500 ans de pensée économique

 

 

"There you go, gentlemen.  According to this, we are now a "school of thought"."

 

 

Quelles leçons peut-on tirer aujourd’hui de l’évolution des idées économiques depuis cinq siècles ? Elle suivent en fait une sorte de balancier, oscillant du laisser faire au dirigisme, comme si l’essentiel était toujours en fin de compte de préciser le rôle de l’État et celui du marché. Rien de bien nouveau sous le soleil… De l’interventionnisme des mercantilistes, caractéristique des Temps modernes, on passe au libéralisme des classiques pendant la révolution industrielle (1760-1820), puis, en réaction, aux idéaux socialistes du XIXe, eux-mêmes contestés par les néoclassiques à la fin du siècle… Avant de revenir à l’interventionnisme avec Keynes dans l’entre-deux-guerres et après 1945, pour connaître une phase de regain du libéralisme, appelé monétarisme, à partir des années 1980, lui-même de plus en plus critiqué par les courants alternatifs.

À la Renaissance, la science économique est encore dans les limbes, elle apparaîtra en tant que discipline seulement trois siècles plus tard, avec Adam Smith et les classiques. Cependant une première école se forme, faite de l’agrégation diffuse de tous les auteurs – philosophes, juristes, écrivains – qui se sont penchés sur la question de la rareté et des richesses et qui ont résumé les idées du temps en la matière, école connue sous le vocable commode de mercantilisme. Il s’agit plus d’un état d'esprit général, d’une nébuleuse, que d'un corps de doctrines clairement établi. Il est énoncé dans une multitude de pamphlets par des auteurs comme Thomas Mun (Discourse on Trade, 1621), Thomas Gresham, à l'origine de la fameuse loi qui porte son nom (la mauvaise monnaie chasse la bonne), Antoine de Montchrestien, premier auteur d'un Traité de l'économie politique en 1616, Jacques Savary (Le parfait négociant, 1675), ou Bernardo Davanzatti (théorie de la valeur fondée sur l’utilité et la rareté).

Les mercantilistes sont favorables à l’interventionnisme étatique, au protectionnisme et à l’accumulation de richesses monétaires, sous forme d’or ou d’argent, obtenues par un excédent de la balance commerciale. Vivant dans un monde sans croissance, du moins sans croissance perceptible à l’échelle d’une vie humaine (courte à l’époque), ils ne voient dans les échanges commerciaux qu’un jeu à somme nulle où ce qu’un pays obtient est gagné sur les autres. Il importe donc de défendre la nation et ses intérêts : les relations économiques internationales sont nécessairement conflictuelles, et le mercantilisme est proche d'une véritable guerre livrées entre les peuples. Il s'agit d'une économie de prédation, comme le dit Montchrestien : Il faut de l'argent, et n'en ayant point de notre cru il faut en avoir des étrangers ; ou encore Colbert : On ne peut augmenter l'argent dans le royaume, qu'en même temps l'on en ôte la même quantité dans les États voisins. De plus, pour eux, la mission de l'économie n'est pas d'offrir aux citoyens de meilleures conditions de vie, mais de fournir à l'État des instruments de pouvoir : les activités économiques ne sont qu'un moyen d'accroître la puissance et la richesse de la nation (Maillet).

Un des premiers grands débats économiques a lieu au XVIe siècle, à propos de l’inflation : les prix montent régulièrement en Europe sous l’effet de l’afflux de métaux précieux venus des Amériques via l’Espagne, et personne ne comprend cette montée irrésistible des prix. On a là un exemple frappant de l’influence des idées dominantes : voyant dans les métaux précieux le bien par excellence, les contemporains ne peuvent comprendre qu’ils sont à l’origine du mal, l’inflation, qu’on cherche à expliquer, par leur abondance même. C’est le juriste angevin, Jean Bodin, qui le premier expliquera clairement les causes du phénomène, en 1567, allant à l’encontre pour cela des idées en cours.

Le libéralisme économique commence à contester le mercantilisme dès la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe, avec des auteurs comme Boisguillebert, Cantillon ou Mandeville. Ce dernier publie en 1705 la célèbre fable des abeilles (Fable of the bees) qui cherche à montrer, bien avant Smith, que la recherche des vices privés par les individus peut conduire à la satisfaction de l’intérêt général. Les physiocrates en France, avec le docteur Quesnay et son Tableau économique (1758), Dupont de Nemours, Turgot, Gournay ou Mirabeau, croient en un ordre naturel (physiocratie : littéralement pouvoir de la nature), qui s’établit grâce à la liberté et la propriété : l’ordre le plus parfait sans le secours d’aucune loi. Mais ce sont surtout les classiques anglais, avec Adam Smith (1723-1790), David Ricardo (1772-1823), Thomas Malthus (1766-1834) et John Stuart Mill (1806-1873), auxquels on adjoint les Français Jean-Baptiste Say (1767-1832) et Frédéric Bastiat (1801-1850), qui fonderont l’économie politique. Tous affirment l’importance du libéralisme économique, de la non intervention de l’État (qui doit rester un État gendarme, ou veilleur de nuit, chargé de la sécurité, de l’ordre et de la défense), du libre-échange entre les nations, facteur de prospérité et de paix. L’idée que la recherche de l’intérêt individuel coïncide avec l’intérêt général est affirmée, comme le fait Smith avec sa célèbre image de la main invisible ou sa parabole du boulanger : lorsque vous achetez votre pain, dit-il, pour qu’il soit bon, faites-vous appel à la philanthropie du boulanger, ou bien à son égoïsme, vous fait-il un pain de qualité parce qu’il vous aime, ou bien plutôt parce que c’est son intérêt ?

Mais les classiques élaborent aussi tout un ensemble de théories et de lois qui forment l’économie naissante : loi des avantages comparatifs, loi des rendements décroissants, théorie de la rente différentielle, principe d’accumulation, théorie de l’état stationnaire, théorie de la valeur-travail, théorie de la répartition des revenus, loi des débouchés, théorie de la monnaie-voile, etc.

L’écart entre l’idéal classique et la réalité, la grande misère ouvrière du XIXe siècle, suscite la montée des idées socialistes. Le comte de Saint-Simon (1760-1825) en est l’un des précurseurs, avec Sismondi (1773-1842), Fourier (1772-1837), Owen (1771-1858), Proudhon (1802-1847) et bien d’autres. Saint-Simon préconise un développement industriel planifié, l’abolition de l’héritage, des mesures sociales, mais aussi le libre-échange entre les nations. Ses disciples se partageront entre saint-simoniens romantiques, utopistes, comme Enfantin et Bazard – ils forment une communauté à Ménilmontant, prônant l’amour libre, l’entraide, le travail manuel, le port de l’uniforme[1] –, et saint-simoniens réalistes, notamment des hommes d’action, financiers, industriels et politiciens sous le Second Empire (Émile et Isaac Pereire, « les plus grands industriels que la France ait connu » selon Gerschenkron, Michel Chevalier, instigateur du libre-échange en France avec le traité de 1860 avec l’Angleterre). Saint-Simon oppose les abeilles (industriels, paysans, négociants, financiers, savants) aux frelons (nobles, propriétaires, bureaucrates, politiciens) dans sa célèbre parabole où il assure que la disparition brutale des plus importants des derniers ne provoquerait pas grand trouble dans le royaume, alors que s’il s’agissait des premiers, le désastre serait sans remède[2].

Mais naturellement Marx est le plus grand des auteurs socialistes. Il se situe au point de rencontre de trois courants de pensée et d'action dans son analyse du capitalisme (exploitation, crises, paupérisation, concentration) et sa théorie de l'évolution des sociétés (matérialisme historique), trois courants venant des trois principaux pays européens :

l'économie politique classique anglaise, dont il reprend les outils d'analyse (valeur-travail et baisse du taux de profit, théorie de la répartition des revenus) ;

la philosophie allemande, notamment Hegel et sa vision dialectique, Feuerbach et sa dénonciation de la religion ;

l'action politique militante et la mystique révolutionnaire des socialistes français, héritées de la Révolution, avec à son époque Louis Blanc, Armand Barbès ou Auguste Blanqui.

Le succès durable de Marx auprès des masses est lié à trois idées dont l'inéluctabilité fit de sa pensée une sorte de messianisme :

– aucune amélioration n'était à attendre du système capitaliste parce qui repose sur l'exploitation ;

– son évolution conduisait inévitablement à une société différente et meilleure ;

– la classe ouvrière serait la bénéficiaire de ce futur glorieux.

Le marxisme orthodoxe aujourd’hui est bien oublié, du fait de l’effondrement des régimes communistes, et les analyses de Marx rejetées par la plupart des économistes. Mais le matérialisme historique, l’idée que les infrastructures (la façon dont on produit) déterminent les superstructures (les institutions et les croyances), que les contradictions entre les deux et la lutte des classes font avancer les sociétés, gardent un grand pouvoir analytique pour comprendre l’évolution des sociétés. Enfin le marxisme révisionniste, à l’origine de la social-démocratie moderne, inauguré par Eduard Bernstein dans les années 1890, reste bien vivace.

La fin du XIXe siècle voit l’apparition d’un nouveau courant libéral, le néoclassicisme, fondé sur un outil rigoureux, les mathématiques. C’est une deuxième naissance de la discipline en quelque sorte, celle de la science économique moderne, au départ microéconomique, basée sur l’hypothèse de l’homo œconomicus, rationnel, qui cherche à maximiser sa satisfaction ou son profit, et dont on peut modéliser le comportement. Les principaux instruments de l’économie sont alors forgés : le calcul marginal, les courbes d’indifférence, l’équilibre général, la théorie de la valeur-utilité, l’analyse du consommateur et du producteur, l’analyse du marché de concurrence pure et parfaite, etc. On distingue l’école de Vienne, avec Menger, Wieser, Mises et Hayek, l’école de Cambridge avec Jevons, Marshall et Pigou, et l’école de Lausanne avec Walras et Pareto. Ce dernier est célèbre pour la formulation de son optimum : « l’état de l’économie tel qu’il n’est plus possible d’accroître la satisfaction d’un individu sans diminuer celle d’au moins un autre ».

Les difficultés de l’entre-deux-guerres vont susciter un retour du balancier face au libéralisme néoclassique. La théorie keynésienne, exposée dans la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie (1936), donne une explication et des remèdes à la crise de 29 : pour John Maynard Keynes (1883-1946) ce sont les dépenses totales qui déterminent le niveau de la production (Revenu national) et donc celui de l'emploi. L’analyse devient macroéconomique, à la différence des néoclassiques, la crise est une crise de sous-consommation, ou de surproduction, due à l’insuffisance de la demande globale. Les composantes principales de celle-ci sont la consommation, l'investissement, les dépenses publiques et les exportations. La première est passive, liée au revenu selon la fonction de consommation ; la deuxième est volatile et joue un rôle clé dans le niveau de l'activité économique. Les deux dernières ont des caractéristiques opposées : le niveau des exportations est fixé à l'extérieur et donc hors d'atteinte ; par contre le niveau des dépenses publiques est entre les mains des décideurs, et c'est justement l'instrument d'action privilégié par Keynes.

La politique économique keynésienne du plein emploi – qu'on peut naturellement inverser en cas de lutte contre l'inflation – tend ainsi à agir par les dépenses publiques et donc le déficit budgétaire pour relancer la demande (politique budgétaire), par la fiscalité pour favoriser une redistribution des revenus plus égalitaire et favorable à la consommation (politique fiscale), et par l'offre de monnaie pour permettre une baisse des taux d'intérêt et donc une reprise de l'investissement (politique monétaire). Keynes s'oppose aux politiques déflationnistes et à l'étalon or (l’or est pour lui une « relique barbare »), il prend position pour la dévaluation et la stimulation des dépenses par le déficit budgétaire, la baisse des taux d'intérêt, la redistribution des revenus, la protection sociale, les allocations de chômage. Il critique les théories néoclassiques en faveur d'une baisse des salaires pour rétablir l'emploi, et préconise au contraire une relance par la hausse des salaires nominaux. En ce sens, il se rapproche, dans le domaine théorique, du fordisme, développé de façon pratique en Amérique. Il s'agit dans les deux cas « d'intégrer le monde du travail dans la société capitaliste » (Beaud).

En fait Keynes souhaite l'intervention de l'État, non pas pour se substituer aux entreprises privées, mais pour mieux assurer le bon fonctionnement des mécanismes du marché. L'économie laissée à elle-même ne tend pas vers un équilibre et l'État doit assurer la réalisation du plein emploi, afin que l'initiative privée capitaliste puisse agir dans les meilleures conditions.

Keynes, qui n’était guère modeste, voyait dans son œuvre une révolution en économie comparable à celle de Copernic en son temps ou encore à celle qu’Einstein avait apporté à la physique de Newton. Galbraith est plus critique, qui voit dans la Théorie générale « une œuvre d'une profonde obscurité, mal écrite et publiée hâtivement... Une grande part de son influence vient du fait qu'elle est largement incompréhensible... Elle a dû être reformulée sous forme intelligible par des auteurs comme Joan Robinson ou Alvin Hansen » ». L'auteur ajoute que « tous les économistes prétendent l'avoir lue, mais peu l'ont fait ; les autres, sachant qu'ils ne la liront jamais, en ressentent une culpabilité secrète… ».

Cependant certains courants alternatifs ou hétérodoxes viennent se glisser dans cette belle alternance entre libéraux et interventionnistes, il s’agit des historicistes allemands, des institutionnalistes américains, des évolutionnistes à la suite des travaux de Schumpeter. Les historicistes, tels Gustav Schmoller, Max Weber, Werner Sombart, s’opposent aux néoclassiques en refusant la modélisation mathématique et en prônant une analyse inductive basée sur l’étude de l’histoire ; les institutionnalistes, comme Thorstein Veblen (1857-1929), J.R. Commons ou W.C. Mitchell, étudient les comportements et les institutions (au sens large de règles, de conventions, d’habitudes mentales, codes) en rejetant également les modèles néoclassiques jugés simplificateurs. Quant à Joseph Schumpeter (1883-1950), il s’attache à l’étude des facteurs de la croissance et des cycles selon une approche dynamique éloignée de l’analyse statique des marginalistes : le rôle de l’entrepreneur-innovateur, de la destruction créatrice lors des crises, des grappes d’innovations.

Pour finir, les dernières décennies ont vu une sorte d’éclatement de la discipline, avec l’apparition d’autres courants, créateurs de nouveaux concepts (sélection adverse, salaire d’efficience, marchés contestables, croissance endogène, défaillances du marché, relation principal/agent, etc.). Les monétaristes tout d’abord, autour de Milton Friedman, ont été les premiers à contester la vulgate keynésienne ; suivis par les nouveaux classiques, avec Muth, Lucas, P. Romer, Barro, et leurs anticipations rationnelles qui rendent les politiques économiques inefficaces ; les théoriciens du capital humain (Becker) ; ceux des choix publics (Buchanan) ; les économistes de l’offre (Laffer) ; et à l’extrême libéralisme, les libertariens partisans d’un capitalisme sans État ou anarcho-capitalisme, tel Rothbart. La réaction à ces critiques s’est ensuite développée avec les nouveaux keynésiens, comme Mankiw, Stiglitz, D. Romer et Akerlof, qui insistent sur les imperfections du marché dues à des asymétries d’information, justifiant ainsi l’intervention des pouvoirs publics. Les néoinstitutionnalistes de leur côté élaborent une synthèse entre les premières thèses institutionnalistes et le courant néoclassique orthodoxe, avec Ronald Coase, Oliver Williamson ou Douglass North[3]. Enfin les régulationnistes en France font une synthèse des analyses marxistes, institutionnalistes et keynésiennes, autour de Michel Aglietta et Robert Boyer, et se livrent à de nouvelles analyses de la monnaie et du capitalisme fordiste.

 

Que nous apporte aujourd’hui cette longue série d’analyses ? Une meilleure compréhension de nos sociétés, de ses mécanismes économiques et monétaires, du rôle des institutions et du progrès technique dans la croissance, de l’importance du marché, du capitalisme et de leurs correctifs. Mais aussi et surtout elles nous rappellent qu’il reste beaucoup à comprendre dans un domaine, celui d’une science humaine, où nos connaissances sont limitées et les oppositions fortes. En France en particulier, influencée durablement par le mercantilisme colbertiste, mais aussi par le libéralisme, depuis les physiocrates, Say ou Bastiat, et enfin par le socialisme révolutionnaire ou réformiste, les débats n’ont jamais cessé.

                                                       

 

[1] Le célèbre « habit de solidarité » qui se boutonnait par derrière pour obliger de recourir à l’aide d’un frère…

[2] Voir la somme de Ahmed Silem, Histoire de l’analyse économique, Hachette, 1995 ; et du même auteur : Lexique d’économie, Dalloz, 2002.

[3] Sur tous ces auteurs et courants, voir deux excellents ouvrages : Dictionnaire d’économie, de G. Abraham-Frois et alii, Sirey, 2002, et Dictionnaire des grandes œuvres économiques, X. Greffe et alii, Dalloz, 2002.

 

Voir aussi : http://cepa.newschool.edu/het/

 

 

 

 

500 ans de pensée économique (2ème version)

 

Quelles leçons peut-on tirer aujourd’hui de l’évolution des idées économiques depuis cinq siècles ? Elle suivent en fait une sorte de balancier, oscillant du laisser faire au dirigisme, comme si l’essentiel était toujours en fin de compte de préciser le rôle de l’Etat et celui du marché. De l’interventionnisme des mercantilistes on passe au libéralisme des classiques pendant la révolution industrielle, puis, en réaction, aux idéaux socialistes du XIXe, eux-mêmes contestés par les néoclassiques à la fin du siècle… Avant de revenir à l’interventionnisme avec Keynes dans l’entre-deux-guerres et après 1945, pour connaître une phase de regain du libéralisme, appelé monétarisme, à partir des années 1980, lui-même de plus en plus critiqué par les courants alternatifs.

 

À la Renaissance, la science économique est encore dans les limbes, elle apparaîtra en tant que discipline seulement trois siècles plus tard avec Adam Smith. Cependant une première école se forme, faite de l’agrégation diffuse de tous les auteurs qui se sont penchés sur la question de la rareté et des richesses et qui ont résumé les idées du temps en la matière, école connue sous le vocable commode de mercantilisme. Il s’agit plus d’un état d'esprit général, d’une nébuleuse, que d'un corps de doctrines clairement établi. Il est énoncé dans une multitude de pamphlets par des auteurs comme Thomas Gresham, à l'origine de la fameuse loi qui porte son nom (la mauvaise monnaie chasse la bonne) ou Antoine de Montchrestien, inventeur du mot économie politique.

Les mercantilistes sont favorables à l’interventionnisme étatique, au protectionnisme et à l’accumulation de richesses monétaires, sous forme d’or ou d’argent, obtenues par un excédent de la balance commerciale. Vivant dans un monde sans croissance, du moins sans croissance perceptible à l’échelle d’une vie humaine (courte à l’époque), ils ne voient dans les échanges commerciaux qu’un jeu à somme nulle où ce qu’un pays obtient est gagné sur les autres. Il importe donc de défendre la nation et ses intérêts : les relations économiques internationales sont nécessairement conflictuelles, et le mercantilisme est proche d'une véritable guerre livrées entre les peuples. Il s'agit d'une économie de prédation, et comme le dit Montchrestien il faut de l'argent, et n'en ayant point de notre cru il faut en avoir des étrangers ; ou encore Colbert : On ne peut augmenter l'argent dans le royaume, qu'en même temps l'on en ôte la même quantité dans les États voisins. Le rôle de l'économie n'est pas d'offrir aux citoyens de meilleures conditions de vie, mais de fournir à l'État des instruments de pouvoir : les activités économiques ne sont qu'un moyen d'accroître la puissance et la richesse de la nation.

 

Depuis ce dirigisme dont la France garde encore l’empreinte, et qui s’explique par l’affirmation des États-nations au début des Temps modernes, la balançoire va aller de l’autre côté, au temps des Lumières, avec la contestation croissante de l’État royal. Le libéralisme économique commence à s’affirmer dès le début du XVIIIe, avec par exemple Mandeville en Angleterre qui publie en 1705 la célèbre fable des abeilles (Fable of the bees). Il cherche à montrer que la recherche des vices privés par les individus peut conduire à la satisfaction de l’intérêt général. Une idée très libérale sur laquelle Keynes ironisera bien plus tard : « le capitalisme est la croyance extraordinaire que l’individu le plus vil, agissant pour le motif le plus bas, favorise d’une façon ou d’une autre l’intérêt général… »

Les physiocrates en France, avec le bon docteur Quesnay et son Tableau économique (1758), mais aussi Turgot, Mirabeau ou Dupont de Nemours (à l’origine de la multinationale US de la chimie), croient aussi en un ordre naturel (physiocratie : littéralement pouvoir de la nature), un ordre qui s’établit grâce à la liberté et la propriété : l’ordre le plus parfait sans le secours d’aucune loi. Mais ce sont surtout les classiques anglais, comme Adam Smith, David Ricardo, Thomas Malthus et John Stuart Mill, auxquels on adjoint les Français Jean-Baptiste Say et Frédéric Bastiat, qui fonderont l’économie moderne. Tous affirment l’importance du libéralisme économique : laisser-faire à l’intérieur (l’État doit rester un État gendarme, ou veilleur de nuit, chargé de la sécurité, de l’ordre et de la défense), libre-échange à l’extérieur, facteur de prospérité et de paix entre nations. L’idée de Mandeville est reprise par Smith avec sa célèbre image de la main invisible, ou encore sa parabole du boulanger : lorsque vous achetez votre pain, dit-il, pour qu’il soit bon, faites-vous appel à la philanthropie du boulanger, ou bien à son égoïsme, vous fait-il un pain de qualité parce qu’il vous aime, ou bien plutôt parce que c’est son intérêt ?

Les classiques élaborent aussi tout un ensemble de théories et de lois qu’on apprendra pendant deux siècles dans les facultés : avantages comparatifs, rendements décroissants, rente différentielle, principe d’accumulation, état stationnaire, valeur-travail, loi des débouchés, etc.

 

Cependant l’écart entre l’idéal classique et la réalité – la grande misère ouvrière du XIXe siècle – suscite un retour rapide du pendule dans l’autre sens, vers les idées socialistes. Le comte de Saint-Simon en est l’un des précurseurs, à côté d’utopistes comme Fourier, d’entrepreneurs comme Owen (inventeur des coopératives), ou d’anarchistes comme Proudhon. Saint-Simon préconise un développement industriel planifié, l’abolition de l’héritage, mais aussi le libre-échange entre les nations. Il préfigure nos technocrates et énarques modernes. Une partie des saint-simoniens deviendront des hommes d’action, financiers, industriels et politiciens sous le Second Empire : Émile et Isaac Pereire, « les plus grands industriels que la France ait connus » (Gerschenkron) ou Michel Chevalier, instigateur du libre-échange avec le traité de 1860 avec l’Angleterre). Saint-Simon oppose les abeilles (industriels, paysans, négociants, financiers, savants) aux frelons (nobles, propriétaires, bureaucrates, politiciens) dans sa célèbre parabole où il assure que la disparition brutale des plus importants des derniers ne provoquerait pas grand trouble dans le royaume, alors que s’il s’agissait des premiers, le désastre serait sans remède.

 

Utopies

 

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Depuis Platon et son communisme aristocratique, Thomas More et son Utopia (1516), jusqu’aux hippies des années soixante, les entreprises utopistes n’ont jamais cessé. Mais c’est le XIXe siècle, avec l’effervescence brouillonne des idées socialistes, qui en marque l’apogée. On peut rappeler Fourier et ses phalanstères, Cabet et son Icarie, et des personnages moins connus, comme Pierre Leroux et Jean-Baptiste Godin. Le premier est l’inventeur de mots qui auront un bel avenir : socialisme et solidarité. Ami de Heine et de George Sand, il est élu député en 1848, mais doit s'exiler après le 2 décembre. Prophétique, il annonce à la fois le Goulag et la mondialisation : « Le socialisme absolu n'est pas moins abominable ni moins absurde que le capitalisme absolu » ; « Il est permis de croire que la moitié de la race humaine entrera peu à peu dans l'activité telle que l'Occident la conçoit ». Quant à Godin, producteur des fameux poêles en fonte qui portent son nom (il en devient le premier producteur mondial vers 1880), il est influencé par Fourier et organise son entreprise, à Guise, en familistère : un palais social selon ses termes, une sorte de village industriel modèle, une fondation sociale inspirée par la fraternité. L'organisation est celle d'une coopérative de production qui deviendra à sa mort la propriété des ouvriers.

La « secte » des saint-simoniens romantiques établit une communauté à Ménilmontant, prônant l’amour libre, l’entraide, le travail manuel, le port de l’uniforme (le célèbre « habit de solidarité » qui se boutonnait par derrière pour obliger de recourir à l’aide d’un frère…). Accusés d’outrage à la morale, Enfantin (dit le père) et Chevalier (futur conseiller de Napoléon III…) feront huit mois de captivité à Ste Pélagie en 1832. Dans un article de leur journal, le Globe, intitulé De la femme, le passage suivant avait suscité l’indignation : « on verrait dans l’avenir des hommes et des femmes, unis par un amour sans exemple et sans nom, puisqu’ils ne connaîtraient ni le refroidissement ni la jalousie ; des hommes et des femmes qui se donneraient à plusieurs, sans cesser jamais d’être l’un à l’autre, et dont l’amour serait, au contraire, comme un divin banquet augmentant de magnificence en raison du nombre et du choix des convives ».

 

Mais naturellement Marx est le plus important des auteurs socialistes. Il se situe au point de rencontre de trois courants de pensée et d'action dans son analyse du capitalisme, trois courants venant des trois principaux pays européens :

l'économie politique classique anglaise, dont il reprend les outils d'analyse ;

la philosophie allemande, notamment Hegel et sa vision dialectique, Feuerbach et sa dénonciation de la religion ;

l'action politique militante et la mystique révolutionnaire des socialistes français, héritées de la Révolution et des militants socialistes comme Blanqui.

Le marxisme orthodoxe aujourd’hui est bien oublié, du fait de l’effondrement des régimes communistes, et les analyses de Marx rejetées par la plupart des économistes. Mais le matérialisme historique, l’idée que les infrastructures (la façon dont on produit) déterminent les superstructures (les institutions et les croyances), que les contradictions entre les deux et la lutte des classes font avancer les sociétés, gardent un grand pouvoir analytique pour comprendre l’évolution des sociétés. Enfin le marxisme révisionniste, à l’origine de la social-démocratie moderne, inauguré par Eduard Bernstein dans les années 1890, reste bien vivace.

 

Marche arrière toute encore une fois à la fin du XIXe siècle avec l’apparition d’un nouveau courant libéral, le néoclassicisme, fondé sur un outil rigoureux, les mathématiques. C’est une deuxième naissance de la discipline, celle de la science économique moderne, au départ microéconomique, basée sur l’hypothèse de l’homo œconomicus, rationnel, qui cherche à maximiser sa satisfaction ou son profit, et dont on peut modéliser le comportement. Les principaux instruments de l’économie sont alors forgés : le calcul marginal, les courbes d’indifférence, l’équilibre général, la théorie de la valeur-utilité, l’analyse du consommateur et du producteur, l’analyse du marché de concurrence pure et parfaite, etc. On distingue l’école de Vienne, avec Menger, Wieser, Mises et Hayek, l’école de Cambridge avec Jevons, Marshall et Pigou, et l’école de Lausanne avec Walras et Pareto. Ce dernier est célèbre pour la formulation de son optimum : « l’état de l’économie tel qu’il n’est plus possible d’accroître la satisfaction d’un individu sans diminuer celle d’au moins un autre ».

 

Inéluctablement cependant le mouvement continue : les difficultés de l’entre-deux-guerres suscitent un retour du balancier, c’est la théorie keynésienne, exposée en 1936, qui donne une explication et des remèdes à la crise de 29 : pour John Maynard Keynes ce sont les dépenses totales qui déterminent le niveau de la production nationale et donc celui de l'emploi. L’analyse devient macroéconomique, la crise est une crise de surproduction due à l’insuffisance de la demande globale, composée de la consommation, de l’investissement, des dépenses publiques et des exportations.

La politique économique keynésienne du plein emploi – qu'on peut naturellement inverser en cas de lutte contre l'inflation – tend ainsi à agir par le déficit budgétaire pour relancer la demande (politique budgétaire), par la fiscalité pour favoriser une redistribution des revenus plus favorable à la consommation (politique fiscale), et par l'offre de monnaie pour permettre une baisse des taux d'intérêt et donc une reprise de l'investissement (politique monétaire). Keynes critique les théories néoclassiques en faveur d'une baisse des salaires pour rétablir l'emploi, et préconise au contraire une relance par la hausse des salaires nominaux. En ce sens, il se rapproche, dans le domaine théorique, du fordisme, développé de façon pratique en Amérique. Il s'agit dans les deux cas « d'intégrer le monde du travail dans la société capitaliste » (Beaud).

L’intervention de l'État tend non à se substituer aux entreprises privées, mais à mieux assurer le bon fonctionnement des mécanismes du marché. L'économie laissée à elle-même ne va pas vers un équilibre et l'État doit assurer la réalisation du plein emploi, afin que l'initiative privée capitaliste puisse agir dans les meilleures conditions.

Keynes, qui n’était guère modeste, voyait dans son œuvre une révolution en économie comparable à celle de Copernic en son temps ou encore à celle qu’Einstein avait apporté à la physique de Newton. Galbraith est plus critique, qui voit dans la Théorie générale « une œuvre d'une profonde obscurité, mal écrite et publiée hâtivement... Une grande part de son influence vient du fait qu'elle est largement incompréhensible... » Il ajoute que « tous les économistes prétendent l'avoir lue, mais peu l'ont fait ; les autres, sachant qu'ils ne la liront jamais, en ressentent une culpabilité secrète… ».

 

Alternatifs

Des courants hétérodoxes viennent se glisser dans cette belle alternance entre libéraux et interventionnistes, tels les historicistes allemands, les institutionnalistes américains, les évolutionnistes dans la lignée de Schumpeter. Les historicistes, comme Gustav Schmoller, Max Weber, Werner Sombart, s’opposent aux néoclassiques en refusant la modélisation mathématique et en prônant une analyse inductive basée sur l’étude de l’histoire ; les institutionnalistes, dont Thorstein Veblen est le chef de file, étudient les comportements et les institutions (au sens large de règles, de conventions, d’habitudes mentales) en rejetant également les modèles néoclassiques jugés simplificateurs. Quant à Joseph Schumpeter, qui fait actuellement un come-back remarquable, il s’attache à l’étude des facteurs de la croissance et des cycles selon une approche dynamique éloignée de l’analyse statique des marginalistes : le rôle de l’entrepreneur-innovateur, de la destruction créatrice lors des crises, des grappes d’innovations…

 

Quittant sa belle régularité, le métronome finit par s’affoler dans les dernières décennies : on assiste en effet à une sorte d’éclatement de la discipline avec l’apparition d’autres courants, créateurs des concepts à la mode aujourd’hui en économie (sélection adverse, salaire d’efficience, marchés contestables, croissance endogène, relation principal/agent, coûts de transaction, etc.). Les monétaristes tout d’abord, autour de Milton Friedman, ont été les premiers à contester la vulgate keynésienne, suivis par les nouveaux classiques, avec Muth ou Lucas, et leurs anticipations rationnelles qui rendent les politiques économiques inefficaces. De même les théoriciens du capital humain (Becker), ceux des choix publics (Buchanan), les économistes de l’offre (Laffer), et à l’extrême libéralisme, les libertariens comme Rothbart partisans d’un capitalisme sans État ou anarcho-capitalisme. La réaction à ces nouvelles critiques libérales ne s’est pas fait attendre, et les nouveaux keynésiens, comme Stiglitz ou Akerlof, ont fait apparaître des imperfections du marché dues à des asymétries d’information, justifiant ainsi l’intervention des pouvoirs publics. Les néoinstitutionnalistes de leur côté, comme les Nobel Ronald Coase et Douglass North, ont modernisé les premières thèses institutionnalistes en y intégrant les outils néoclassiques modernes. Enfin les régulationnistes en France ont fait une synthèse des analyses marxistes, institutionnalistes et keynésiennes, autour de Michel Aglietta et Robert Boyer, avec des analyses sur la monnaie et le capitalisme fordiste.

 

Que nous apportent au final toutes ces analyses ? Une meilleure compréhension de nos sociétés, de ses mécanismes économiques et monétaires, du rôle des institutions et du progrès technique dans la croissance, de l’importance du marché, du capitalisme et de leurs correctifs. Mais aussi et surtout elles nous rappellent qu’il reste beaucoup à comprendre dans un domaine, celui d’une science humaine, où nos connaissances restent limitées et les oppositions fortes. En France en particulier, influencée durablement par le mercantilisme colbertiste, mais aussi par le libéralisme depuis les physiocrates, et naturellement par le socialisme, révolutionnaire ou réformiste, le débat continue… 

 

 

Paru dans Capital, août 2003

 

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