. Un fort courant conservateur développe aussi des idées anticapitalistes, fondées sur la défense du corporatisme et la volonté de réformes sociales. Le Congrès évangéliste et social (ESK, Evangelisch-Sozialer Kongreß) illustre ces courants, parfois de tendance pangermaniste et antisémite. En 1896, Naumann, un pasteur réformateur participe à la fondation de « l’Union nationale-sociale » à la suite d’une scission du Congrès évangélique social, c’est la première fois que les que le terme national-social apparaît dans l’histoire de l’Allemagne, note Vermeil, qui voit là « les origines véritables du nazisme ». Dreyfus [1991] a une position plus nuancée en voyant dans l’Union nationale-sociale un nom qui « marque bien la volonté de protéger la classe ouvrière, mais aussi de l’intégrer dans la nouvelle société allemande ». Naumann prend également position pour une grande Allemagne, incluant l’Autriche et les minorités germaniques, dominant le Mitteleuropa, à la suite de Paul de Lagarde en 1878 qui disait dans ses Écrits allemands : « Il faut créer une Europe centrale qui garantira la paix à tout le continent, à partir du moment où elle aura conquis pour la colonisation allemande de larges espaces à l’Est de nos frontières » [cité par Dreyfus, 1970]. Enfin il est intéressant de noter que Naumann reçoit l’influence de Max Weber à propos de l’importance de la nation : « Bien que la réforme sociale soit une composante de la puissance nationale, pour Weber la force de l’État passait avant, ce que Naumann exprime ainsi : "N'a-t-il pas raison ? À quoi servirait la meilleure Sozialpolitik si les Cosaques arrivent ? » [Sheehan, 1966].
[41] L’assurance-chômage sera introduite par certaines municipalités au début du siècle : c’est le cas de Strasbourg, première ville en Allemagne en 1907 à la mettre en place, suivie par une dizaine d’autres jusqu’en 1914. Il est intéressant de noter que nombre d’initiatives sociales de la sorte ont été le fait des communes et non de l’État ou du Parlement. La raison est paradoxale : elle est liée au maintien du système inégalitaire d’élections à trois classes, qui favorise les libéraux. Les libéraux de gauche ou « sociaux » auront ainsi la possibilité de mettre en place des expériences novatrices de ce type, qui annoncent l’évolution d’après-guerre (« des voies à suivre et des modèles à imiter », Kott [1995]). D’autre part, les caisses des syndicats couvrent également les risques du chômage pour leurs adhérents, aussi bien les syndicats libres que les syndicats chrétiens et libéraux [Kott, 1999].
[42] Le mouvement ouvrier n’est d’ailleurs pas opposé aux cartels industriels, car « en restreignant la concurrence, les cartels limitaient aussi les effets que pouvait avoir une concurrence acharnée sur les salaires », ce qui permet de parler « d’une solidarité de fait entre patronat et ouvriers » [Burgelin, 1969], phénomène qui explique aussi l’évolution réformiste de la social-démocratie.
[43] Les lois sociales sont introduites peu après le renforcement des droits de douane qui servent à financer une partie des dépenses impliquées pour l’État, comme le souhaitait déjà List. Bismarck s’exclame en 1880 (dans une analyse économique typiquement erronée) : « Voilà l’idée : un socialisme d’État ! La collectivité doit prendre en charge l’assistance aux plus défavorisés et, pour en couvrir les frais, chercher à mettre l’étranger à contribution et à taxer les produits de luxe » (cité par Gall [1984]). De leur côté les entreprises vont répercuter dans les prix ces nouvelles charges, et le financement de l’assurance repose donc sur l'ensemble des consommateurs, en plus des ouvriers concernés. Ce sont surtout les salariés à travers leurs cotisations et les consommateurs à travers une sorte d’impôt forcé (la hausse des prix, soit directe par les firmes, soit du fait des tarifs douaniers) qui supportent le système. La collectivité opère un transfert de ressources vers les ouvriers en prenant en partie leurs frais d’accident, de maladie, d’invalidité et de retraite.
[44] La fondation en 1844 par des bourgeois, des industriels libéraux, des hauts fonctionnaires de l’Association centrale pour le bien-être des classes laborieuses (Central-verein für das Wohl der arbeitenden Klasse), patronnée par Frédéric-Guillaume IV, illustre bien cette situation. En dehors de la Prusse, d’autres associations du même type sont créées, notamment au Wurtemberg [cf. Kott, 1995].
[45] Le droit de coalition n’est pas accordé formellement : seules les sanctions contre les ouvriers ou patrons coalisés (établies en 1850 à la suite de la réaction à la révolution de 1848) sont levées, mais des mesures sont prévues contre les grévistes exerçant des pressions sur les autres ouvriers. Le droit de grève et la liberté syndicale sont ainsi entravés, les tribunaux utilisant ces dispositions pour condamner des syndicalistes ou des grévistes. Ce n’est qu’en 1908 que la loi reconnaîtra une liberté syndicale accrue (procédure d’autorisation simplifiée, ouverture aux femmes et aux jeunes ouvriers) et en juin 1916 que le Reichstag passera une loi reconnaissant une complète liberté syndicale.
[46] Les inspecteurs sont notamment chargés de vérifier que les interdictions de travail des enfants sont bien appliquées, ce qui provoque des difficultés auprès des employeurs… et aussi des ouvriers, pour qui le travail d’un enfant constitue un apport utile à la famille. L’arrivée d’inspecteurs « est souvent accompagnée de coups de sifflet d’ouvriers destinés à prévenir les jeunes en situation illégale. » Une autre raison est donnée par Kott [1999] : « l’application des lois limitant le travail des enfants s’est heurtée à une très grande hostilité du milieu ouvrier. Ces lois remettaient aussi en cause, au moins en partie, le pouvoir du chef d’équipe, salariant lui-même ses auxiliaires, souvent ses propres enfants. La législation sociale entrait ici en contradiction avec l’autorité et le prestige du père. »
[47] Dans les débats au Reichstag à la suite du discours présentant le programme de réformes sociales en 1881, Bismarck avait répondu aux opposants qui le traitaient de socialiste : « Appelez ça socialisme ou ce que vous voulez. Pour moi, c’est du pareil au même ! »
[48] C’est le thème des « hygiénistes sociaux » qui insistent sur la nécessité pour une véritable politique sociale de s’attaquer aux causes des maladies, c’est-à-dire les modes de vie ouvriers eux-mêmes, malsains, insalubres, caractérisés par toutes sortes de maux et de misères physiques. Sur place par exemple, dans la fabrique, on voit l’apparition d’espaces nouveaux pour les ouvriers (vestiaires, lavabos, douches, etc.) qui contribuent à réduire les accidents et les maladies et diminuent en même temps les dépenses des caisses d’assurance. À l’extérieur, pour remédier à l’insuffisance des logements ouvriers, on entreprend la construction de logements sociaux : des caisses ou des Instituts d’assurance associées à des communes et des organismes caritatifs obtiennent des prêts pour financer ces constructions. Des campagnes pour lutter contre l’alcoolisme, la syphilis, la tuberculose, etc. sont lancées dans le cadre de ces politiques d’hygiène sociale.
[49] En 1905, des médecins influencés par la social-démocratie ou membres eux-mêmes du SPD créent l’Association pour la médecine sociale.
[50] L’alcoolisme en particulier laisse une marge d’interprétation dans l’attribution des prestations. Les ouvriers bénéficiaires peuvent ainsi être choisis en fonction de leur mérite aux yeux des présidents des caisses qui sont presque toujours des employeurs. Le principe de droit social recule ainsi par rapport à l’arbitraire patronal.
[51] Dans les fabriques des années 1830, 1850 ou 1870 règnent le laissez-aller, la désorganisation et la saleté, rien à voir avec la situation d’aujourd’hui : "une atmosphère de désordre, sans comparaison avec l'usine taylorisée du XXe siècle, un bruit permanent et varié, l'atelier parfois glacial l'hiver et torride l'été, l'huile des machines maculant les vêtements, peu d'aération, rarement un vestiaire, une cantine et des « commodités »..." (Rioux "Rioux" , 1989).
[52] Les ouvriers attendent en effet des nouvelles mesures qu’elles leur évitent de tomber dans l’indigence et le bureau des pauvres (institution versant des indemnités minimum aux démunis), qu’elles leur permettent évidemment de se soigner, de se prémunir contre les maladies et les risques professionnels. Les revendications porteront de plus en plus sur les conditions sanitaires du travail et sa durée excessive, mais aussi les abus pratiqués par l’encadrement, notamment vis-à-vis des femmes et des enfants, les violences verbales et physiques, l’attitude méprisante des médecins…
[53] Bismarck à son frère Bill, 1887, correspondance privée, cité par Gall [1984].
[54] Un mythe persistant à propos de la loi de 1889 est que l’âge de la retraite avait été fixé à 65 ans parce que c’était celui de Bismarck à ce moment-là. En réalité la loi avait fixé 70 ans (et Bismarck lui-même avait 74 ans à l’époque) ; ce ne fut qu’en 1916 que la retraite fut obtenue à 65 ans pour les ouvriers. Cf. http://www.ssa.gov/history/ottob.html
[55] Une petite révolution du début du siècle, dans le même secteur que l’informatique de notre époque, est l’apparition du fichier qui remplace les registres reliés traditionnels. Chaque assuré est individualisé par une fiche alphabétique qui permet un meilleur suivi administratif et médical, les feuilles de maladie (Krankenschein) sont également inventées à cette époque par les caisses allemandes. Touchant des populations faiblement alphabétisées, elles contribuent à familiariser la pratique de l’écrit. Les guichets, les bureaux, les bâtiments, les sanatoriums, etc. se multiplient à travers le pays et nécessitent des investissements croissants.
[56] La nécessité de coller régulièrement des timbres sur une carte-quittance rappelant le livret-ouvrier, ainsi que les conditions d’obtention de la retraite (date limite) sont mal acceptées par les assujettis et aussi par les employeurs qui critiquent la lourdeur bureaucratique du système (voir Kott, 1995, p. 150-153).
[57] L’inspection des firmes pour vérifier qu’elles appliquent les lois sociales ne doit pas être confondue avec le contrôle organisé par les caisses d’assurance auprès des assurés pour empêcher les fraudes, la simulation, vérifier les cas de maladie, d’invalidité, etc. Ces vérifications sont systématiques et les infractions s’accompagnent d’amendes et de radiation du bénéfice des indemnités.
[58] Les patrons organisent une violente campagne contre la protection sociale, refuse d’appliquer les lois (repos dominical, durée du travail), refusent l’inspection des fabriques, et font finalement plier le gouvernement : en 1896, « le patronat avait triomphé de l’État national » [Vermeil, 1952].
[59] On parle de l’ère Stumm pour cette période, d’après le nom d’un industriel conservateur de la Sarre, Stumm von Hallberg, qui s’était élevé avec virulence en 1896 contre les intellectuels et la politique sociale, dans un discours fameux au Reichstag intitulé « Socialisme de la chaire et socialisme des rues », au nom d’une vision paternaliste des œuvres sociales.
[60] Ainsi, la première femme à porter le titre d’inspecteur est Else Richthofen en 1900. Elle le doit à Max Weber, son directeur de thèse, qui est intervenu pour favoriser sa nomination.
[61] Ainsi, selon la Commission des Communautés européennes (La protection sociale en Europe, 1993), les cotisations salariales représentaient 13,7 % des salaires ouvriers moyens en 1988 en Allemagne et 11,6 % en France, tandis que les cotisations patronales en représentaient respectivement 21,5 et 27,7 %, soit un total de 35,2 et 39,3 %.
[62] Ewald [1996] corrige un peu cette vision en affirmant que derrière la critique des lois allemandes il y avait en fait la prise de conscience que tôt ou tard, on finirait par adopter un système semblable : « On sait bien vite que l’on fera comme l’Allemagne, même si on ne le fait pas avec les mêmes moyens, qu’on aboutira à la même organisation de l’assurance. On raisonnera, du moins en France, sur des statistiques allemandes, les seules existantes. On s’affrontera au Parlement au nom de l’Allemagne : pour les uns, dénoncer un projet comme inspiré du modèle allemand revenait à le condamner ; pour d’autres, il n’était pas possible que la France, initiatrice en matière de libertés, ait pu céder l’initiative aux Allemands. À travers les multiples critiques que les parlementaires adresseront à une législation bureaucratique, expression du plus horrible des socialismes, le socialisme d’État, on n’en sent pas moins percer une certaine séduction pour une architecture imposante dont on ne pourra bientôt plus nier le succès. Il ne serait pas tout à fait faux de dire que le problème pour les parlementaires français fut : comment ne pas être allemand ? »
[63] La devise des ouvriers berlinois était à propos : « Son pain de sucre, nous le dédaignons, son fouet nous le briserons ».
[64] La plupart des médecins, par la voix de leur confédération, sont ainsi hostiles dès le départ à l’assurance-maladie, et par la suite à son élargissement, craignant de perdre une clientèle potentielle. Ils rechignent à prendre un rôle de juge (décider oui ou non de l’incapacité du malade à travailler) qui nuit à la confiance nécessaire avec le patient. Ils craignent une baisse de leur statut lorsqu’ils s’engagent dans la médecine sociale, lorsqu’ils deviennent des salariés des caisses. Ils ne veulent pas devenir des fonctionnaires, ni les subordonnés des gestionnaires de ces caisses, parfois issus du monde ouvrier, qu’ils estiment socialement au-dessous d’eux. Les antagonismes et les revendications se développent naturellement aussi sur des questions classiques comme les salaires et les conditions de travail. Il s’agit là d’une évolution intéressante qui fait des médecins une catégorie comme une autre, cherchant à agir au nom de la défense de ses droits : conflits du travail, grèves, boycott, etc.
[65] Le professeur aveugle sera révoqué de l’université par le pouvoir en 1877.
[66] Bernstein suit ses cours de façon assidue et rallie plusieurs dirigeant socialistes à ses idées, mais il s’en détachera en 1879 à cause de ses attaques antisémites et se ralliera aux thèses d’Engels. L’universitaire socialiste était en effet violemment raciste : pour lui les juifs sont à l'origine de toute corruption (« Le juif est mauvais irrémédiablement. La source de sa malfaisance n'est plus sa religion mais son sang. »). Il préconise ce qu'appliqueront plus tard les nazis : pas de relations commerciales avec eux, interdiction des mariages avec les Allemands non juifs, etc. Dans l'Anti-Dühring, Engels ne critique d’ailleurs aucunement ces positions, seulement ses analyses politiques.
[67] « Nous ne sommes à vrai dire qu’un parti radical, c’est-à-dire que nous ne faisons pas plus que ne font les partis radicaux bourgeois, à la différence que nous nous le dissimulons à nous-mêmes et que nous tenons un langage qui n’est pas en rapport avec nos actes et avec nos moyens d’action. » (cité par Gougeon [1996]). Ou encore : « La social-démocratie accroîtrait son influence si elle trouvait le courage de s’émanciper d’une phraséologie véritablement dépassée et si elle voulait apparaître pour ce qu’elle est dans la réalité, à savoir un parti réformiste démocratique et socialiste. » (ibid.).
[68] Il s’installe en Suisse au début de la répression en 1878, puis en est chassé en 1888 pour ses articles (en réalité sous la pression de Bismarck sur les autorités helvètes), et reste en Angleterre jusqu’en 1901, date à laquelle les poursuites engagées contre lui par le régime impérial sont levées (Bülow aurait accepté en espérant diviser la social-démocratie). Bernstein rentre alors en Allemagne après 22 ans d’exil. Durant son séjour en Suisse, il traduit nombre d’œuvres politiques comme Misère de la Philosophie de Marx (rédigé en français), Babeuf et la Conjuration des Égaux de Deville ou Le Droit à la paresse de Lafargue.
[69] Engels donne des soirées brillantes dans sa maison de Regent Street, l’occasion pour Bernstein de rencontrer l’élite révolutionnaire et artistique de l’Europe : Lafargue, gendre de Marx, le prince Piotr Kropotkine, grande figure de l’anarchisme, le réformiste Pavel Axelrod, le marxiste orthodoxe Georges Plekhanov, George Bernard Shaw, William Morris, etc. (voir pour des détails passionnants, Angel [1961]).
[70] Bernstein profite de son séjour pour effectuer des recherches historiques sur la révolution anglaise du XVIIe siècle en l’interprétant à la lumière du matérialisme historique. Il étudie les socialistes primitifs du moment et sort de l’oubli dans son livre (Sozialismus un Demokratie in der grossen englischen Revolution, 1895) un certain Gerrard Winstanley, ce qui lui vaut l’éloge des historiens. Il devient un spécialiste de l’époque, à tel point que Max Weber le consultera pendant la rédaction de son fameux ouvrage sur l’esprit du capitalisme. Il est marqué par le comportement des Britanniques, tel qu’il apparaît par exemple dans l’anecdote suivante : « Bebel et moi eûmes une assez bonne idée de la façon anglaise, lors de notre voyage à Londres en 1880. Nous fûmes invités à une soirée d’aide pour la veuve d’un communard. Il n’y avait là que des socialistes et des révolutionnaires. En haut de la liste de souscription, imprimée au dos du programme, on pouvait lire ces mots : "Sa Majesté la reine a ouvert la liste avec une somme de £10 »… La fille de Marx, Eleanor, présente à la soirée, y récitera des poèmes… Finalement, dira Bernstein, « Marx s’est ramolli en Angleterre, pourquoi pas moi ? ». Pour plus de détails sur la vie et l’œuvre de Bernstein, voir les deux ouvrages fondamentaux de Gay [1952] et Angel [1961].
[71] Lujo Brentano (1844-1931) est un économiste allemand, à la fois libéral, catholique et de gauche, spécialiste de l’Angleterre, auteur d’un livre sur les syndicats britanniques dans lequel il préconise, dans les années 1860, la liberté syndicale la plus large pour l’Allemagne, seul moyen de défense des droits ouvriers et en même temps d’intégration dans la société (voir Sheehan [1966]). Son côté libéral le fera s’opposer aux lois sociales qu’il juge patriarcales et antidémocratiques et œuvrer toute sa vie pour le libre-échange qu’il préconise pour le développement de l’Allemagne et l’établissement de la paix. Il écrit ainsi en 1915, avec une prescience remarquable, que le système de tarifs élevés avait empoisonné les relations internationales avant 1914 et que si on ne revenait pas au libre-échange après la guerre, la paix à venir ne serait qu’un cessez-le-feu et que l’Europe serait ruinée par de futurs conflits.
[72] Julian Wolf enseigne à Zurich (notamment à la jeune Rosa Luxemburg) et publie un ouvrage intitulé « Le socialisme et l'ordre capitaliste » où il est un des premiers auteurs socialistes à prendre position contre la thèse marxiste de la paupérisation croissante des masses. Bernstein critique Wolf avec violence en 1893, au moment même de sa conversion au révisionnisme, un peu comme si, dit Gay [1952], « il cherchait à se convaincre lui-même et ne pouvait le faire qu’en criant »… Finalement il franchit le pas dans les années 1896-1898 dans une série d’articles du Neue Zeit (Probleme des Sozialismus) en annonçant qu’il était nécessaire de « clarifier là où Marx avait raison et où il s’était trompé ».
[73] Ces deux derniers prônaient un retour à Kant, en qui ils voyaient « le vrai et réel père du socialisme allemand » (H. Cohen). Des socialistes révisionnistes, proches de Bernstein, Eduard David et Paul Kampffemeyer, reprendront dans les années 1900 cette idée d’un socialisme éthique basé sur Kant en reprochant à Marx d’avoir négligé cet aspect moral : « chaque personne humaine est une valeur en soi, un but en soi » E. David (voir Gougeon [1996]). Cette orientation éloigne évidemment le SPD des pratiques des bolcheviks pour qui la fin justifiait les moyens.
[74] Bernstein constate que le nombre de possédants n’a pas diminué mais augmenté, il décrit le processus de renouvellement permanent des firmes en régime capitaliste et écrit avec ironie : « les petites entreprises assez importantes et les entreprises moyennes mettent peu de bonne volonté à disparaître… ».
[75] Il considère comme Alfred Marshall que les deux concepts de la valeur contiennent une part de vérité : « la valeur économique est androgyne, elle contient un élément d’utilité et un élément de coût. » (cité par Gay [1952]).
[76] Bernstein est le premier marxiste à condamner la dictature du prolétariat qui dit-il « relève d'un niveau inférieur de civilisation. »
[77] « Mais quand le dernier obstacle disparaît… Bernstein peut enfin avouer publiquement et s’avouer à lui-même que ses croyances sont mortes elles aussi. (…) Quand, fidèle aux dernières volontés d’Engels, il jette un jour de tempête du haut des falaises d’Eastbourne les cendres du défunt dans les flots… il rejette à ce moment les liens qui le rattachaient encore au compagnon de Marx » [Angel, 1961, p. 102].
[78] Les présupposés du socialisme et les tâches de la social-démocratie rend Bernstein célèbre dans toute l’Europe, le livre fait l’objet de multiples rééditions, il est traduit partout, jusqu’en Amérique et au Japon. Le titre original est : Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie, publié en français sous le titre Les prémisses du socialisme et en anglais sous celui de Evolutionary Socialism. Kautsky s’opposera longtemps à ses idées, mais verra en lui dès sa publication, « le premier livre sensationnel dans la littérature de la social-démocratie allemande ».
[79] On les appelle d’ailleurs « les jeunes », même s’ils comptent des militants plus âgés dans leurs rangs.
[80] Pourtant au début, Bebel attaque durement Bernstein en l’accusant de changer d’opinion au gré de son environnement : « d’abord un eisenachien, ensuite un adepte de Dühring, puis un disciple de Hochberg, un révolutionnaire, et finalement, sous l’influence anglaise, un révisionniste » (cité par Gay [1952]).
[81] Il avait écrit aussi, dès 1893 : « Nous savons que nos buts ne peuvent être atteints que par une révolution ; mais nous savons aussi qu'il n'est pas en notre pouvoir de faire cette révolution, pas plus qu'à nos adversaires de l'empêcher. Aussi n'avons-nous cure de la préparer ou de la mettre en route. Et comme la révolution ne peut être faite par des méthodes violentes, nous est-il impossible de dire quand, sous quelle forme et dans quelles circonstances elle fera son apparition. » Cité par Droz, 1974.
[82] Bebel a longtemps hésité, mais l’argument suivant l’a finalement retenu : « Toute cette affaire n’aurait pas une grande importance si seulement il n’y avait qu’un seul Bernstein, mais nous en avons un bon paquet, et la plupart dans des postes élevés à l’intérieur du parti… » (lettre de Bebel à Viktor Adler, 8 avril 1899).
[83] « Les hommes sérieux se représentent qu'un ordre de choses rattaché par mille fils au passé ne peut pas, d'un seul coup, faire place à un nouvel ordre, mais que toute évolution se produit peu à peu… Si nous voulions être une secte religieuse ou une école scientifique, assurément nous n'aurions pas à nous soucier de la sordide réalité ; nous pourrions tranquillement bâtir des châteaux en Espagne ; mais un parti qui travaille dans le monde réel ne peut pas faire cela. » Extrait du discours à l’Eldorado-Palace de Munich de Vollmar, le 1er juin 1891, cité par Dreyfus, 1991. Une explication de l’attitude de Vollmar est son origine, la Bavière, où la petite propriété domine et la population est plus conservatrice. Il est appuyé par la majorité des militants en Allemagne du Sud.
[84] Le programme d’ Erfurt se termine sur des accents très modernes : « le Parti combat non seulement l’exploitation… mais aussi toute forme de discrimination, qu’elle soit de classe, de parti, de sexe ou de race. »
[85] « Le programme d’Erfurt est d’un point de vue théorique totalement sur la base de la science moderne. » Engels, cité par Gougeon [1996].
[86] En réalité Kautsky avait rédigé la partie théorique - avec des passages recopiés directement du Capital - et Bernstein la partie concernant les réformes, d’où le double aspect du programme d’Erfurt, à la fois orthodoxe et révisionniste (voir Gougeon [1996]).
[87] 1 085 905 exactement, contre 93 218 pour la SFIO à la même date ; le SPD comptait 384 327 membres en 1906 [Gougeon, 1996].
[88] Il verse l’essentiel des aides à l’Internationale et aux socialistes étrangers, et même des subventions à l’Humanité en 1906… Ce qui n’empêche pas de dures critiques de la part de certains socialistes français, comme Gustave Hervé qui lance à Bebel au congrès de l’Internationale à Stuttgart en 1907 : « Vous n’êtes plus que des machines à voter et à compter, un parti avec des mandats et des caisses. Vous voulez conquérir le monde avec des bulletins de vote » (cité par Gougeon [1996]).
[89] « Ces députés ouvriers qui arrivent au Parlement s’embourgeoisent vite, au mauvais sens du mot ; ils perdent leur sève et leur énergie première et il ne leur reste plus qu’une sorte de sentimentalité de tribune. » Dépêche de Toulouse, 12 novembre 1887. Bebel constate de son côté en Allemagne que les députés SPD « flattés d’exercer cette fonction honorifique se comportent comme des demi-dieux », cité par Gougeon [1996].
[90] Bebel reconnaît modestement leur rôle : « Ils sont pourvus de cette armature scientifique indispensable à une lutte idéologique efficace, armature que, nous autres autodidactes, n’avons pu acquérir qu’avec beaucoup de peine et bien imparfaitement » (cité par Angel [1961]).
[91] Et de même, pour Kriegel [1974] : « Le socialisme allemand était le type le plus achevé, la source d’inspiration, le noyau dynamique du socialisme international de l’époque… (parce que) le marxisme l’avait emporté sur toutes les autres doctrines d’inspiration socialiste. Au surplus, que Marx fût un Allemand, comme l’était Engels, ce n’était pas là simple rencontre de hasard… Tantôt encore, on voyait dans l’hégémonie du socialisme allemand la consécration d’une histoire qui avait donné à l’Allemagne la victoire sur la France : sous cet angle, c’est moins parce qu’elle était une section marxiste qu’une section allemande que la social-démocratie méritait d’être ainsi tenue pour le parti modèle du socialisme international. Ce qui avait permis à l’État allemand de vaincre et qu’on évoquait avec des mots-clefs comme organisation, discipline, unité de pensée, science, la social-démocratie avait su s’en inspirer et l’adapter à ses propres fins. Bref, la communauté de principe sur laquelle l’État allemand et la social-démocratie étaient construits, chacun comme le revers de l’autre, devait être d’un même cœur proposé à l’imitation des nations et de leur prolétariat. (…) D’où l’extraordinaire réseau de groupements, associations, sociétés, unions, comités, commissions, coopératives, maisons de syndicats, maisons du peuple, qui faisait qu’un socialiste allemand – ouvrier, femme, jeune, vieillard, retraité, malade, chômeur, intellectuel – vivait sa vie, se nourrissait, se logeait, s’habillait, lisait, chantait, faisait du sport, allait au théâtre, jouait aux quilles, sans jamais quitter l’horizon socialiste. »
[92] 8,6 millions pour les ouvriers d’industrie, quinze millions en ajoutant les petits salariés, employés ou domestiques, en 1907 [Burgelin, 1969], le chiffre de 70 % correspond à la population totale, avec les familles, et pas seulement aux travailleurs actifs.
[93] Bebel écrit en 1907 : « Si nous devions vraiment défendre une fois la patrie, nous la défendrions alors parce que c'est notre patrie, parce que c'est le sol sur lequel nous vivons, la langue que nous parlons, dont nous possédons les mœurs, parce que nous voulons faire de notre patrie un pays qui n'aurait nulle part dans le monde rien de semblable dans la perfection et la beauté. » Cité par Droz, 1974. Gustav Noske publie en 1914 son ouvrage Politique coloniale et socialisme où il reconnaît le rôle utile de la colonisation pour le pays.
[94] « Sans progrès de notre économie dans les colonies, la misère actuelle en Europe, que nous nous efforçons d'éliminer, serait infiniment plus grande (…) Même comparé au passif des atrocités coloniales, l'avantage tiré des colonies pèse toujours plus lourd dans la balance. » (extrait d'un texte du parti, cité par Dreyfus, 1991). Certains membres du parti se proclament « socialistes impérialistes », comme Gerhard Hildebrand qui n’hésite pas à affirmer en 1912 que l’Allemagne a droit aux colonies du Portugal : « Un état de choses quelque peu satisfaisant pour l’Allemagne ne serait réalisé que si l’on pouvait détacher des portions essentielles du domaine colonial portugais… (…) Une puissance comme le Portugal ne peut être fondée à s’opposer à des pays infiniment plus développés, donc possesseurs de droits légitimes, parce qu’elle a acquis de grands domaines coloniaux au hasard de l’histoire » (Politique étrangère socialiste, 1912, cité par Vermeil [1952]). Pendant la période de répression dans les années 1880, il est intéressant de noter que les socialistes sont hostiles à la politique impérialiste parce qu’ils craignent l’ouverture de colonies pénitentiaires pour les opposants : c’est alors la position de Bernstein, rédacteur du Sozialdemokrat.
[95] Pour mesurer le chemin parcouru, il suffit de rappeler qu ‘en 1870, Bebel et Liebknecht (père) avaient refusé de voter les crédits militaires pour poursuivre la guerre contre la France et s’étaient solidarisés avec la Commune. En 1914, l’heure est à l’union sacrée (Burgfrieden) et non à la solidarité prolétarienne. Selon la formule ironique de Kautsky : « L'Internationale n'est pas faite pour les temps de guerre… ».
[96] « Le 16 août 1915, le député socialiste Gustav Bauer, vice-président de la Confédération des syndicats libres, infligea au Reichstag l’apologie du ministère de la Guerre et de sa politique sociale qu’il opposait à la ‘collusion déplaisante’ des autorités civiles avec le patronat. » [Burgelin, 1969].
[97] Rosa Luxemburg publie L'accumulation du capital en 1912, contre la volonté des dirigeants du parti. Karl Liebknecht attaque Bebel en 1907 dans une brochure où il préconise la lutte contre l’impérialisme et le militarisme. Ce texte, Militarisme et antimilitarisme, lui vaut dix-huit mois de séjour dans les prisons du Reich..
[98] Le SPD majoritaire voit l’aile gauche former la ligue Spartacus, et les modérés un groupe pacifiste qui deviendra l’USPD en 1917 après leur exclusion du parti (USPD : Parti social-démocrate indépendant).
[99] Tous deux hommes du XIXe siècle, ils vivront la révolution, la république de Weimar et même le nazisme pour Kautsky (1854-1938), réfugié en Hollande.
[100] Les syndicats libres sont issus du regroupement des syndicats marxistes et lassalléens en 1875. Il y a aussi les syndicats chrétiens, catholiques, protestants et même chrétiens mixtes parfois, des syndicats inspirés par le socialisme de la chaire, des syndicats professionnels, autonomes, des syndicats maisons ou encouragés par l’État. En tout, ces divers autres syndicats représentent environ 1/2 million d’adhérents à la veille de la guerre contre 2,5 millions pour les syndicats liés au SPD. 22 % des ouvriers appartenaient à un syndicat ou un autre (8 % en France), 7 % étaient membres du parti [Burgelin, 1969 ; Kott, 1999].
[101] Karl Legien, comme Eduard Bernstein, s’est opposé à maintes reprises aux autres membres du SPD sur les points de doctrine marxiste. Sous leur double influence, à la veille de la guerre, le SPD était devenu selon les syndicalistes « un parti de praticiens colportant quelques formules révolutionnaires que l'on ne prenait plus au sérieux », cité par Droz, 1974.
[102] L'expression apparaît pour la première fois sous la plume d’un député français sous le second Empire, Émile Olivier (1825-1913).
[103] Cette typologie est assez proche de celle plus ancienne de Richard Titmuss [1974] qui distinguait le système résiduel-subsidiaire basé sur l’assistance publique (États-Unis), le système méritocratique-productiviste lié à l’industrie (Allemagne, France) et le système institutionnel-redistributif (universaliste, logique du besoin) de la Grande-Bretagne et des pays scandinaves.
[104] « A distinction proposed by Gøsta Esping-Andersen (1990) is of particular value. So-called "residual" welfare states concentrated on correcting market results through income and consumption subsidies targeted at those without adequate market income ("the poor"). The ideal-typical example is the USA. The "Christian Democratic" welfare state, typical for the founding countries of the European Community, emphasized social insurance tied to employment and aiming at the preservation of employees´ economic status throughout the vicissitudes of life. The "Social Democratic" welfare state of Scandinavian provenience centered on the universal provision of essential services and income-maintenance as economic citizen rights, independent of citizens´ market income. » [Pfaller, 2000].
« The role of the state, the market and family in providing welfare for the members of the society is also a key determinant of types of welfare state, according to Esping-Andersen. Do the citizens have to rely on purchase of services on the market especially in times of need, or are they expected to rely on their family's resources, or can they can rely upon public provision? We refer to this last criteria as 'dominance of the market', that is, whether citizens have to work in the market place and purchase the services they require, such as legal services, on the market. For Esping-Andersen, the dominance of the market is a key test of the development of welfare states, that is, whether citizens have a right to services and whether they can maintain their livelihood without participating on the market. For our purpose the question will be whether citizens are forced to purchase their legal services on the market or whether there is public provision through a generous legal aid scheme. » [Regan, 1994].
Paru dans Droit et économie de l'assurance et de la santé, Dalloz, 2002