LES GRANDES INTERPRÉTATIONS DE LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE

 

 

 

Résumé

La révolution industrielle en Grande-Bretagne a été analysée de façon différente par ses premiers observateurs au XIXe siècle comme Marx et Engels, Toynbee et Mantoux, et les auteurs du XXe comme Landes ou Bairoch, puis les économistes de la New Economic History et les néoinstitutionnalistes. Cet article a pour but de rendre compte de ces diverses interprétations, notamment le débat sur le rôle de la France, en rappelant les interactions à l’œuvre entre l’agriculture, le commerce extérieur, la démographie et l’industrie, ainsi que les principales conséquences économiques et sociales de cette grande mutation.

 

Cugnot va dans le mur...

 

Abstract

The XVIIIth century industrial revolution in Britain has been differently analysed by the historians of the two last centuries and the economists of the New Economic History. This article aims to survey these analysis by replacing them in the general context of the time. A study of the interactions at work in the process of industrialization follows, in regard to the effects of agricultural progress, the role of population growth and that of the boom in external trade. The case of France is also analyzed in light of the revisionist theories which made it a pioneering country. The long-term consequences of the industrial revolution on economic growth and social conditions are finally presented.

 

 

Selon Peter Mathias dans son manuel classique[1], la révolution industrielle peut être définie comme la « phase initiale d'un processus d'industrialisation à long terme » caractérisée par la conjugaison de taux de croissance plus élevés et de changements structurels. Cette croissance se produit dans un cadre technique nouveau, il s'agit d'une croissance intensive, par opposition à la croissance extensive qu'aurait connue la France à la même époque. Le changement structurel essentiel est le déclin de l'emploi et du produit d'origine agricole dans l'économie. Par ailleurs, les activités industrielles modernes (coton, sidérurgie, mécanique, vapeur) dépassent peu à peu les activités traditionnelles (laine, bois, moulins à eau), les produits deviennent plus diversifiés et voient leurs prix baisser, la consommation augmente et s'élargit aux catégories populaires. Naturellement d'autres mutations sont à l'œuvre comme la montée de la classe ouvrière et les luttes sociales, le rôle croissant des femmes dans la production et la société, l'évolution de la famille, la démocratisation progressive des institutions, etc. Il s'agit en bref d'une « révolution bien plus qu'industrielle » (Perkin, 1969).

Cet article essayera de faire le point sur les diverses interprétations, en commençant par examiner comment les grands auteurs ont abordé la révolution industrielle depuis près de deux siècles, puis il exposera les diverses visions de ses origines lointaines, avant de présenter l'analyse économique des interactions à l'œuvre pendant son déroulement. Une comparaison de l'Angleterre et de la France, les deux pays qui ont été à l'origine de l'industrialisation, précédera une tentative d’évaluation de ses conséquences macroéconomiques et sociales.

 

 

La révolution industrielle et les historiens

 

Depuis les années 1970, le point de vue des historiens sur la révolution industrielle s'est profondément modifié sous l'influence des études quantitatives menées par les tenants de la New Economic History ou cliométriciens : « l'état actuel des connaissances est déjà très différent de celui qui était présenté dans les manuels d'il y a vingt ans ou même dix ans » (Crafts, 1994). On présentera ces résultats tout en rappelant les interprétations des grands auteurs comme Marx, Toynbee, Mantoux, Ashton, Landes ou Bairoch.

Les origines de ce phénomène sont bien plus difficiles à établir et plus controversées que ses caractéristiques, et ses dernières le sont plus que ses conséquences, car ces trois aspects correspondent à une remontée dans un passé de plus en plus éloigné : les conséquences de la révolution industrielle sont observables dans nos sociétés industrialisées actuelles ; ses caractéristiques doivent être analysées avec deux siècles de distance, mais ses origines se perdent dans la nuit des temps.

Pour les classiques, la question principale est celle du machinisme et des ses effets sur l'emploi, au moment où les tisserands révoltés de John Ludd cassent les métiers à tisser et incendient les fabriques. Ils ne voient pas la révolution industrielle en terme de décollage, de croissance ou de mutation irréversible, ils sous-estiment les effets du progrès technique, comme Malthus qui décrit le régime démographique d'une société préindustrielle au moment même où il devient caduc... La plus grande ligne de fracture dans l'histoire de l'humanité, décrite par Hobsbawm (« L'événement le plus important dans l'histoire du monde depuis l'apparition de l'agriculture et des villes ») ou Rostow (« The great watershed in the life of modern societies »), n'a été perçue que plus tard. L'expression même de révolution industrielle apparaît cependant en France vers 1820 pour désigner le processus de mécanisation en cours dans le textile, en Normandie, en Flandre, en Picardie, par dérision et en référence à la vraie révolution, politique, celle de 1789 (voir Fohlen, 1971). Adolphe Blanqui, économiste et historien, frère du fameux socialiste Auguste Blanqui, est un des premiers à l'utiliser dans son sens actuel, avec Robert Owen en Angleterre, puis Marx et Engels dans Le Manifeste du parti communiste (1848), et le second dans La situation des classes laborieuses en Angleterre (1845). Ils décrivent la montée du travail salarié, la prolétarisation des masses paysannes, la mécanisation et la concentration des entreprises industrielles dans le processus de l'accumulation du capital.

Mais c'est seulement plus tard, avec Arnold Toynbee[2], que l'expression devient connue du grand public. Ses Lectures sur la révolution industrielle de 1884 situent le phénomène entre 1760 à 1780 et donnent aux innovations le rôle principal : « L'ordre ancien fut soudainement réduit en pièces sous les coups puissants de la machine à vapeur et du métier à tisser mécanique. » Il décrit aussi les facteurs  institutionnels : « L'essence de la révolution industrielle est la substitution de la concurrence aux régulations médiévales qui contrôlaient jusque-là la production et la répartition des richesses », ainsi que les conséquences sociales qu'il estime négatives : « Les effets de la révolution industrielle montrent que la concurrence peut produire de la richesse sans produire du bien-être », évoquant ainsi le célèbre vers de Victor Hugo sur le système[3] « qui produit la richesse en créant la misère ».

L'étude définitive sur la révolution industrielle, un classique indépassé et toujours utilisé, est l'œuvre de Paul Mantoux (1906, rééd. 1959) La révolution industrielle au XVIIIe siècle, essai sur les commencements de la grande industrie moderne en Angleterre. C'est à l'époque l'analyse la plus détaillée et la plus pertinente, apportant nombre d'observations qui sont devenues maintenant banales et reprises dans la plupart des manuels, mais qui au moment de leur publication étaient tout à fait originales. Mantoux insiste sur le fait que les techniques nouvelles entraînent la transformation du mode de production traditionnel. C'est l'apparition de la grande industrie, les usines du factory system, qui prend la place de la production rurale dispersée dans le cadre du putting-out system.

 

 

Ce dernier, encore appelé système des industries rurales, s'est développé dans les campagnes qui ne subissaient pas les contraintes de la réglementation corporative et où la main d'œuvre était bon marché et peu revendicative. On parle également de cottage industry, d'industrie domestique ou de Verlagsystem (voir Cailly, 1993, pour une définition précise des concepts). L'état des techniques justifie cette localisation rurale : les énergies naturelles (animaux, cours d'eau, vent) sont utilisées dans les moulins et les forges. La transformation des matières premières en produits manufacturés se fait dans des lieux dispersés (put out), c'est-à-dire les foyers paysans eux-mêmes qui utilisent un outillage rudimentaire comme le rouet et le métier à tisser manuel. C'est le travail à domicile, où la division immémoriale des tâches veut que les femmes[4] et les enfants filent tandis que les hommes tissent.

Le système diffère des corporations par l’absence de réglementation, la concurrence et la liberté qui y règnent. Il échappe aux monopoles des villes et profite d'une main d'œuvre rurale prête à accepter une rémunération plus faible car le travail manufacturé ne lui fournit qu'un revenu d'appoint. Les travailleurs partagent leur temps entre les travaux agricoles saisonniers et l'activité industrielle dans les périodes creuses. Le putting-out system fonctionne grâce au marchand-manufacturier qui collecte la production auprès de plusieurs centaines de familles pour la vendre en ville, paye les producteurs, contrôle la qualité, et fournit les matières premières dont il reste propriétaire. Peu à peu le fabricant va tomber sous la domination de ce marchand capitaliste qui avance les fonds, les produits bruts et l'outillage, et devenir un salarié, sans cependant être soumis à la discipline de l'usine : le marchand, d'abord simple acheteur, se rend peu à peu maître de toute la production (Mantoux). Les salaires (surtout à la pièce) sont payés à chaque étape du processus de transformation, depuis la matière première jusqu'au produit fini. Ils vont baisser au fur et à mesure que la dépendance vis-à-vis du merchant-manufacturer s'accroît, formant un système d'exploitation impitoyable (Mantoux), le fameux sweating system de triste mémoire, qui n'a rien à envier aux conditions de travail inhumaines des usines du XIXe siècle.

La protoindustrialisation[5] suit le putting-out system : on y trouve en plus la vente des produits à l'exportation, la complémentarité de la production entre les villes et les campagnes organisée par le marchand-fabricant, et des activités agricoles pionnières qui s'y déroule en même temps et permettent une hausse des revenus. Elle constitue une étape transitoire qui dans certains cas va faciliter le passage vers la grande industrie : les régions de protoindustrialisation seront souvent les premières régions industrielles modernes au XIXe. Les Flandres et le Lancashire fournissent des exemples d'évolution réussie vers le factory system grâce à l'expérience accumulée des ouvriers et des entrepreneurs. La protoindustrialisation connaît évidemment des limites et sera remplacée peu à peu par la grande industrie concentrée : tout d'abord la dispersion des activités tendait à élever les coûts, à cause des transports et de l'impossibilité d'accroître l'échelle de production, et ensuite l'absence de spécialisation de la main d'œuvre et l'irrégularité du travail non contrôlé empêchait une qualité homogène et des délais de production précis et rigoureux. La discipline de travail avec des méthodes mécanisées dans les usines qui apparaissent à la fin du XVIIIe siècle résoudra ces difficultés du système industriel naissant.

Le factory system ne s'est vraiment généralisé qu'à la fin du XIXe siècle. Les industries rurales ont dominé longtemps et la révolution industrielle au XVIIIe, caractérisée par la mécanisation du coton et l'introduction de la vapeur, n'a en fait concerné « qu'un petit nombre de régions et d'industries » (Berg, 1980). En 1841 par exemple, on ne trouve que 19 % des ouvriers anglais qui travaillent dans des industries mécanisées (Crafts, 1985). Cependant, la logique de la mécanisation a favorisé la concentration, et le factory system (la grande industrie de Mantoux) a fini par s'imposer ; l'usine (factory ou mill) est devenue commune en Angleterre et dans les pays qui se sont industrialisés après elle.

On peut décrire ce nouveau mode de production par la combinaison des éléments suivants : concentration et contrôle des travailleurs, taille et volume de production plus importants, division du travail, mécanisation, et source d'énergie nouvelle (au départ la vapeur). L'usine se distingue de la manufacture qui utilise le travail manuel et les énergies traditionnelles. La production sur une plus grande échelle permet de réaliser des économies, de standardiser les produits, d'abaisser les coûts et de mettre en œuvre tout le potentiel des nouvelles machines. Le salariat se répand et les relations employeur/employés, maître/ouvriers, en conflit dans le partage du produit du travail entre salaires et profits, forment un des aspects essentiels du capitalisme industriel.

Un autre aspect est le passage à un contrôle des inputs plutôt que de l'output. Au lieu de payer à la pièce comme dans le domestic system, ce qui revient à contrôler la production, l'output, parce que l'entrepreneur ne peut contrôler le travail fourni à domicile ni les matières premières utilisées, il va maintenant payer à l'heure ou à la journée, parce qu'il peut contrôler le temps de travail des salariés. Il peut aussi surveiller les flux de consommations intermédiaires, autrement dit il peut maîtriser les inputs, contrairement au système précédent. Cela permet la régularité et l'homogénéité de la production, et le paiement à la pièce disparaît progressivement avec la généralisation des usines.

Enfin on assiste à une séparation entre l'unité de consommation et l'unité de production. Celle-ci devient la firme seule et elle se différencie de l'unité de consommation, le foyer, contrairement au système domestique où elles étaient confondues, ce qui implique un changement radical dans les modes de vie, annonçant les sociétés modernes.

Pour la plupart des historiens, comme Toynbee ou Landes, c'est bien le changement technique qui est à l'origine du factory system, la mécanisation entraîne la généralisation des usines. L'avantage de la nouvelle forme d'énergie, la vapeur, est qu'elle est mobile, il n'est plus nécessaire de placer les industries à la campagne, près des cours d'eau et des forêts, pour disposer de matières premières et d'énergie. On peut concentrer la production près des lieux de consommation, c'est-à-dire les agglomérations, et économiser sur les coûts de transport, tout en augmentant la productivité par une organisation plus rationnelle qui exploite à fond les possibilités de la division du travail. De plus la proximité des villes permet d'obtenir la main d'œuvre nécessaire. C'est là l'origine des concentrations industrielles urbaines qui nous semblent si évidentes aujourd'hui que l'expression même d'industries rurales paraît une contradiction dans les termes, alors que ce système a été la norme pendant des siècles.

 

Des historiens anglais comme Clapham, Heaton, Tawney et Unwin ont montré ensuite que la révolution industrielle avait été un phénomène beaucoup plus progressif, commencé bien avant la fin du XVIIIe siècle et toujours en cours : « Une révolution qui a continué 150 ans après, et qui a été en gestation pendant au moins 150 ans avant, semble bien devoir mériter un nouveau label » (Heaton). Certains auteurs récents comme Cameron; (1982, 1993) considèrent aussi que l'expression est usurpée, que la révolution industrielle est un mythe, ou en tout un cas une appellation mal choisie, un misnomer.

Les auteurs d'avant-guerre ont également contesté la vision catastrophiste de ses effets sociaux et commencé à évaluer la hausse des niveaux de vie qu'elle a entraîné. C'est le cas de T.S. Ashton qui souligne quelques années plus tard combien « il serait étrange en vérité que la révolution industrielle ait simplement rendu les riches plus riches et les pauvres plus pauvres, car les biens auxquels elle donna naissance n'étaient pas en règle générale des biens de luxe, mais des biens courants et des biens de production. » Son livre, un autre classique de l'histoire économique (La révolution industrielle 1760-1830, 1948), élargit le concept depuis les aspects agricoles, démographiques, techniques et financiers, vers les aspects intellectuels, religieux, les mentalités : « La conjonction d'offres croissantes de terre, de travail et de capital permit l'expansion de l'industrie ; le charbon et la vapeur fournirent le carburant et l'énergie pour l'usine de grande taille ; de faibles taux d'intérêt, des prix en hausse et des perspectives élevées de profit apportèrent le stimulant. Mais derrière et au delà de ces facteurs économiques et matériels reposait quelque chose de plus. Les échanges avec des régions éloignées élargirent la vision du monde des hommes, et la science leur conception de l'univers : la révolution industrielle fut aussi une révolution des idées. »

 

Une analyse de la révolution industrielle en termes de facteurs déterminants a été menée depuis la guerre : les divers prérequis de Rostow (1960), la révolution agricole pour Bairoch (1963), les innovations pour Landes (1969), les échanges internationaux pour Hobsbawm (1968), la poussée démographique et le commerce extérieur pour Deane (1965) ou Mathias (1969).

Par exemple, les aspects technologiques ont été mis au centre de l'analyse dans L'Europe technicienne (titre original : Unbound Prometheus) de David Landes (1969) qui insiste sur les ruptures décisives au niveau des processus productifs : « Le cœur de la révolution industrielle se caractérise par une succession de changements technologiques reliés entre eux. Les progrès matériels ont eu lieu dans trois domaines : 1) la substitution de procédés mécaniques aux activités manuelles ; 2) l'énergie inanimée – en particulier la vapeur – prend la place de l'énergie humaine et animale ; 3) l'amélioration marquée de l'apport et du travail des matières premières, surtout dans ce qu'on appelle maintenant les industries métallurgiques et chimiques. […] Les machines, rapides, régulières, précises, infatigables, se substituent à l'effort et à l'adresse humaines ;  ...les énergies inanimées remplacent les énergies animées, ce qui ouvre à l'humanité une source énergétique nouvelle et presque illimitée ; ...de nouvelle matières premières plus abondantes, spécialement des substances d'origine minérale, prennent la place de substances végétales ou animales. »

Toutes ces interprétations monocausales ont été contestées par la suite et l'idée de facteurs clés, de conditions suffisantes et uniques qui auraient entraîné la révolution industrielle, est désormais abandonnée. Tout au plus est-il question de facteurs nécessaires comme la modernisation agricole, ou d'autres qui ont joué un rôle positif comme les transports, le commerce extérieur, la révolution financière... La complexité du phénomène interdit de retenir une explication unique. Un ensemble de variables interdépendantes a entraîné « le passage d'un système de fonctionnement à un autre, un basculement ...qui peut s'expliquer par la mise en état d'instabilité du premier système » (Verley, 1985).

Sidney Pollard, dans son livre de 1981, Peaceful Conquest, voit dans la révolution industrielle un processus régional plus que national, qui n'est pas limité à la Grande-Bretagne. Certaines régions comme les Flandres, le lyonnais, l'Alsace, la Suisse, Liège, la vallée du Rhin et le nord-est des États-Unis ont connu une révolution industrielle presque concomitante de l'anglaise. La seule différence étant que l'Angleterre avait en comparaison des autres pays plus de régions concernées par le changement. La révolution industrielle doit donc être étudiée au niveau des régions et ne pas se limiter à  la Grande-Bretagne

Une autre optique est celle de révolution industrieuse, concept introduit par Jan de Vries (1994). Il s'agit d'une révolution des mentalités caractérisée par un comportement différent devant le travail et sa rétribution : une augmentation de l'offre de travail (par rapport aux époques antérieures) avec une augmentation parallèle de la demande des produits qu'il permet d'acquérir. De Vries centre son analyse sur l'unité familiale dont les goûts ont changé au XVIIIe siècle, ce qui a induit une consommation accrue de biens obtenus sur le marché, mais aussi « une réduction du temps de loisir, liée à l'accroissement de l'utilité marginale de la monnaie. » La possibilité d'acheter tous les nouveaux biens apportés par le commerce extérieur, la hausse des revenus avec la révolution agricole et la protoindustrialisation, tout cela incite les individus à travailler plus pour consommer davantage. De Vries cite nombre d'auteurs de l'époque tels Daniel Defoe, Arthur Young ou David Hume qui notent cette évolution. La révolution industrielle est donc caractérisée par « de nouvelles offres de travail, de nouvelles aspirations et de nouvelles formes de comportement » qui justifient le jeu de mot industrielle/industrieuse.

 

Finalement la cliométrie (Mokyr, 1985, 1993, Floud/McCloskey, 1994), grâce aux techniques quantitatives modernes, revient également sur l'idée d'une révolution industrielle concentrée sur quelques décennies, soutenant ainsi la vision gradualiste des auteurs d'avant guerre. L'augmentation de la production et de la productivité a été bien plus réduite que les premières estimations le laissaient croire. La croissance en Angleterre pendant la révolution industrielle a été tout d'abord étudiée par Hoffmann (1955) puis Deane et Cole (1962), et plus récemment par Crafts (1985) et Lee (1986) qui obtiennent des chiffres encore plus faibles. Le changement technologique est resté longtemps cantonné à quelques secteurs marginaux, le rôle des entrepreneurs d'industrie, ces personnages phares des interprétations épiques de la révolution industrielle, est également reconsidéré, les niveaux de vie ouvriers n'ont pas augmenté avant 1830, etc. Ce sont ces résultats qui sont maintenant développés.

  

 

Les origines éloignées de la révolution industrielle

 

La vision marxiste

L'extension des échanges à l'échelle internationale – « le commerce mondial et le marché mondial inaugurent au XVIe siècle la biographie moderne du capitalisme » (Manifeste) – et la montée des villes, lieux de liberté et carrefours des échanges, entraînent le démantèlement progressif des relations féodales dans la phase de transition vers le capitalisme, les Temps modernes. Le marché du travail industriel se forme peu à peu grâce aux progrès agricoles et aux enclosures. Le salariat devient alors la forme principale des relations sociales. Le capitalisme se caractérise par la séparation des travailleurs de leurs moyens de production, ils n'ont plus à vendre que leur force de travail, et le producteur individuel, l'artisan dans son atelier, est remplacé par l'usine qui permet l'exploitation du travail et la production sur une grande échelle, ainsi que l'introduction constante d'innovations technologiques, facteurs de croissance.

Pour Pierre Vilar (1992), historien marxiste, cette vision de la croissance peut se résumer à « l'obtention d'une production de biens croissants plus que proportionnellement à l'effort fourni ». La production de biens de capital doit augmenter plus vite que celle des biens de consommation réalisant ainsi le processus d'accumulation, rôle historique du capitalisme. Les rapports de production s'adaptent ensuite à l'évolution des forces productives, faute de quoi la croissance risque de se trouver bloquée, les contradictions entre infrastructure et superstructure se développent et débouchent sur une crise politique et sociale. La révolution française est ainsi le passage violent du mode de production féodal au mode de production capitaliste, l'élimination des superstructures périmées de l'Ancien Régime et la mise en place des institutions et des règles du libéralisme économique, qui permettent l'essor du capitalisme. Le progrès technique peut contrer les effets de la loi des rendements décroissants et ceux de la croissance démographique, Marx conteste donc Malthus et les classiques sur ces points. Il n'a pas leur vision pessimiste et ne voit pas de limites à la croissance une fois dépassé le stade du capitalisme.

 

La grande transformation de Polanyi

La; grande transformation (les origines politiques et économiques de notre temps) analysée par Polanyi en 1944 est la mort du libéralisme économique tel qu'il existait au XIXe siècle, mort qui a eu lieu lors de la grande crise économique et politique de la première moitié du XXe siècle (deux guerres mondiales, les totalitarismes et bien sûr 1929) qui accouche d'un capitalisme contrôlé par l'État et non plus libéral. Dans son livre, Polanyi analyse également l'évolution majeure qui commence vers le XVe siècle et qui aboutit à la fin du XVIIIe, la généralisation des relations de marché, la création d'un nouveau système d'organisation économique, autour d'activités jusque-là en arrière plan, mais qui vont envahir désormais tous les comportements humains. C'est cette extension du marché, qu'on prend souvent à tort pour la grande transformation dont parle l'auteur, qui nous intéresse principalement ici, parce qu'elle est à l'origine de la révolution industrielle : « La grande transformation représente donc en quelque façon l'inverse de la transformation qui a donné le jour à l'idéologie de l'économie libérale » (Dumont, préface à l'ouvrage, 1983). Pour Polanyi, qui se réclame du socialisme, le marché non régulé ne peut durer car il aboutit à une dislocation de la structure sociale et se détruit lui-même. L'auteur fonde le courant substantiviste en économie qui considère que les relations économiques ont été enchâssées ou immergées (embedded) dans les relations sociales jusqu'à la révolution industrielle. On ne peut les extraire pour une analyse séparée, faute de rien comprendre à l'histoire. Les facteurs économiques ne deviennent dominants qu'à partir de l'économie capitaliste de marché, ils sont alors autonomes, désengagés (disembedded) des relations sociales.

Les facteurs qui sont à l'origine de l'industrialisation résident dans le système autorégulateur du marché ou économie de marché : « Nous avançons l'idée que tout cela (la révolution industrielle et toutes les transformations qui l'ont accompagnée) était simplement le résultat d'un unique changement fondamental, la création d'une économie de marché » (Polanyi, p. 68). Celle-ci se caractérise par la monétisation progressive des échanges, sur le marché des biens et services, mais aussi sur les marchés des facteurs de production : la terre, le travail et le capital. Ceux-ci vont progressivement être échangés à des prix variables en fonction de l'offre et la demande qui en sont faites. Le mouvement des enclosures en Grande-Bretagne et les grandes découvertes des XVe-XVIe siècles expliquent cette évolution.

Les enclosures ou clôtures des terres s'étendent du XIIIe au XIXe siècle. Les terres à pâturage destinées à l'élevage des moutons et à la production de laine sont encloses par les seigneurs éleveurs (grazier lords) pour mieux réaliser les gains de la vente de la laine vers les villes et les centres textiles des Flandres. L'Angleterre a fondé sa première richesse sur l'exportation de laine depuis les temps féodaux (le Chancelier à la Chambre des lords est assis symboliquement sur un sac de laine), de même que le coton assurera sa prospérité à la fin du XVIIIe. Il faut clore les champs pour gérer et surveiller les troupeaux et les enclosure acts du Parlement vont le permettre. Ainsi, les terres deviennent identifiables comme propriétés individuelles et pourront être vendues plus facilement. On assiste à la naissance de la terre comme facteur de production échangeable sur un marché, alors que jusque-là les contraintes féodales empêchaient que les terres soient cédées et voient leur prix fixé par l'offre et la demande. La propriété foncière donnait pouvoir et prestige, et l'exploitation était collective dans le « champ ouvert » ou commun (openfield). Le développement des enclosures correspond donc à l'apparition d'un capitalisme agraire.

Une autre conséquence en est l'exode rural des paysans expulsés, puisque l'élevage demande moins de main d'œuvre que la culture des champs. Une ordonnance de 1489 constate par exemple que « là où 200 personnes travaillaient le sol, on ne voit plus qu'un ou deux bergers » ! (citée par Pietri, 1971). Le mouvement se double d'un remembrement qui permet de regrouper les terres en entités plus rentables. Les petits tenanciers, privés de l'accès au champ communal, vont avoir de plus en plus de mal à survivre et devront aller vendre leur force de travail dans les villes. Le facteur de production travail, échangeable sur le marché du travail, au moyen d'un prix qui est le salaire, se détache aussi des relations féodales. Le salariat remplace peu à peu les relations héréditaires de contrainte serfs/seigneurs caractéristiques du Moyen Âge. Mais le mouton est « un animal vorace en hommes » et la fortune des propriétaires terriens a eu comme contrepartie la misère des laboureurs dépossédés de leur travail, de leur foyer, de leur sécurité séculaire[6], dépossession relatée par Marx dans le chapitre du Capital consacré à l'accumulation primitive et à l'époque décrite par Thomas More dans son Utopie (1516) :

« Vos moutons d'habitude si doux et soumis, et avec si peu d'appétit, sont maintenant devenus, comme je l'entends dire, si voraces et si sauvages qu'ils engloutissent et dévorent les hommes eux-mêmes. Ils consomment, détruisent et avalent des champs entiers, des maisons et des hameaux... Car les nobles seigneurs et, oui, certaines saintes personnes comme les abbés... ne se contentant pas des revenus habituels de leurs ancêtres et prédécesseurs sur la terre... ne laissent pas de place au labourage. Ils enclosent tout dans des pâturages, abattent les habitations, ravagent les villages et ne laissent rien debout, que les églises pour en faire des bergeries... » cité par Mantoux, 1959, p.146

Il faut cependant relativiser cette vision car le mouvement des enclosures dure plusieurs siècles et il a été en fait plus complexe. Il entraîne effectivement à l'origine un exode rural, mais il a été montré depuis les travaux de Chambers (1953), repris par Mathias; (1989) ou Allen (1994), qu'il cesse au XVIIIe de provoquer des départs massifs vers les villes. Au contraire les terres encloses sont les premières à appliquer des techniques intensives qui réclament davantage de main d'œuvre. En outre les travaux de pose et d'entretien des clôtures, haies ou fossés, occupent des hommes à la campagne.

Près de la moitié des terres sont déjà encloses au début des Temps Modernes (voir tableau 1). La fin du XVe siècle, spécialement de 1455 à 1489 selon Wordie, est une période de clôture, ce qui s'explique par le prix élevé de la laine par rapport aux céréales. Au XVIe siècle le rapport des prix s'inverse et le mouvement est freiné. Puis les enclosures continuent rapidement au XVIIe siècle, il ne s'agit plus de fermer les terres pour l'élevage mais de pratiquer des cultures diversifiées. Cette période a vu le plus grand nombre de mise en clôture. L'Angleterre bascule alors du système collectif de l'open field (1/3 environ des terres) au système individuel de la propriété terrienne (2/3), ouvrant la voie à la révolution agricole du XVIIIe siècle.

 

Tableau 1  Chronologie des enclosures

 

% de terres encloses

 

% cumulé, total enclos

Avant 1500

45

1500

45

XVIe siècle

2

1600

47

XVIIe siècle

24

1700

71

1700-1760

4

1760

75

1760-1800

9

1800

84

1800-1914

11

1914

95

Source : Wordie, 1983

 

Les grandes découvertes ont eu aussi des effets sur l'extension des relations de marché. L'afflux de métaux précieux venus du Pérou (Potosí) et du Mexique (mines de Zacatecos et Guanajucato) entraîne la grande inflation qui a tant intrigué les contemporains au XVIe siècle. Les salaires réels s'effondrent tout au long de cette période, en même temps que les profits augmentent. Cela favorise l'investissement et l'accumulation progressive du capital et on peut donc voir dans les explorations de la Renaissance une origine lointaine de la révolution industrielle. La hausse des prix provoque également la ruine progressive des titulaires de revenus fixes, notamment les propriétaires terriens qui touchent les redevances de type féodal. Une nouvelle catégorie sociale apparaît, celle des seigneurs sans fortune condamnés à vendre leurs terres à ceux que l'inflation a au contraire enrichi, les marchands et autres bourgeois. Le résultat est là aussi le développement du marché de la terre qui devient un facteur de production échangeable. De plus, ces nobles déracinés doivent pour survivre se tourner vers les affaires, en dérogeant à leurs traditions, et contribuer également à la montée du capitalisme.

Les tenures féodales ou fiefs deviennent un facteur de production moderne, la terre, qui donne un revenu nouveau, la rente ; les tenanciers ou serfs deviennent des hommes libres, libres de vendre leur travail et de recevoir un salaire ; le trésor enfin devient le capital qui doit rapporter un profit ou un intérêt. C'est la naissance du capitalisme et la généralisation des relations de marché qui caractérisent cette période charnière entre le Moyen Âge et l'époque contemporaine. On voit se développer un système où les biens mais aussi les facteurs de production sont échangés sur des marchés qui fixent leurs prix. L'évolution du travail humain, depuis l'esclave de l'Antiquité, qui devient serf entre le Ve et le IXe siècle, du serf qui devient tenancier libre à la fin du Moyen Âge, et finalement salarié aux Temps modernes, se caractérise par la séparation toujours plus grande entre l'homme et le produit de son travail. En effet l'esclave se confond avec les biens qu'il produit (il est lui-même un bien parmi d'autres) ; le serf et le tenancier ont un droit sur leur production qu'ils consomment directement, mais le salarié vend son travail et perd en même temps tout droit sur la production qu'il réalise, production qui appartient maintenant à l'entreprise. Dans le système capitaliste, le concept de propriété devient de plus en plus abstrait. Ce ne sont plus les employés ni les dirigeants, ni même les actionnaires, qui détiennent les produits fabriqués, c'est une entité juridique, la Société X ou Y. Cette relation définit un type d'organisation entièrement nouveau dans lequel les richesses sont des biens courants destinés à la vente, et non des objets de prestige permettant l'affirmation d'un statut, et dans lequel les hommes sont animés essentiellement par des valeurs matérielles comme la recherche du profit, et non plus seulement par les valeurs de la religion, du pouvoir ou du prestige militaire.

 

Les interprétations institutionnalistes

La NIE (New Institutional Economics) se distingue de l'ancien institutionnalisme qui s'est développé à la fin du XIXe siècle en Allemagne avec l'école historiciste et aux États-Unis autour de Thorstein Veblen, parce qu'elle fait une synthèse entre l'analyse des institutions d'un côté et la théorie économique néoclassique de l'autre. Les premiers institutionnalistes voulaient analyser les institutions, mais refusaient la théorie marginaliste, tandis que leurs adversaires néoclassiques ne voulaient que la théorie et pas d'institutions. Les néoinstitutionnalistes au contraire, comme Coase ou North, utilisent les outils néoclassiques, ils veulent combiner institutions et théorie : « Il est à la fois possible et souhaitable de combiner l'économie institutionnelle et la théorie, et le moment est venu de faire précisément cela » (Williamson, 1989). A propos de la révolution industrielle, on verra ici les exemples de Rosenberg et Birdzell (1986) et celui de Douglass North.

Les deux premiers auteurs, pour expliquer Comment  l'Occident s'est enrichi, mettent en avant d'une part l'essor de ce qu'ils appellent une sphère économique autonome et d'autre part le rôle des innovations, techniques, commerciales et institutionnelles. Le desserrement des contraintes exercées par les autorités politiques ou religieuses sur la sphère économique. Les transactions deviennent plus libres avec par exemple l'autorisation de l'intérêt, l'acceptation du profit, le fait que nombre d'interdits tombent en désuétude (comme la dérogeance pour les nobles qui se livraient au commerce). Le partage des activités économiques entre d'une part celles qui sont soumises à des réglementations strictes, comme les manufactures et les corporations, et d'autre part celles qui sont libres de déterminer la production et de fixer les prix, comme les industries rurales, se fait progressivement à l'avantage des secondes. Les industries urbaines sont à la fin du Moyen Âge beaucoup plus réglementées que celles des campagnes où les relations de marché se sont développées, grâce à l’absence de contrôle. Cette évolution est paradoxale, car à l'origine ce sont les villes qui « inventent » l'économie de marché. En effet, au début du Moyen Âge, dans les siècles qui suivent la chute de Rome, les campagnes se replient sur les domaines fonctionnant en circuit fermé et les villes se dépeuplent. Ce n'est qu'à partir du Xe-XIe siècle, avec la fin des invasions et la réapparition d'un surplus agricole, qu'on assiste à un nouvel essor des villes qui profitent de la disparition d'un pouvoir politique centralisé pour affirmer leurs franchises, c'est-à-dire leurs libertés économiques, et développer les relations de marché. Ainsi, à la grande question de savoir pourquoi ces relations sont apparues en Europe (expliquant finalement la révolution industrielle beaucoup plus tard), et pas sur d'autres continents, comme en Chine ou dans le monde arabo-musulman, ou encore dans les empires d'Afrique ou d'Amérique précolombienne, on peut donner cette explication (cf. Heilbroner, 1989) : l'Europe occidentale a été le théâtre d'un évènement majeur, d'un véritable cataclysme qu'aucune des autres grandes civilisations n'a connu : il s'agit de la disparition complète, radicale, d'un pouvoir centralisé et autoritaire lors de la chute de l'Empire romain aux IVe et Ve siècles. Les mille ans qui ont suivi, c'est-à-dire le Moyen Âge, ont été caractérisés par un émiettement du pouvoir, une absence d'autorité unique sur les peuples européens, et au contraire, jusqu'à l'apparition des États-Nations modernes au XVe siècle, l'existence d'une multitude de seigneuries rivales dont l'autorité ne s'étendait au mieux qu'au cadre régional. Ce vide du pouvoir central a laissé la place à une plus grande liberté que justement les cités se sont efforcées avec succès de conquérir. La montée des villes, carrefours naturels et lieux privilégiés de l'échange, c'est-à-dire de la spécialisation et du marché, explique l'apparition du capitalisme en Occident. Nulle part ailleurs, que ce soit en Chine, en Inde ou dans les pays d'Islam, les villes, soumises à un pouvoir centralisé fort, n'ont pu développer ces libertés économiques, libertés qui ont été préservées en Europe malgré le retour des États autoritaires, c'est-à-dire les monarchies absolues du XVe au XVIIIe siècle. Comme le dit aussi très bien Braudel (1979) : « En Occident, capitalisme et villes, au fond, ce fut la même chose. »

L’autre aspect souligné par Rosenberg et Birdzell est celui des innovations, elles ne concernent pas seulement les techniques nouvelles bien connues comme les métiers à filer et à tisser, les forges, les machines à vapeur, etc., mais elles doivent être prises dans un sens plus large qui inclut : 1) la découverte de marchés neufs et de nouvelles formes d'échange fournies par les armateurs et les marchands-aventuriers que l'Europe lance sur les mers du globe à partir du XVe siècle ; 2) l'apparition de produits nouveaux et bon marché qui atteignent les masses plus que les privilégiés, comme par exemple les textiles de coton au XVIIIe ou les moyens de conservation des aliments au XIXe siècle, et le développement de services comme ceux liés à l'éducation ou aux transports ; 3) les innovations institutionnelles dont les domaines d’application sont très variées.

On peut citer pour ces dernières le passage en Occident des pratiques de confiscation et de spoliation du pouvoir à une fiscalité régulière et prévisible qui favorise le développement économique : les richesses n'ont plus besoin d'être cachées et la sécurité des biens est mieux garantie, cela stimule la circulation des capitaux, les investissements et le calcul économique. Une semblable évolution ne s'est pas réalisée en Asie et dans le monde musulman, où les exactions du pouvoir vis-à-vis des producteurs et des marchands ont continué plus longtemps. L'accumulation du capital en a été retardée et on tient là une des explications de l'enrichissement de l'Europe, thème du livre.

On peut signaler aussi les changements dans l'organisation, notamment les statuts des firmes, caractérisés par une diversité croissante (toutes les formes d'entreprises en renouvellement permanent, par exemple au XIXe siècle les sociétés anonymes, les coopératives, les divers types de banques, etc.).

Enfin, un autre aspect institutionnel est la division politique qui a toujours caractérisé l’Europe, autorisant une meilleure place au progrès technique. L’émiettement de milliers de seigneuries au Moyen Âge fait place aux Temps modernes à un morcellement en dizaines d'États. L'Europe ne sera jamais un vaste empire centralisé comme la Chine ou Rome, elle restera éclatée. Cette division en nombreuses nations garantit une sorte d'assurance collective pour la société : parmi toutes les innovations techniques qui sont le fait des multiples artisans, paysans et entrepreneurs du continent, on est sûr de ne pas perdre une idée intéressante. Les groupes de pression qui auraient pu résister à telle ou telle invention, ou l'éliminer, sont dans une position moins favorable du fait de cette division des pouvoirs. L'avènement de l'esprit scientifique dans l'Europe des XVIe-XVIIe siècles, basé sur la méthode expérimentale, donne aussi la prééminence à l'Occident dans le domaine technique. Si la plupart des inventions dans le passé et jusqu'à la Renaissance ont été faites dans les lieux les plus peuplés de la planète, comme en Chine ou en Inde, c'est bien parce qu'elles résultent du hasard, de la chance, et les probabilités jouent bien sûr en faveur de ces pays. Mais dès lors que la découverte vient de l'application d'une méthode systématique, basée sur l'expérimentation répétée en vue d'atteindre un objectif fixé, le lieu de naissance de la plupart des découvertes se déplace de l'est vers l'ouest du vaste continent eurasiatique. Resterait à expliquer pourquoi la méthode scientifique est apparue en Occident ; ce n'est sans doute pas par hasard, on ne peut avancer comme raison que la lente maturation d'un esprit rationnel résultant des apports successifs des civilisations de l'Antiquité et de l'Islam dont hérite l'Europe de la Renaissance.

Le courant néoinstitutionnaliste a vu ses travaux récompensés à travers le prix Nobel de sciences économiques attribué en 1993 à son chef de file, Douglass North. Celui-ci a contribué au renouvellement de l'histoire économique depuis la guerre avec Robert Fogel, colauréat du prix la même année. La new economic history se partage en deux tendances, l'une économétrique représentée par Fogel, l'autre institutionnaliste représentée par North. Les travaux de ce dernier s'éloignent de l'histoire économique traditionnelle par leur contenu théorique : peu de faits, mais la mise en place d'un cadre analytique dans un premier temps, puis l'application de ces clés au passé, en ne retenant que les grandes lignes, les détails étant supposés connus. Il s'agit d'une histoire qui s'adresse aux spécialistes, on ne cherche pas à restituer la réalité, mais à comprendre les évolutions. La seule comparaison qui s'impose est celle de Marx, le premier à avoir appliqué une théorie, celle du matérialisme historique, à la compréhension de l'histoire. Mais on est loin de Marx, ici, et plus proche de la théorie néoclassique, une théorie renouvelée cependant par la prise en considération des institutions et des fameux coûts de transaction. Les institutions et leur évolution donnent en effet pour North « la clé de la performance des économies », c'est-à-dire l'explication de la croissance à long terme. Les coûts de transaction ont été négligés par les économistes, jusqu'à ce que Ronald Coase observe en 1937 que les marchés parfaits de la théorie néoclassique supposent des coûts de transaction nuls, ce qui est peu conforme à la réalité. À côté des coûts de production qui ont fait l'objet de l'analyse microéconomique, il y a donc aussi les coûts de transaction qu'il importe d'intégrer dans l'analyse.

Ces coûts sont liés à la gestion et la coordination du système économique pris en totalité. Ainsi dans une société développée, la plupart des gens qui travaillent dans les services, bancaires, financiers, administratifs, juridiques, etc., ne sont pas engagés directement dans des activités de production, mais dans des activités visant à réduire les coûts de transaction, qui représentent environ la moitié du PNB (d'après les estimations de North pour l'économie américaine). Il s'agit donc de tous les coûts qui n'entrent pas directement dans le processus physique de production : « des coûts institutionnels d'information, de négociation, de rédaction et d'éxécution des contrats, de délimitation et respect des droits de propriété, de contrôle des résultats, et de modification des arrangements institutionnels. » Trois catégories apparaissent dans cette définition du New Palgrave Dictionary of Economics (1990) :

coûts d'obtention de l'information, avant de pouvoir procéder à la transaction ;

coûts de négociation, impliqués par la détermination des conditions du contrat de l'échange ;

coûts d'application (enforcement), c'est-à-dire tout l'aspect juridique qui découle de la mise en œuvre des contrats conformément aux accords initiaux.

Des coûts de transaction trop élevés risquent de freiner la croissance et le rôle des institutions est justement de les réduire pour favoriser celle-ci. L'histoire économique montre que la réussite des pays qui sont passés par une révolution industrielle dépend de la mise en place progressive d'institutions adaptées, propres à contenir la montée inévitable des coûts de transactions. La division toujours plus poussée du travail et la complexité croissante des sociétés poussent en effet à la progression de ce type de coûts. Dans une communauté réduite, les liens personnels les limitent, car les participants à l'échange se connaissent et sont donc obligés d'adopter des normes d'équité. Lorsque les marchés s'élargissent au contraire, les relations économiques deviennent anonymes, et il faut protéger les contractants des fraudes, triches, vols ou abus, et toutes les pratiques dissuasives de l'échange par un arsenal institutionnel sophistiqué, surtout d'ordre juridique et culturel. La morale individuelle et le comportement civique, inculqués dès le plus jeune âge, permettent par exemple de limiter les coûts de transaction, car ils impliquent la nécessité d'un contrôle moindre par l'État, les individus tendant à se comporter de façon honnête et équitable pour rester en accord avec leurs principes plus que par crainte des sanctions légales.

Le développement économique s'accompagne d'un accroissement des coûts de transaction au fur et à mesure que la société devient plus complexe, et d'une réduction des coûts de production au fur et à mesure que le capital s'accumule, que les techniques s’améliorent et que la société se spécialise. Toute la question est de savoir si la baisse des seconds ne sera pas annulée par la hausse des premiers : les institutions seules feront la différence en limitant ou non la hausse inévitable des coûts de transaction : l'Essor du monde occidental[7] est l'histoire d'innovations institutionnelles réussies (où les cas d'échec[8] ne manquent cependant pas) « qui sont venues à bout de la faim et des famines, des maladies et de la pauvreté, pour produire le monde développé moderne » (North, 1992). La croissance dépend donc du jeu d'équilibre entre les deux types de coûts : les coûts de production qui baissent avec les changements technologiques et les coûts de transaction qui augmentent avec la complexification de la société. L'adaptation des institutions permet de limiter l'augmentation des seconds. Si cette adaptation n'est pas réussie et si les coûts de production ne baissent pas suffisamment pour compenser la hausse des coûts de transaction, le développement peut être empêché comme dans nombre de pays du tiers monde ou de pays de l'Est actuellement.

Pour North, le terme institutions n'a pas le même sens que dans le langage courant. Il ne s'agit pas des organisations de la société telles que les administrations, les associations, les syndicats, les entreprises, mais plutôt des règles en vigueur, écrites ou non, des codes de conduites, des normes de comportement, des conventions. Les organisations ne sont que les joueurs et les institutions les règles du jeu. Elles changent avec le temps, s'adaptent aux nouvelles techniques, aux modifications des prix relatifs, aux nouvelles idées, de façon essentiellement continue, progressive, selon des voies tracées par la structure institutionnelle passée. C'est le concept de path dependence, ou dépendance par rapport au sentier, formule assez claire qui implique que le présent est dans une large mesure conditionné par le passé, et que des tendances profondes se prolongent de par les forces d'inertie des sociétés et des comportements, « l'esclavage des circonstances antérieures » dont parlait Stuart Mill.

L'auteur explique ainsi le sous-développement relatif actuel de l'Amérique latine face aux États-Unis ou au Canada. La bureaucratie centralisée de la couronne castillane au XVIe siècle, orientée pour le seul profit de cette dernière, produit la stagnation dans les anciennes colonies espagnoles ; alors que la grande charte de 1215 en Angleterre, premier jalon dans l'établissement de droits de propriété sûrs, et tous les progrès institutionnels jusqu'au triomphe du Parlement en 1689, sont à l'origine du succès économique non seulement de l'Angleterre mais aussi des anciennes colonies anglaises d'Amérique.

Un autre exemple est celui des innovations : dans ce domaine, la propriété des inventeurs sur leur découverte, avec un système de protection du type brevet ou licence, est essentiel pour expliquer les nombreuses avancées en Europe aux XVIIe-XVIIIe siècles, et particulièrement en Grande-Bretagne. En termes néoclassiques, le taux de rendement social de l'invention doit approcher le taux de rendement privé, c'est-à-dire que non seulement la société dans son ensemble, mais aussi l'inventeur, en bénéficient. Ainsi les institutions favorisent le changement et le progrès technique et économique. Les droits de propriété sont essentiels ici, et d'ailleurs le cadre théorique développé par North est connu sous le nom de théorie des property rights.

Comment un cadre institutionnel favorable à la limitation des coûts de transaction a-t-il pu être mis en place ? Le fil conducteur qu'on retrouve à travers les différents ouvrages de North est l'expansion de la population. Il s'agit de l'élément moteur qui introduit des variations dans les prix relatifs, lesquels produisent ensuite les changements. Ce n'est donc pas le progrès technique ou l'accumulation du capital qui sont les facteurs déclencheurs de la croissance, car ces éléments ne sont que des aspects de la croissance elle-même, et non sa source : « Ils ne sont pas les causes de la croissance, ils sont la croissance ».

Les critiques de cette thèse font valoir que les institutions ne sont qu'un élément pour expliquer la croissance moderne et qu'on ne peut retenir une telle explication monocausale. Également que les institutions adaptées se résument finalement aux droits de propriété, et que l'explication de North se restreint ainsi encore plus, tout en présentant un soutien supplémentaire au libéralisme. Certains contestent l'aspect déterministe (Jones, 1974) et même naïf (O'Brien, 1986) du modèle qui étend la même analyse coûts/bénéfices aux institutions et à toutes les sociétés du passé (Dockès/Rosier, 1991), d'autres encore (Field, 1981, Crafts, 1987) insistent sur la difficulté d'inclure les règles, les institutions, dans l'enchaînement des causes et des effets. L'analyse économique néoclassique retient en effet quatre variables exogènes, non économiques : les ressources, les techniques, les goûts, les règles. Dans l'analyse de North au contraire, les règles deviennent endogènes, c'est-à-dire qu’elles sont liées aux autres variables du modèle : à partir de ressources naturelles données, les variations de la population induisent des modifications dans les ratios terre/travail, ce qui affecte les prix relatifs et provoque des mutations institutionnelles et techniques, lesquelles à leur tour génèrent ou non la croissance. Dans ce modèle les institutions sont endogénéisées, en ce sens qu'elles ont des causes économiques, et qu'elles ont aussi des conséquences économiques. Par exemple l'accroissement de la population sur des territoires limités entraîne la révolution néolithique qui favorise l'apparition d'une nouvelle institution : l'État. Celui-ci consolide les droits de propriété ce qui permet d'intensifier les échanges et promouvoir la division du travail, facteurs de croissance.

Le problème des origines lointaines de la révolution industrielle demeure controversé. Si on prend une optique moins ambitieuse, celle de ses facteurs immédiats au XVIIIe siècle (la révolution agricole, les transports, la croissance démographique, le boom du commerce extérieur, etc.), on s'aperçoit que les débats ne sont pas moindres : nombre de révisions et de changements d'interprétations ont récemment été apportés.

 

 

Les interactions économiques pendant la révolution industrielle du XVIIIe siècle

 

L'agriculture

La production de nourriture a fortement augmenté au XVIIIe siècle grâce aux nouvelles méthodes qui améliorent la productivité et les rendements, mais aussi grâce à un accroissement des surfaces exploitées. Les terres cultivées passent de 11 millions d'acres[9] à 15 millions de 1700 à 1850 et les pâturages de 10 à 16 millions, par des gains sur les friches, les forêts et la disparition de la jachère. L'emploi rural est constant, aux alentours de 1,5 million de personnes dans cette période. Il augmente même dans la première moitié du XIXe siècle selon toutes les estimations (Chambers, Allen, Mathias). Le recul agricole est seulement relatif, les autres secteurs connaissant une croissance plus forte et voyant leur emploi augmenter plus rapidement.

 

Tableau 2  Répartition de la population active et origine du Revenu national, % du total

 

1700

1760

1800

1840

Emploi agricole

61,2

52,8

40,8

28,6

Emploi industriel

18,5

23,8

29,5

47,3

Revenu agricole

37,4

37,5

36,1

24,9

Revenu industriel

20,0

20,0

19,8

31,5

Source : Crafts, 1994

 

La production agricole totale est multipliée environ par deux du début à la fin du siècle : de 32 millions de boisseaux[10] à 65 millions pour les grains (céréales, pois, fèves) ; de 370 à 888 millions de livres pour la production de viande ; de 40 à 90 millions de livres pour la laine, et de 61 à 112 millions de livres pour les fromages (cf. Allen, 1994). Les estimations de taux de croissance donnent un trend ascendant de l'ordre de 0,5 à 1 % par an en moyenne entre 1700 à 1831, avec un ralentissement marqué de 1760 à 1780 qui s'explique par des difficultés climatiques et les conflits avec la France (guerre de sept ans, 1756-63, guerre d'indépendance américaine, 1775-83).

 

Tableau 3  Croissance de la production agricole de 1700 à 1831, en % annuel

 

Deane et Cole (1962)

Crafts et Harley (1992)

1700-1760

0,2

0,6

1760-1780

0,5

0,1

1780-1801

0,6

0,8

1801-1831

1,6

1,2

Source : Floud/McCloskey, 1994

 

La modernisation agricole est souvent tenue pour la condition indispensable à l'essor industriel (cf. Marx, Bairoch ou Rostow). En effet, le développement du factory system signifie une séparation tranchée entre activités agricoles et activités manufacturières. La naissance de l'usine à proximité des villes à la fin du XVIIIe siècle remet en cause le schéma des industries rurales (putting-out system) où les travaux étaient partagés entre les activités des champs et le travail de manufacture artisanale. Il faut dorénavant que l'agriculture dégage un surplus croissant pour nourrir les travailleurs industriels et toutes les activités urbaines, tout en relâchant de la main d'œuvre. Autrement dit, la clé de l'industrialisation réside dans l'augmentation des rendements (hausse de la production) et de la productivité agricole (libération de travail).

L'augmentation des rendements (production par unité de surface) est due au passage à une agriculture intensive, c'est-à-dire à toutes les améliorations techniques de la révolution agricole (rotations culturales complexes, abandon de la jachère, utilisation accrue des engrais, développement de l'élevage, sélection des semences, enrichissement des sols par le marnage, etc.), révolution que réalise la Hollande au XVIIe et la Grande-Bretagne au début du XVIIIe siècle. L'augmentation de la productivité (production par travailleur) s'explique par la mise en application de plus de capital et d'un capital plus productif, c'est-à-dire par la mécanisation. (utilisation accrue des outils agricoles, charrues à soc en fer, premières batteuses, semoirs mécaniques, etc.).

La combinaison des deux phénomènes, intensification et mécanisation, a permis la hausse des rendements et de la productivité, c'est-à-dire l'augmentation de la production globale en même temps que la réduction relative de l'emploi agricole, et donc la possibilité du développement d'autres secteurs comme l'industrie. Les rendements ont augmenté d'environ 15 boisseaux de blé à l'acre vers 1750 à 20 en 1800 et 28 en 1850 (Hudson, 1992, Allen, 1994), mais la productivité aurait augmenté beaucoup plus (de plus de 60 % entre 1650 et 1800 contre moins de 20 % en France par exemple). La production par travailleur aurait ainsi été d'un tiers plus élevée qu'en France pour des rendements équivalents, ce qui est confirmé par les observations des voyageurs de l'époque, comme Arthur Young. Ceci implique moins d'hommes nécessaires par surface en Angleterre pour une même production, et donc une plus grande libération de main d'œuvre.

Le développement de l'agriculture exerce d'autres effets positifs pour l'industrie. Elle fournit des produits et matières premières qui seront transformés par les usines (brasseries, meuneries, fabriques textiles, tanneries, etc.) ; elle offre des débouchés croissants pour les produits manufacturés (outils en fer, clôtures, machines, biens de consommation courante), surtout si les revenus agricoles augmentent, ce qui est le cas en Angleterre au XVIIIe ; elle dégage une épargne qui pourra s'investir dans l'industrie ; et enfin elle peut rapporter de l'or ou des devises par ses exportations, qui permettront d'importer les matières premières nécessaires à l'industrie (par exemple le coton), ou encore des biens d'équipement (pour les pays suiveurs uniquement, car l'Angleterre qui invente la plupart des machines nouvelles au XVIIIe ne pouvait naturellement les importer).

Tous ces effets sont cependant relativisés par les analyses cliométriques. La forte poussée démographique dans la deuxième partie du siècle, combinée au ralentissement de la croissance de la production agricole déjà signalée, a tout d'abord provoqué une augmentation des prix des produits alimentaires et une réduction des disponibilités par tête. Sans doute la hausse des prix stimule-t-elle l'innovation et attire les investissements, mais l'Angleterre sera quand même amenée à importer massivement des grains, alors qu'elle était exportatrice nette jusqu'aux années 1760 (cf. Mathias, 1983). Ensuite les guerres continentales à la fin du siècle empêchent cette possibilité de recourir au commerce extérieur, et les disettes deviennent une menace permanente. On comprend mieux dès lors l'analyse des classiques qui considèrent l'agriculture comme un frein à la croissance : ils écrivent au tournant du XIXe siècle, en pleine tourmente européenne et alors que le blocus de la France napoléonienne exacerbe l'isolement du pays. La révolution industrielle se déroule dans un contexte de difficultés agricoles, et cela invite à une révision du rôle de l'agriculture. La révolution industrielle aurait ainsi eu un dynamisme propre, un dynamisme avant tout « industriel, urbain et commercial » (Hudson, 1992). Allen (1994) remet par exemple en cause deux des liens positifs habituellement retenus en s'appuyant sur les nouvelles analyses quantitatives de Crafts, O'Brien et Williamson :

1) La production manufacturée a été absorbée par les marchés urbains et les marchés étrangers, et très marginalement par le secteur rural (le produit industriel est multiplié par trois entre 1700 et 1800, alors que la consommation industrielle dans les campagnes n'augmente que d'un tiers).

2) L'épargne agricole a été surtout réinvestie dans l'agriculture et a très peu servi à financer des investissements industriels, les landlords ont eux-mêmes emprunté pour moderniser leurs exploitations, réduisant en fait les capitaux disponibles.

3) L'agriculture n'a pas vu ses effectifs se réduire de façon absolue au temps de la révolution industrielle, mais seulement de façon relative comme on l'a vu plus haut. La part de la population active engagée dans l'agriculture s'est réduite en même temps que la production par tête triplait ;

Il reconnaît malgré tout que l'agriculture a contribué à la croissance économique durant la révolution industrielle : si le taux de croissance global du produit s'est maintenu proche de 1 % par an et celui de revenu par tête de 0,3 %, « la contribution de l'agriculture est loin d'avoir été négligeable », avec une croissance annuelle moyenne d'environ 0,7 % (voir tableau 3 ci-dessus).

Les transformations agricoles ont donc bien aidé l'essor industriel au XVIIIe siècle, même s'il ne s'agit pas de l'élément unique et déterminant, même si leur apport doit être nuancé. La relation sera inversée aux XIXe et XXe siècles car ce sont les progrès industriels qui vont à leur tour stimuler l'agriculture. Les gains de productivité obtenus par des machines agricoles de plus en plus perfectionnées, la hausse des rendements grâce aux engrais chimiques et aux découvertes génétiques permettront de réduire de plus en plus la population paysanne, de poursuivre l'exode rural, l'industrialisation, et finalement la montée des services.

 

La population

Selon l'analyse traditionnelle, la grande croissance démographique du XVIIIe siècle est surtout due à une baisse de la mortalité et à la disparition des périodes de surmortalité (les dernières sont celles de l'épidémie de peste à Marseille en 1720 et la grande épidémie de variole en Europe de 1725 à 1729). Cette évolution favorable s'explique à la fois par les progrès de l'alimentation et par ceux de l'hygiène. La révolution agricole et la diversification des cultures (introduction du maïs et de la pomme de terre) mettent fin aux crises de subsistance et permettent une meilleure nourriture. Les Anglais sont mieux alimentés que les autres Européens, ils sont les premiers à consommer régulièrement du pain blanc[11] et du bœuf (le surnom de Rosbifs vient de cette époque !). Cependant, comme le signale Mathias, « le travailleur anglais est plus un animal granivore que carnivore  et le roast beef n'est guère accessible au peuple qui consomme plutôt du porc (bacon) et du mouton. Jusqu'à cette époque, on abattait le bétail une seule fois par an, à l'automne, et la viande était séchée, salée ou fumée. À partir du XVIIIe siècle, « et pour la première fois depuis que l'humanité s'est mise à l'agriculture » (Trevelyan), l'abattage a lieu régulièrement dans l'année, et la consommation de viande fraîche se répand, ce qui met fin à des fléaux comme le scorbut, une maladie qui ne frappait pas les seuls marins, comme dans nos livres de jeunesse, mais toute la population d’alors, y compris les catégories aisées. Les gens résistent donc mieux, leur capacité de travail est renforcée et un cercle ascendant s'établit entre alimentation, santé et productivité, entre croissance économique et croissance démographique.

Les progrès de l'hygiène, avec la construction d'égouts, le pavage des rues, les adductions d'eau, l'assainissement des marais, contribuent à la baisse de la mortalité. Le paludisme par exemple, encore général en Europe au XVIIe siècle, tend à reculer au XVIIIe siècle avec ces améliorations des infrastructures qui permettent de cantonner le moustique, son vecteur, à des zones plus étroites. Une médecine moins impuissante, qui commence à appliquer des règles d'asepsie, qui pratique l'inoculation contre la variole (venue de Chine) et découvre finalement le principe de la vaccination (Edward Jenner, 1796), aurait œuvré dans la même direction. Cependant les mesures préventives en faveur de l'hygiène semblent beaucoup plus déterminantes. La médecine reste largement inefficace au XVIIIe siècle et par exemple les hôpitaux, qui ne font que transmettre les maladies, sont des endroits à fuir pour les biens portants comme pour les malades... Les avancées décisives de la médecine ne seront réalisées qu'au siècle suivant.

Les travaux de Wrigley; et Schofield (1981) ont remis en cause la vision traditionnelle qui fait de la baisse de la mortalité l'élément déterminant. Il apparaît que l'augmentation du taux de croissance démographique au cours du XVIIIe siècle (de moins de 0,5  à plus de 1 %  par an) soit moins dû à une baisse de la mortalité qu'à une hausse de la fertilité. Celle-ci est la conséquence d'une nuptialité plus importante, surtout parce que l'âge moyen du mariage diminue au cours de la période (d'environ 26 ans en 1700 à 23 ans en 1850), ce qui naturellement favorise les naissances en ajoutant trois ans à la période de fertilité des couples. Accessoirement aussi, parce qu'un plus grand nombre de personnes se marient (90 % environ au XVIIIe contre 80 % au XVIIe). En même temps que l'âge moyen du mariage baisse, l'âge moyen de la maternité diminue également (il passe de 33 à 31 ans), ce qui tend à améliorer la santé des nouveaux nés et leurs chances de survie. Enfin on assiste également à une progression des naissances hors mariage au XVIIIe siècle, mieux tolérés, qui contribue au mouvement général de la population, et constitue un indice précoce de l’évolution des mœurs.

Dans une économie préindustrielle comme celle de l'Angleterre au début du XVIIIe siècle, les liens entre population et production s'expliquent par la loi des rendements décroissants. Quand les naissances augmentent, des terres moins fertiles doivent être mises en culture et la production voit finalement sa progression se ralentir, ce qui entraîne à terme un freinage démographique, soit par les pénuries alimentaires qui apparaissent et provoquent des famines (frein malthusien), soit par une adaptation préventive des comportements des ménages.

La révolution démographique, comme la révolution agricole, précède la révolution industrielle. On ne peut cependant expliquer cette dernière par la poussée de la population, les effets sont beaucoup moins clairs qu'en ce qui concerne l'agriculture. La croissance démographique est générale en Europe au XVIIIe siècle, et même hors d'Europe (voir Frank & Gills, 1993), mais l'Angleterre est le seul pays à s'industrialiser. Cependant des liens peuvent être établis entre économie et démographie, entre production et population, liens qui s'exercent d'ailleurs dans tous les sens et sans qu'on puisse retenir une relation simple de causalité. Les changements démographiques ont tout d'abord des racines économiques, comme on vient de voir : les transformations de la société (alimentation, hygiène) expliquent en partie l'augmentation de la population. Ensuite celle-ci influence l'activité économique, qui elle-même en se développant modifiera au XIXe siècle les comportements dans le sens d'une baisse de la natalité, avec le phénomène bien connu de la transition démographique.

Les effets de la croissance démographique sur l'économie au XVIIIe siècle sont analysés par la littérature de diverses façons. Elle rend tout d'abord le travail relativement abondant par rapport à la terre et au capital. Cela entraîne une baisse des salaires réels, ainsi qu'une hausse de la rente et des prix agricoles qui se produisent effectivement dans la seconde partie du siècle. La croissance démographique permet donc de fournir une main d'œuvre bon marché aux industries qui voient leurs profits et leurs investissements augmenter. Cependant, l'abondance de travail peut retarder l'innovation et la mécanisation, thèse développée par Habakkuk en 1965. L'effet favorable semble avoir été plus important que l'effet de ralentissement des inventions, puisque la période étudiée correspond justement à un pic en ce qui les concerne.

D'autre part, de nombreux auteurs ont estimé que la croissance démographique avait eu des effets positifs sur la demande en fournissant des débouchés à l'agriculture et aux nouvelles industries : « Un nombre croissant de gens, salariés, avec des revenus plus élevés que les paysans, au cœur de l'économie d'échange et non plus isolés dans des fermes largement autosuffisantes, ont contribué à fournir le pouvoir d'achat d'un marché interne en train de s'élargir » (Mathias, 1983). Pour Deane (1979) également : « Il semble probable que sans la hausse de la demande et des prix qui, parmi d'autres facteurs, reflétait la croissance de la population, les producteurs britanniques auraient été moins incités à croître et à innover, et que donc une partie du dynamisme qui a propulsé la révolution industrielle aurait été perdu. » Une population croissante stimule la production agricole, une demande plus variée (textiles, charbon, transport, logement) pousse la production industrielle. Cette analyse a été cependant remise en cause par la NEH qui a calculé que la croissance démographique par elle-même n'avait contribué que faiblement à la demande de produits manufacturés entre 1750 et 1850 (cf. Mokyr, 1985).

D'autres explications des liens économie/démographie sont avancées comme celle devenue classique d'Ester Boserup (1970). La croissance démographique peut favoriser le passage à une agriculture intensive du fait du défi présenté à la société : faire face à l'afflux de bouches à nourrir. La production agricole par tête croît, au lieu de baisser comme dans le schéma malthusien, les prix alimentaires diminuent également, ce qui ouvre la voie aux transformations dans les autres secteurs et en particulier l'industrie. Cette théorie est cependant en contradiction, pour la période qui nous intéresse, avec le fait que les termes de l'échange internes ont évolué favorablement pour les produits agricoles (hausse des prix par rapport aux produits manufacturés) et que les pénuries alimentaires ont ressurgi pendant la révolution industrielle du fait même de la croissance démographique rapide.

North (1981) met également en avant le rôle de la population dans l'avènement de l'industrie : la société devient globalement plus efficace avec la croissance démographique si les institutions sont adaptées. En effet, des économies d'échelle sont réalisées grâce à une population nombreuse, ce qui compense les rendements décroissants dans l'agriculture. Par exemple, il est moins coûteux de mettre en place une administration assurant le respect des droits de propriété, des contrats, de la justice, de la loi et de l'ordre, etc., tous éléments propices au développement économique, si le coût de fonctionnement de ces institutions est réparti sur un plus grand nombre de gens. Une densité de population élevée diminue les coûts de transaction et élargit le marché, ce qui permet aux entreprises de réaliser des économies d'échelle et de bénéficier d'externalités.

Komlos (1989) présente également une explication du développement économique en Occident, et d'abord en Angleterre qui en a été le modèle, où la population joue le rôle clé. Ce schéma est synthétique car il contient à la fois la notion de piège malthusien, les aspects institutionnels et l'effet Boserup. En remontant à la fin du Moyen Âge, l’auteur constate que les nombreuses crises malthusiennes en Europe n'ont pas empêché la poursuite de l'accumulation du capital. Malgré les à-coups, les arrêts et les crises, la tendance historique à très long terme a été orientée à la hausse. Cette accumulation séculaire concerne autant le capital physique que le capital humain et les institutions, qui se sont constamment améliorés. Chaque poussée démographique qui suit un effondrement malthusien se solde en fin de compte par une urbanisation croissante, des découvertes scientifiques et technologiques cumulatives, un renforcement des règles et des institutions, une extension des relations de marché, etc., si bien que vers 1750, « les sociétés européennes étaient suffisamment avancées pour sortir du piège malthusien, et la révolution industrielle peut donc être conçue comme une échappée de ce régime démographique ». Des deux effets qui se combattent dans la croissance de la population, l'effet malthusien et l'effet Boserup, le second l'a finalement emporté grâce à l'accumulation irréversible du capital, pris dans un sens large. Komlos rejoint ainsi les auteurs comme North qui voient dans la révolution industrielle, « la culmination d'un processus qui remonte à la révolution agricole du néolithique, plutôt qu'une rupture structurelle avec le passé. »

Enfin, des historiens comme Philippe Ariès (1960) insistent sur le changement des mentalités provoqué par la montée démographique : une révolution de l'enfance et de la famille qui induit des effets économiques favorables. La baisse de la mortalité infantile fait qu'on s'intéresse davantage aux jeunes, considérés comme des personnes à part entière au XVIIIe siècle. La mort de l'enfant n'est plus ressentie comme un évènement normal. Les philosophes étudient les questions pédagogiques et les traités d'éducation se multiplient, tel l'Émile du divin Jean-Jacques. Les enfants ayant plus de chance de survie, on commence à choisir d'en avoir ou non, et les pratiques contraceptives se diffusent. Cela favorise le passage à la famille nucléaire, réduite au rapport parents-enfants, modèle qui s'impose peu à peu face à la famille élargie d'antan, où les grands-parents, oncles, cousins, etc., mais aussi les travailleurs embauchés temporairement par le foyer, vivaient sous le même toit. La famille, jusqu'au XVIIIe, « lieu de production des biens et de reproduction des nouvelles générations » (Mathias), se limitera bientôt à sa deuxième fonction. La durée de vie tendant à augmenter, les préoccupations en matière d'investissement et de succession prennent une importance croissante. On a davantage la volonté d'accroître son patrimoine, de l'entretenir, pour en profiter à la fin de sa vie et plus tard le léguer à ses enfants. L'épargne et l'accumulation du capital, et finalement la croissance, sortent renforcés de cette évolution des mentalités.

 

Le commerce extérieur

En Angleterre, parmi les grandes compagnies à monopole du XVIIe siècle, seules la Cie des Indes orientales et la Cie de la baie d'Hudson existent encore au XVIIIe. Elles sont une survivance des pratiques mercantilistes dans un commerce qui devient planétaire et multilatéral. Les armateurs individuels, interdits jusque-là, sont de plus en plus nombreux à lancer des expéditions indépendamment des compagnies, à agir pour leur compte et à se faire concurrence. Le libéralisme montant favorise l'apparition d'échanges éclatés qui annoncent l'ère moderne. Les progrès de la navigation (le calcul de la longitude est enfin exact grâce au chronomètre de John Harrison[12]), le développement des assurances maritimes comme la Lloyd's, la fin du piratage dans l'Atlantique et les Caraïbes, tout contribue à l'essor du grand commerce.

On assiste à un boom sans précédent des échanges au XVIIIe siècle, à peine ralenti par les guerres. Pour la Grande-Bretagne, sur la base 100 en 1700, les exportations manufacturées atteignent 544 en 1800, la production industrielle intérieure 152 et la production agricole 143. La part des exportations anglaises dans le revenu national passe de moins de 8 % au XVIIe à plus de 15 % en 1801 (un recul vers 1780 correspond à l'impact des guerres américaines). Le pays exporte surtout des produits manufacturés qui représentent plus du tiers du produit industriel total. La moitié de la production textile est exportée et ces produits représentent plus de 50 % des exportations industrielles. La fin du siècle voit une explosion des exportations de cotonnades qui dépassent les produits de laine et passent de 0,6 à 35 % des exportations industrielles (voir tableau 5).

Les importations changent également avec la réduction relative des produits manufacturés et la progression parallèle des produits tropicaux (sucre, thé, coton) qui comptent pour plus de 90 % du total en 1800. Une grande partie de ces matières premières sont réexportées vers d'autres pays d'Europe n'ayant pas de colonies, comme les États allemands ou la Russie. Londres devient ainsi une plaque tournante du commerce mondial, son port dépasse celui d'Amsterdam, il se modernise avec la création de docks qui permettent aux navires d'accoster, facilitant ainsi les opérations de chargement. Avant le XVIIIe siècle, l'Angleterre était un pays surtout exportateur de laine et de lainages, qui comptaient jusque vers 1750 pour plus de la moitié des exportations totales. Les produits tropicaux et les produits manufacturés vont compléter la liste des exportations britanniques et lui permettre de continuer à acquérir en Europe les denrées qui font défaut : bois, résine, goudron, chanvre, minerai de fer, soie, vins, grains certaines années, etc. Les cotonnades présentent l'avantage par rapport aux lainages d'une forte élasticité revenu et prix (la hausse des revenus ou la baisse des prix accroissent plus que proportionnellement la demande). Les innovations techniques au niveau du filage et du tissage permettront des baisses de prix des produits anglais, compensées par un accroissement des quantités vendues.

 

Tableau 4  Le commerce extérieur britannique au XVIIIe siècle

 

X en M£

X/Y

Epm/Prod. ind.

Epm/X

1700

  3,8

       8,4 %

     24,4 %

80,8 %

1760

  8,3

14,6

35,2

nd

1780

  8,7

  9,4

21,8

nd

1801

28,4

15,7

34,4

87,2

X : Exportations totales ; Y : Production totale ; Epm : Exportations de produits manufacturés

Source : Engerman, 1994, d’après Crafts, 1985, Davis, 1962

 

Tableau 5  Composition des exportations industrielles, %

 

1699-1701

1752-1754

1800

Lainages

85

61,9

22,1

Produits du lin

-

  3,3

  2,9

Soieries

    2,2

  2,5

2

Cotonnades

    0,6

  1,3

35,4

Produits métalliques

    3,2

  9,2

15,2

Divers

 9

21,7

22,5

Source : Engerman, 1994, d’après Davis, 1962

 

Le commerce avec les autres pays d'Europe reste dominant jusqu'à la coupure des guerres révolutionnaires. L'Angleterre continue à y développer ses exportations industrielles et minières comme le charbon, les produits métallurgiques, les produits textiles (draperies, cotonnades) et ses réexportations de produits tropicaux. Sur les marchés européens des produits tropicaux, elle est concurrencée jusqu'à la fin du siècle par la France dont le commerce est en pleine expansion, et également pour les produits de réexportation venant des colonies (St Domingue, possession française, est le premier producteur mondial de sucre et exporte plus en valeur que les 13 colonies britanniques réunies). Le commerce des îles (les Antilles) connaît la croissance la plus spectaculaire avec les denrées tropicales (sucre, cacao, coton) et les esclaves (dans le cadre du commerce triangulaire qui atteint son apogée au XVIIIe). L'Amérique du Sud sort de sa marginalisation économique et commerciale pendant cette période : le traité de Methuen avec le Portugal (1703) permet à l'Angleterre d'y développer ses échanges. Le vin portugais était importé en Grande-Bretagne à un tiers du prix du vin français[13], et le drap anglais exporté vers Lisbonne;, courant d'échange séculaire que n'oubliera pas Ricardo. Mais c'est aussi le marché du Brésil, colonie du Portugal, qui s'ouvre aux marchands anglais par cet accord, première brèche au système de l'exclusif colonial (voir Butel, 1978). Des filons d'or y ont été découverts dans la région des Mines générales (Minas Gerais) autour de la ville d'Ouro Preto (Or noir) et c'est un nouvel afflux du métal précieux, après la pénurie du XVIIe siècle, qui cararctérise le XVIIIe, afflux dont l'Angleterre bénéficie grâce à ces relations privilégiées inscrites dans le traité de Methuen. Le Brésil exporte 2,75t d'or par an au début du siècle, 14,6t entre 1740 et 1760 et encore 5,45t de 1780 à 1800. La production mondiale d'or triple par rapport au XVIe siècle (Richardot/Schnapper, 1965) et l'expansion économique, comme celle de la Renaissance, est liée au retour d'une situation d'abondance monétaire.

La destination des exportations évolue aussi sous l'effet des guerres avec la France à la fin du siècle. L'isolement de l'Angleterre la pousse à développer ses échanges atlantiques. Les colonies d'Amérique du Nord passent de 255 000 habitants en 1700 à environ 1 million en 1750, et trois millions en 1783. L'indépendance des États-Unis ne va pas arrêter les échanges avec l'ancienne métropole, bien au contraire. On assiste à une « américanisation » des exportations britanniques, au sens de nouvelle orientation géographique.

 

Tableau 6  Destination des exportations, %

 

Europe

Amériques

RDM

1700

85,3

10,3

4,4

1750

77

15,6

7,4

1772

49,2

37,3

13,5

1797

30,2

57,4

12,5

Source : Engerman, 1994, d’après Deane et Cole, 1962

 

Quel a été l'effet du développement des échanges internationaux sur l'industrialisation ? Deux interprétations sont ici en présence : l'une traditionnelle (défendue par exemple par Hartwell, Rostow, Hobsbawm, Kindleberger, Deane, Mathias, Hudson) voit dans le commerce extérieur un facteur essentiel dans l'apparition de la révolution industrielle, l'autre est celle des cliométriciens qui rejettent l'idée que la demande étrangère ait pu être à l'origine de l'industrialisation (McCloskey, Mokyr, Thomas).

l Parmi les premiers auteurs, Phyllis Deane affirme par exemple que « la Grande-Bretagne, déjà au centre d'un réseau mondial de commerce international et de savoir-faire commercial, a été un élément crucial dans le processus qui a permis à une petite économie préindustrielle avec des ressources limitées, de devenir l'atelier du monde ». Le commerce extérieur aurait facilité la révolution industrielle par les voies suivantes :

– La demande étrangère de produits industriels anglais : l'accès au marché mondial permet à l'industrie d'atteindre une taille suffisante pour pousser sa spécialisation, atteindre des économies d'échelle et réaliser des baisses de prix.

– L'accès aux matières premières : coton, fer, bois, grains dans la deuxième moitié du siècle.

– Les profits du commerce réinvestis dans l'agriculture, les mines, l'industrie.

– Le développement d'institutions (la city) et de mentalités (libre-échangistes) favorables à la croissance. Le commerce extérieur a apporté toute l'infrastructure commerciale et financière (banques, assurances, transit, fret, etc.) qui a bénéficié à l'économie dans son ensemble.

– La croissance des villes liées à l'essor commercial, qui deviennent ensuite des centres industriels importants (Liverpool-Manchester, Édimbourg-Glasgow).

Eric Hobsbawm (1968) reprend pour sa part l'argument mercantiliste d'un marché mondial limité à se partager, marché dans lequel la Grande-Bretagne aurait réussi, avec l'aide involontaire de la révolution française[14], à se tailler la part du lion, et par là à passer le seuil de la révolution industrielle :

« Le pays qui réussirait à capter les marchés d'exportation des autres, ou même qui arriverait à monopoliser ces marchés dans une grande partie du monde en une période assez courte, pourrait développer ses industries d'exportation à un rythme qui rendrait une révolution industrielle non seulement possible pour ses entrepreneurs, mais parfois presque obligatoire. C'est ce que la Grande-Bretagne a réussi à faire au XVIIIe siècle... Il s'ensuit que si un pays l'a fait, les autres auraient probablement des difficultés à développer les bases d'une révolution industrielle. En d'autres termes, dans un contexte préindustriel il n'y a sans doute de place que pour une seule industrialisation nationale pionnière ...et non pas pour l'industrialisation simultanée de plusieurs économies avancées. »

Peter Mathias (1983) va dans le même sens en rappelant qu'au XVIIIe siècle seuls trois pays (grâce à leur flotte et à leurs colonies) étaient en mesure de redistribuer à tout le reste de l'Europe les produits tropicaux (sucre, tabac, poivre, coton, café, thé, etc.) : l'Angleterre, la Hollande et la France (l'Espagne et le Portugal sont sur le déclin et géographiquement mal placés). La concurrence entre eux a été acharnée pour les parts de ce marché et ses profits, et elle explique en grande partie les conflits de l'époque (d'abord les guerres anglo-hollandaises à la fin du XVIIe, puis les guerres anglo-françaises au XVIIIe). L'idée mercantiliste selon laquelle le commerce est une forme de guerre, et non une activité mutuellement bénéfique, se trouve donc justifiée dans ce schéma, car si un pays accroît sa part, par exemple sur les marchés d'Allemagne, d'Italie, de Scandinavie ou de Russie, cela se fait nécessairement aux dépens des deux autres.

Enfin Pat Hudson (1992) a repris les thèses favorables au rôle du commerce extérieur, contre ce qu'elle appelle « la nouvelle orthodoxie » des cliométriciens. Globalement tout d'abord, elle constate que 35 % de sa production industrielle était exporté par la Grande-Bretagne vers la fin du XVIIIe siècle, une proportion considérable qui permet d'affirmer que sans les marchés extérieurs l'industrie n'aurait pu se développer comme elle l'a fait. Ensuite, au niveau sectoriel et régional, les effets sont encore plus importants. Le Lancashire était entièrement dépendant du coton brut importé, et en grande partie des possibilités de vente de ses cotonnades à l'étranger : sans le commerce extérieur, il n'y aurait donc pas eu d'industrie du coton. Or celle-ci a été l'industrie motrice de la première révolution industrielle. De même, sans le commerce international, la sidérurgie aurait connu une croissance plus faible, l'industrie de la laine aurait été en crise et l'agriculture se serait développée moins vite. L'auteur conclut que la demande étrangère, même si en valeur absolue elle restait moins importante que la demande intérieure, a eu néanmoins une importance vitale pour de nombreux secteurs innovants et en pleine croissance.

l Les interprétations de la NEH (cf. Thomas/McCloskey, 1981, Mokyr, McCloskey, 1985, 1994, Engerman, 1994) relativisent le rôle du commerce extérieur. Pour Engerman par exemple il faut distinguer deux types d'approches :

L'analyse ricardienne et néoclassique, tout d’abord, qui postule le plein emploi des ressources. Dans ce cas, le  commerce international présente un coût d'opportunité, les facteurs de production sont déplacés d'un secteur à l'autre (du marché intérieur vers le marché extérieur) et l'effet favorable sur la production est limité aux effets d'allocation plus efficace des ressources, selon les avantages comparatifs. L'économie se déplace sur la même courbe de possibilité de production. Le coût d'opportunité est représenté par l'abandon d'une certaine production nécessaire pour déplacer des facteurs, et produire davantage d’une autre. Le gain de l'échange apparaît en termes d’analyse microéconomique dans le passage à une courbe d'indifférence plus élevée. Le pays voit croître ses consommations de la situation d’isolement à celle de l’échange.

L'analyse mercantiliste, smithienne et keynésienne part au contraire de l'hypothèse d'un sous-emploi des ressources. Le commerce international permet alors de créer des revenus supplémentaires, car on emploie un potentiel qui sans lui serait oisif (le vent for surplus, ou débouché pour l'excédent, de Smith) ; tout accroissement de la demande étrangère conduit à des niveaux de production et de revenus plus élevés, et non à un déplacement des ressources d'un secteur à l'autre. L'économie part d'un point situé en dessous de sa courbe de possibilités de production, donc en sous-emploi, et se dirige vers la frontière grâce au commerce extérieur.

Pour les cliométriciens, le XVIIIe siècle anglais correspond plus au premier cas, c'est-à-dire au plein emploi, ou plus exactement à une situation de chômage frictionnel où la sous utilisation du travail est due à l'insuffisance des infrastructures, à une technologie primitive et au mauvais état de santé de la population, comme dans les pays pauvres d’aujourd'hui. On a affaire à un chômage classique et non keynésien.

De plus, il est difficile de faire des exportations une composante exogène, qui aurait eu un rôle moteur d'entraînement dans la révolution industrielle, car la demande d'exportations de l'étranger a été conditionnée par les achats britanniques. Les importations fournissent à l'extérieur les moyens de paiement sur l'économie nationale. Autrement dit, les exportations n’en sont que la résultante, et non un facteur entraînant autonome. Même pour le coton, l'idée que cette industrie n'aurait pu exister sans le commerce extérieur est contestée : « en l'absence de marchés étrangers, la production aurait été plus faible, mais d'un montant moindre que la quantité exportée. À des prix plus bas, le marché intérieur aurait absorbé une partie du produit qui en réalité a été exporté ». (Mokyr). En outre si les producteurs anglais n'avaient pu produire autant de coton, ils auraient produit autre chose, générant ainsi quand même des revenus. McCloskey considère « qu'à première vue, il semble bizarre de soutenir que sans marchés étrangers pour sa production de cotonnades... la Grande Bretagne aurait été capable de trouver des marchés chez elle. Le résultat, semble-t-il, aurait été un pays étouffé par le coton... À long terme cependant, les hommes et l'argent utilisés pour produire un surplus de cotonnades auraient pu se tourner vers la production de bière, de routes, de maisons et autres objets domestiques... ».

Les effets bénéfiques du commerce international ne sont cependant pas contestés par les tenants de la New Economic History, ils se bornent pour eux à ceux d'une division internationale du travail plus poussée, qui permet de créer des revenus supplémentaires. Cet effet reste limité et en aucun cas on ne peut parler d'une industrialisation tirée par les exportations (export-led) pour l'Angleterre du XVIIIe siècle. Thomas; et McCloskey affirment même que « le commerce a été le fruit de l'industrie » et non l'inverse.

 

En résumé, les progrès agricoles et le boom du commerce extérieur semblent constituer des éléments essentiels pour la révolution industrielle, des conditions nécessaires, bien que non suffisantes (la Hollande n’est pas passée par une révolution industrielle). La croissance démographique semble être davantage une conséquence qu’une cause de cette révolution. Reste à comprendre pourquoi l’Angleterre en a été le théâtre privilégié.

 

 

Le débat sur la France au moment de la révolution industrielle et les raisons de la primauté britannique

 

Une des questions les plus débattues en histoire économique est celle des explications de l'avance anglaise. Pourquoi la révolution industrielle prend-elle racine sur ces îles du nord-ouest de l'Europe plutôt qu'ailleurs ? Et pourquoi dans cet archipel plutôt que sur la terre voisine « plus riche, plus peuplée, plus puissante et plus productive » (Crafts), la France du XVIIIe siècle ?

Le débat sur l'histoire de la révolution industrielle en France est depuis quelques décennies un débat anglo-saxon animé par la NEH. Il trouve naturellement ses sources dans les travaux quantitatifs menés dans l'hexagone, notamment par Marczewski, Markovitch et Toutain à l'ISEA[15], et il a permis une révision radicale, et sans doute excessive, de la conception traditionnelle de l'histoire économique du pays depuis 1789. Cette conception traditionnelle est résumée avec humour par Aldrich (1987) :

« L'économie française a été blessée par la Révolution ; elle a continué à boitiller pendant la première moitié du XIXe siècle, et a récupéré au moment du second Empire mais sans assez recouvrer ses forces pour affronter la guerre de 1870 et la dépression de 1873. Puis l'homme malade a eu une période de bonne santé, des années 1890 jusqu'à la première guerre mondiale, mais il a dû retourner au lit après 1918, et n'a pu se remettre sur ses pieds que dans les années cinquante. »

On pourrait ajouter à cela l'image classique d'un pays en retard, conservateur, hostile au marché et à l'innovation, à l'économie et à la démographie peu dynamiques (une nature morte, selon l'expression d'Aldrich). Trois idées fortement ancrées dans les pays anglo-saxons complètent ce tableau peu flatteur :

– Tout d'abord la tendance à la stagnation caractéristique de l'Europe catholique après la Réforme (comme en Espagne, en Italie, en Pologne, en Irlande), selon la conception weberienne.

– Ensuite le faible progrès des droits individuels et de la liberté d'initiative dans un pays longtemps dominé par la monarchie absolue où un gouvernement tout puissant[16] exerçait une sorte de despotisme théocratique.

– Enfin le caractère moins ouvert et maritime d'une puissance terrienne, tournée vers le continent et non le grand large.

En bref, la France serait la Chine de l'Europe, « l'Empire du Milieu » selon Bairoch, peuplée, continentale, dominée par une caste de mandarins, avec une mentalité frileuse de bas de laine. Tout cela lui aurait valu ses déboires politiques, diplomatiques et militaires[17] du XIXe et de la première partie du XXe siècle. En outre, le fait que les deux pays se soient apparemment partagés les tâches à la fin du XVIIIe siècle : la révolution des droits de l'homme en France, la révolution industrielle en Angleterre (selon le principe bien établi de la division du travail !) expliquerait toute l'évolution ultérieure…

 

 

Explications traditionnelles de l'avance anglaise

 

Facteurs liés au marché

L'Angleterre dispose tout d'abord d'un marché intérieur plus dense et plus riche, capable d'absorber une production industrielle croissante. Le revenu par tête y est le plus élevé du continent, après la Hollande, selon toutes les observations de l'époque[18] et les statistiques actuellement disponibles[19]. Les progrès agricoles ont permis une urbanisation[20] plus rapide qu'en France, les villes sont plus proches les unes des autres et plus efficacement reliées. Elles forment un maillage serré favorable à la circulation des marchandises, d'autant plus que le marché intérieur a été unifié au XVIe siècle avec l'abolition des douanes intérieures[21]. Il est plus monétarisé et plus spécialisé que sur le continent où subsistent encore de nombreuses régions isolées et vivant en autosubsistance. Dans ces conditions la pression de la demande pousse à passer du système protoindustriel, de moins en moins en mesure de répondre, à un système plus productif, concentré et proche des lieux de consommation, le factory system.

Un deuxième point est l'importance du marché extérieur pour l'économie anglaise. Mathias note « qu'au XVIIIe siècle l'empire colonial britannique est la plus vaste zone de libre-échange dans le monde. » Les marchés des colonies de peuplement se sont considérablement développés et fournissent des débouchés croissants aux industries anglaises malgré les péripéties politiques comme la guerre d’indépendance américaine. L'Angleterre est la seule puissance à disposer de telles relations avec une zone coloniale tempérée et de peuplement européen (Verley, 1991). Les guerres avec la France ont accentué comme on l'a vu cette orientation.

 

Facteurs géographiques

Beaucoup a été dit sur l'insularité de la Grande-Bretagne qui la protège des invasions extérieures et limite les dépenses militaires improductives. Les pertes humaines et matérielles en cas de guerre ont toujours été bien plus faibles en Angleterre que sur le continent. L'insularité constituerait aussi un certain obstacle à la propagation des crises économiques, comme c'est le cas lors de la longue dépression du XVIIe siècle.

Un autre avantage majeur de la géographie britannique est la facilité du transport maritime, le plus efficace et le moins coûteux jusqu'à l'invention du chemin de fer au XIXe siècle. Les principales villes du pays peuvent être reliées par la mer, alors qu'en France le transport terrestre, lent et coûteux, est inévitable. On peut relier Bristol à Manchester par voie d'eau, mais plus difficilement Bordeaux à Lyon. Des coûts de transport réduits permettent des profits plus élevés pour les entreprises et donc des possibilités d'investissement supérieures.

En outre, l'exiguïté du territoire de l'Angleterre en comparaison de la France et la densité plus élevée font que la terre y est plus chère, ce qui détourne l'épargne des placements fonciers, et encourage le financement des activités industrielles. En France la terre est meilleur marché et elle absorbe la plus grande partie de l'épargne.

Si on ajoute à ces avantages les richesses minières du pays en fer et en charbon, les principales matières premières de la révolution industrielle avec le coton, face à la pauvreté des gisements en France, la cause semble être entendue. Le fer et le charbon furent l'objet de nombreuses innovations (fonte au coke, machine à vapeur, rail), et étaient exploités dans les mêmes filières et à proximité l'un de l'autre, « dans les mêmes régions, parfois les mêmes mines » (Deane). Sans eux, il n'y aurait sans doute pas eu de révolution industrielle. C'est la thèse de Wrigley depuis les années 60, récemment reformulée (1988, cf. Verley, 1991). L'Angleterre passe d'une économie organique (qui tire ses ressources du vivant : animaux, bois, plantes) à une économie minérale au XVIIIe siècle (mineral-based economy). La différence est que ces ressources minérales sont quasiment illimitées ce qui permettra une croissance exponentielle.

D'autres auteurs font remarquer que la disponibilité de ces richesses minières n'est une condition ni nécessaire ni suffisante de l'industrialisation. L'Angleterre a longtemps importé du fer, jusqu'à l'invention du puddlage, et elle aurait pu continuer. L'industrie motrice de la révolution industrielle, celle du coton, dépend d'une ressource importée. La Suède ou l'Espagne, riches en minerai de fer de qualité supérieure, ne se sont pas industrialisées à cette époque, contrairement à la Suisse ou aux Flandres, démunies de ces ressources. Une explication plus élaborée est que leur disponibilité en Angleterre a permis de desserrer des goulets d'étranglement qui n'existaient pas en France.

 
Les pénuries relatives

L'explication de la primauté britannique résulte, selon cette thèse développée tout d'abord par Crouzet en 1966, du fait que la France est paradoxalement plus riche et mieux dotée, mais en ressources traditionnelles, et qu'elle n'a donc pas à opérer de mutations. Elle possède des terres, des forêts, de la main d'œuvre en abondance, et les transformations techniques y sont moins nécessaires. Les pénuries relatives de main d'œuvre, de bois, d'énergie, de matières premières, de terre, qui se font au contraire sentir outre-Manche, incitent les Britanniques à trouver des solutions originales pour s'en libérer. Le recul des forêts est lié à l'invention de la fonte au coke, le manque de bras favorise la mécanisation[22], la rareté des terres pousse comme on l'a dit plus haut à investir dans l'industrie, l'insuffisance des formes d'énergie anciennes comme l'eau et le vent favorise les recherches sur la vapeur ; et enfin la possibilité d'importer du coton en quantité illimitée joue en faveur des industries cotonnières par rapport à la laine, matière première nationale, mais disponible en quantité plus réduite.

Ce sont donc les différences dans leurs dotations en facteurs de production qui expliqueraient les évolutions divergentes des deux pays. L'abondance des ressources classiques aurait retardé la révolution industrielle en France, tandis que les pénuries l'auraient favorisée en Angleterre. La première a pu continuer à produire dans le cadre d'une croissance extensive (« la création de richesses nouvelles par des moyens anciens » selon la définition d’Ernest Labrousse) ; la deuxième a dû passer à une croissance intensive (c'est-à-dire avec des techniques nouvelles) pour briser ses diverses contraintes. Il s'agit de remplacer des produits ou des facteurs rares et chers par d'autres, abondants et bon marché, et la révolution industrielle peut donc s'analyser comme « le résultat d'efforts systématiques pour faire face à un certain nombre de goulets d'étranglement qui interdisaient la poursuite de la croissance dans le cadre des techniques existantes » (Asselain, 1984).

 
Facteurs institutionnels

La stabilité politique de l'Angleterre, depuis la glorieuse révolution de 1689 qui a vu la mise en place d'une monarchie parlementaire, est évidemment un élément favorable au développement économique. Après les troubles du XVIIe siècle, le respect de la propriété y devient sacro-saint, l'épargne, les innovations, les investissements en sont favorisés. La France au contraire est handicapée par ses institutions : l'Ancien Régime ne peut se réformer et s'accroche aux restes de la féodalité, puis le pays passe par une série de bouleversements politiques majeurs (1789, 1815, 1830, 1848, 1851, 1871) pendant le cours de son industrialisation. Des institutions stables ne sont trouvées qu'une fois la IIIe République bien établie, faisant de la période 1770-1880 celle des révolutions pour les historiens[23]. En Angleterre la phase équivalente de recherche d'un large consensus a duré une cinquantaine d'années, entre 1642 et 1689, mais surtout elle se situe deux siècles plus tôt. Les mesures extrêmes lors des révolutions successives en France (confiscations, réquisitions, exécutions, etc.), les luttes à mort entre les groupes sociaux, les guerres civiles et étrangères et le sentiment constant d'insécurité, sont autant d'obstacles évidents à l'établissement d'un climat favorisant les échanges et les innovations[24].

Dans le domaine religieux, l'opposition est également considérable entre la France qui rejette ses huguenots[25] et perd ainsi un potentiel humain considérable (récupéré par ses voisins, notamment outre-Manche), et l'Angleterre qui finit par tolérer en 1689 ses dissidents religieux (ou dissenters, par rapport à la religion officielle, l'anglicanisme, cf. Watts, 1978). Ces non-conformistes, souvent d'origine écossaise comme James Watt et dans un autre domaine Adam Smith, donnent un caractère particulier à la société britannique, ils vont former les gros bataillons des innovateurs et entrepreneurs de la révolution industrielle (voir Ashton, Mathias, R. Marx). Les familles de puritains au XVIIe comme les Crowley, puis au XVIIIe siècle les quakers (Darby, Wedgwood, Lloyd, Barclay), les presbytériens (Watt), les wesleyens ou méthodistes[26] (Guest[27]), les baptistes comme Newcomen ou les congrégationnalistes comme Roebuck, forment une proportion des inventeurs, industriels ou banquiers sans commune mesure avec leur importance dans le pays. Ils sont excentriques dans leur foi comme dans leur démarche, et, rejetés par l'administration et l'armée par le Test Act (1763), exclus des universités comme Oxford et Cambridge, ils se dirigent vers l'entreprise et forment des communautés solides qui s'entraident. Le sens de l'épargne, le pragmatisme, le goût de l'effort, l'esprit de risque et la croyance dans le progrès sont autant de qualités qui ont été attribuées à ces minorités par la plupart des historiens, de Mantoux aux cliométriciens (cf. Mokyr, 1985).

La société britannique dresse également moins de barrières entre les classes que la société française. Les oppositions entre aristocrates et bourgeois y sont plus faibles, les mariages mixtes et les entreprises communes plus fréquents. Selon la formule de Landes, « le noble anglais se fit participant à la société et non point parasite »[28]. Les grands entrepreneurs peuvent être ducs comme Bridgewater ou issus du peuple comme le barbier Arkwright. Les landlords pionniers de l'agriculture se tournent naturellement vers l'industrie et le commerce, où ils appliquent la même volonté d'innovation, par exemple en exploitant les mines de charbon ou de fer du sous-sol, après avoir exploité le sol lui-même avec les nouvelles méthodes de culture. Les auteurs de l'époque soulignent volontiers cette mobilité de la société anglaise, par exemple Daniel Defoe et Voltaire :

« Le commerce, en Angleterre, loin d'être incompatible avec l'état de gentilhomme, crée des gentilhommes. Après une génération ou deux, les fils des commerçants, ou tout au moins leurs petits-fils, font d'aussi bon parlementaires, hommes d'État, membres du conseil privé, juges, évêques, et gens de qualité de tout ordre, que ceux que leur naissance rattache aux plus anciennes familles »  (Defoe, cité par Mantoux).

« Le cadet d'un pair du royaume ne dédaigne point le négoce... Tout cela donne un juste orgueil à un marchand anglais, et fait qu'il peut se comparer, non sans quelque raison, à un citoyen romain. » (Voltaire; à son retour d'Angleterre en 1734, Lettres philosophiques, X : Sur le commerce)

Dans le domaine scientifique et technique enfin, la différence classique est celle d'une recherche plus théorique et abstraite en France, plus pragmatique et appliquée en Grande-Bretagne. Diverses sociétés savantes sont créées dans ce dernier pays pour développer les connaissances et résoudre les problèmes de la production. On peut citer la Royal Society (1662), la National Society of Arts (1754), la Lunar[29] Society (1750) parmi bien d'autres du même type. Elles regroupent des savants et des inventeurs, confrontent les points de vue, expérimentent, attribuent des prix, publient des journaux... Il n'y a pas de rupture entre les différents niveaux de la connaissance, depuis ces sociétés scientifiques jusqu'aux ingénieurs et hommes d'affaires, de l'université vers l'entreprise, une véritable continuité s'établit qui permet de passer des problèmes théoriques à leur application pratique. En France les chercheurs ne trouvent pas le milieu industriel qui pourrait utiliser leur découverte et ils restent isolés. Bergeron (1971) cite le cas du grand inventeur Vaucanson qui réalise un métier à tisser automatique et des machines-outils perfectionnées (la première perceuse notamment), mais ne trouve pas de marché, et se voit réduit à fabriquer ses fameux automates fort à la mode à travers les cours d'Europe.

La confrontation entre les deux pays dégage donc l'image d'une mentalité axée sur les problèmes économiques en Angleterre, et d'un esprit de recherche de type science pure sur le continent. Il s'agit là bien sûr comme le souligne Mokyr (1994) d'un cliché, mais « qui a bien résisté au temps » et qui illustre une différence entre l'héritage de Descartes en France d'une science déductive, et celui de Francis Bacon[30] en Angleterre, avec une science au contraire inductive, empirique et expérimentale. Comme le remarquait un fabricant suisse de textiles en 1766 : « Pour qu'une chose soit parfaite, il faut qu'elle soit inventée en France et travaillée en Angleterre » (cité par Rostow, 1985). Nombre de cas confirment cette maxime : en dehors du coton et de la sidérurgie, la plupart des inventions sont faites en France, et plus tard exploitées outre-Manche. On peut citer la machine à vapeur de Denis Papin, le procédé Berthollet de blanchiment au chlore, la découverte de la conservation en boîtes par Appert, le métier à tisser à codes perforés de Jacquard ou la machine à filer le lin de Philippe de Girard. Mais l'Angleterre dispose d'un milieu technique plus ouvert et plus développé, avec davantage de techniciens, d'ouvriers qualifiés, de mécaniciens et de petites entreprises industrielles, aptes à construire les nouvelles machines.

Par ailleurs, un système de brevets protégeant les inventeurs est mis au point en Grande-Bretagne dès 1624, mais seulement à la fin du XVIIIe en France. Même s'il ne fonctionnait pas très bien, l'important selon Mokyr (1994) est que les gens croyaient grâce à lui pouvoir gagner de l'argent avec leurs trouvailles (et ce fut le cas pour certains, comme Watt ou Arkwright). La résistance à l'innovation est également moindre en Angleterre pour diverses raisons telle que l'évolution des mentalités favorable aux nouveautés, la faiblesse des corporations, la fermeté du Parlement et des élites pour défendre les inventions et les machines, en dépit des intérêts et des catégories sociales qui s'y opposent[31]. Certes il y eut des révoltes contre le machinisme comme celle des bonnetiers et tisserands luddites dans les Midlands entre 1811 et 1816, finalement matée par Wellington[32], mais elles ne permirent pas d’arrêter le processus de la mécanisation.

 

 

Les théories révisionnistes

À la conception traditionnelle de l'avance anglaise et de ses causes, s'opposent maintenant les conceptions révisionnistes qui ont été introduites par O'Brien et Keyder (1975), Roehl (1976) et Crafts (1977).

 

La France, une voie moins coûteuse ?

Patrick O'Brien et Çaglar Keyder (1975) soutiennent que « l'industrialisation en France a eu lieu selon une tradition légale, politique et culturelle différente de celle de l'Angleterre et il ne semble pas très éclairant d'isoler des éléments de ce processus et d'en faire des symptômes de retard relatif, en particulier lorsqu'il y a une hypothèse normative de la typologie, selon laquelle la voie anglaise constitue non seulement la première, mais la plus normale et  la meilleure pratique. » Les auteurs, qui ont consacré un livre pionnier à la révision du « dogme anglocentrique », relèvent que la production par tête est plus importante en France qu'en Grande-Bretagne à la fin du XVIIIe siècle et qu’elle reste la plus élevée d'Europe continentale (mais après l'Angleterre) à la veille de la Première Guerre mondiale. De même la productivité du travail dans l'industrie en France dépasse celle de l'Angleterre (résultat contesté par Asselain, 1984, et Landes, 1994). L'avance anglaise se limiterait en fait à quelques secteurs clé comme le fer, l'acier, les mines, la construction mécanique et navale ; dans les autres, la France trouve des solutions mieux adaptées à son milieu : « L'industrie française qui n'avait pas les avantages géologiques britanniques, a excellé à l'autre bout de la chaîne des processus industriels, où son abondance traditionnelle de main d'œuvre qualifiée pouvait être utilisée pour garder et trouver des marchés pour les biens manufacturés de haute qualité, tant dans la conception que la finition. » On pourrait ajouter ici avec Asselain (1989) que la France s'est singularisée en utilisant dans le domaine énergétique des filières techniques autonomes : le développement de la turbine hydraulique à la place du charbon et de la vapeur, comme elle le fait au XXe avec le nucléaire face au pétrole. Si l'agriculture est restée en retard, c'est parce que les conditions y étaient moins favorables qu'en Grande-Bretagne (par exemple 19 % de sols non cultivables contre 7 %). Ils considèrent en outre que la France a mieux évité que l'Angleterre les inégalités et les misères liées à l'industrialisation et à l'urbanisation, qu'elle aurait réussi sa modernisation à un moindre coût social, qu'elle a su garder une qualité de vie rurale, pauvre et parfois très dure, mais préférable tout compte fait aux horreurs mécanisées de la ville polluée et des fabriques bagnes qu'évoquait Ashton. La France est restée au XIXe siècle un pays campagnard, avec de petites propriétés, alors qu'outre-Manche les tenanciers dépossédés n'auront d'autre choix que la ville, ses usines et ses maux. Les auteurs prêtent aux paysans français une attitude rationnelle qui expliquerait l'exode rural plus tardif : « les ménagers et les journaliers avaient une appréciation pénétrante de ce que serait leur sort s'ils allaient en ville : leur condition difficile n'aurait pas été réellement améliorée... il semble que les salaires quotidiens n'étaient pas suffisants pour compenser les inconvénients de la vie urbaine ... Le système agraire de la France du XIXe cesse d'apparaître comme un obstacle majeur au progrès et peut être perçu comme un ensemble d'institutions fonctionnelles qui a influencé les masses à restreindre leur fertilité et à rester sur la terre jusqu'à ce que l'économie urbaine puisse leur fournir le confort matériel et un milieu civilisé pour compenser la perte d'une communauté et d'un mode de vie que tant de travailleurs semblaient très peu désireux d'abandonner pendant les premières phases de l'industrialisation » (O'Brien/Keyder).

Une telle attitude conforme à un choix économique coûts/bénéfices semble cependant assez peu crédible, et la vision presque idyllique de la vie paysanne est très idéalisée. C'est moins par choix délibéré que par absence de possibilités d'emplois d'une industrie insuffisamment développée que le pays est resté rural jusque tard dans le XXe siècle. Ruttan (1978) analyse plutôt le retard agricole de la France par la faible croissance des débouchés dans les villes pour les produits des campagnes, et aussi par la demande stagnante de travail par l'industrie.

 

La France, berceau de la révolution industrielle ?

Dans un article de la revue des cliométriciens (Explorations in Economic History, 1976), Richard Roehl va également à rebours de la plupart des affirmations sur le développement économique de la France au XVIIIe siècle, à la suite des travaux initiaux de Markovitch[33] (1966) et Lévy-Leboyer (1968) : il en fait le premier pays avec l'Angleterre (sans vouloir indiquer d'antécédence) à être passé par une révolution industrielle ! Ce qu'on considère habituellement comme autant d'obstacles au développement, dans la France de la première moitié du XIXe siècle (l'entreprise familiale, le poids élevé de la protoindustrialisation, l'absence de banques modernes, le désintérêt de l'État, l'agriculture de petites parcelles, etc.), doit être vu paradoxalement comme autant d'indices d'une précocité industrielle. En effet tous ces traits sont propres à l'économie du XVIIIe siècle qui a été le théâtre de la première industrialisation, et la France est le pays qui les conserve le plus, car c'est dans ce contexte qu'elle s'est industrialisée.

Ces éléments ne deviennent des freins au développement que par la suite, dans un contexte différent. À l'origine, ils en étaient les conditions mêmes. Autrement dit la France est un pays initiateur, et elle paye au XIXe siècle le prix de cette avance, en conservant des structures qui deviennent archaïques mais qui au départ étaient les plus modernes. On pourra dire la même chose de la Grande-Bretagne lorsqu'elle rate la deuxième révolution industrielle, après 1880, parce qu'elle traîne des équipements et des structures vieillis, ceux de la première révolution industrielle, alors que les latecomers comme l'Allemagne, les États-Unis, la Russie, le Japon, ne souffrent pas de tels handicaps et la dépassent. Un des signes les plus clairs de l'avance française est le recul de la natalité qui commence très tôt et annonce l'évolution de tous les pays industrialisés. L'énigme de cette précocité démographique française est résolue dès qu'on adopte le postulat de Roehl (voir sur ce point également Cameron et Freedeman, 1983).

L'auteur emploie la méthode de la contraposition c'est-à-dire la négation du contraire d'une vérité, ce qui permet d'obtenir une autre vérité. Ainsi, dans le cas des latecomers analysés par Gerschenkron (1962) on trouve un certain nombre de caractéristiques comme l'accélération de la croissance, l'imitation des techniques étrangères, une échelle de production élevée, l'action volontaire de l'État, etc. Ces divers points s'appliqueront d'autant moins qu'on prend les cas opposés, c'est-à-dire ceux des premiers pays à être partis dans la course à l'industrialisation, et en particulier la France au XVIIIe siècle. En les retournant donc, on trouve une liste de caractères que doit présenter le pays « le moins en retard », autrement dit le premier :

– un taux de croissance industriel assez faible mais positif et continu : « pas trop faible cependant car il doit permettre d'atteindre l'étape de pays industrialisé... (après tout il y a un nombre quelconque de candidats au record de la plus faible croissance).... C'est le cas de la France comme de l'Angleterre qui sont tous deux des pays industrialisés à la fin du XIXe siècle » (Roehl). La croissance industrielle a été supérieure à celle de l'Angleterre au XVIIIe siècle, mais la France est partie de plus bas en 1715.

– Une part importante des industries légères et de biens de consommation courants : ce point correspond particulièrement bien au cas français avec la part considérable des activités protoindustrielles.

– Une échelle de production réduite, attestée en France par la persistance de l'entreprise familiale, bien mieux adaptée aux premières formes d'industrie, et le retard de la concentration industrielle jusqu'au XXe siècle, obstacle au dynamisme de l'économie. Ces deux points sont bien connus et soulignés par la plupart des historiens.

– Une technologie et du capital d'origine domestique : ce qui n'est plus à démontrer dans le cas de la France au XVIIIe siècle. Roehl cite Rostow : « Les réalisations de la science en France au XVIIIe siècle dépassent ou égalent celles de l'Angleterre. » Le fait que le pays emprunte massivement des technologies anglaises dans les secteurs clés du coton, du fer et de la vapeur n'est pas le signe d'une dépendance car, comme on l'a vu, les transferts vont aussi dans l'autre sens (Papin, Berthollet, Girard, Jacquard, Appert, etc.). Un autre indice de cette avance est le fait que la France est exportatrice de capitaux pendant toute la période et se place juste après la Grande-Bretagne au début du XXe siècle.

– Un rôle faible des banques, de l'État et de ses dépenses ; là aussi le cas de la France au XVIIIe siècle correspond très bien : les banques et l'État n'auront une place importante dans le développement que sous le second Empire.

– Une absence d'idéologies relatives à l'industrialisation : ne pouvant avoir d'idée précise sur ce que pouvait être une nation industrialisée, il est clair que la France du XVIIIe siècle n'avait pas de doctrine favorable à l'industrie. Les physiocrates pensaient même qu'elle n'était pas productive, et il faudra là aussi attendre Napoléon III pour voir les industrialistes saint-simoniens arriver au pouvoir et appliquer leurs conceptions.

– Une contribution importante du secteur agricole et de ses progrès de productivité. Ce point paraît le moins favorable à la thèse de Roehl, car l'agriculture en France aux XVIIIe et XIXe siècles est notoirement en retard par rapport à ses voisins du nord. Cependant divers facteurs permettent de penser qu'elle a quand même joué un rôle positif dans l'industrialisation : des progrès techniques localisés ont eu lieu tout au long des XVIIIe et XIXe siècles ; les terres sont riches et la production agricole a permis de nourrir une population croissante avec un effectif paysan diminuant en termes relatifs, et sans recours aux importations (la productivité a augmenté fortement selon les calculs de Toutain) ; en outre, si la France est en retard, ce retard n'est que relatif : on compare toujours l'agriculture française avec ce qui se passe en Hollande au XVIIe ou en Angleterre au XVIIIe, mais la comparaison est à l'avantage de la France si on se tourne vers ses voisins de l'est ou du sud (la productivité est supérieure de 30 % à la moyenne européenne sans la Russie vers 1800[34]). L'Europe de l'Est par exemple reste féodale tard dans le XIXe siècle alors que la France a mis sur pied un régime de petite propriété capitaliste dès la Révolution.

– Une progression des niveaux de vie au même rythme que la croissance générale de l'économie : en France, à la différence des latecomers, on ne peut constater une pression très forte sur la consommation pendant une période courte de décollage où l'économie doit investir massivement et demander des sacrifices à la population. Comme en Angleterre, l'évolution a été beaucoup plus longue et progressive. On ne peut trouver de période de décollage marqué, et les sacrifices ont été plus diffus au cours du temps : « La France a connu une la révolution industrielle, mais sans décollage » (Roehl).

Cette analyse ébranlera la vision anglocentrique de la révolution industrielle, comme l'auteur l'explique lui-même : « L'histoire économique a pendant longtemps mal interprété l'industrialisation en France parce qu'elle a pris l'habitude de considérer la croissance économique moderne à travers le prisme de l'expérience anglaise. La définition de la révolution industrielle, le concept d'industrialisation, dérivaient de l'étude et de la familiarité avec le cas britannique. La France apparaissait comme statique et inadaptée au XVIIIe siècle, attardée et stagnante au XIXe, parce que les faits, les institutions, les relations et les processus ne se conformaient pas dans nombre d'aspects à leur équivalent anglais. De façon ironique, cette définition traditionnellement « britannique » de l'industrialisation a été formulée au départ, non pas par quelque Anglais ethnocentrique, mais par un astucieux esprit gaulois. Je fais allusion bien sûr, à l'ouvrage classique et précoce de Mantoux, toujours influent, le locus classicus de cette définition « anglaise » de la la révolution industrielle. »

 

Post hoc ergo propter hoc

Nick Crafts considère l'aspect fortuit de la révolution industrielle et il introduit l'idée nouvelle – à la suite de toute une tendance historiographique liée à la NEH qui réhabilite l'économie et les innovations françaises du XVIIIe siècle – selon laquelle l'industrialisation avait autant de chances de naître d'un côté ou l'autre de la Manche. Les interprétations traditionnelles tombent toutes dans l'erreur que la scolastique du Moyen Âge résume par la formule Post hoc ergo propter hoc, c'est-à-dire : à la suite de cela, donc à cause de cela. Autrement dit, prendre pour cause ce qui n'est qu'un antécédent dans le temps ; prendre pour cause de la révolution industrielle toutes les caractéristiques antérieures de l'Angleterre, qui n'existaient pas ou qui étaient moins présentes en France.

Dans un article de 1977, il soutient qu'il n'y a pas de raison à la primauté britannique dans la révolution industrielle, que la question : Pourquoi l'Angleterre a-t-elle été la première ? est mal conçue et ne peut recevoir de réponse. En effet lorsqu'on se place après le fait, et qu'on examine l'économie britannique au XVIIIe siècle, il est tentant de trouver dans ses diverses caractéristiques autant de bonnes raisons qui expliquent son avance : l'agriculture, le commerce extérieur, les mentalités, les institutions, les richesses minières, le système bancaire, les pénuries relatives, etc.

Mais si on fait l'effort de se placer avant la révolution industrielle, dans cette économie encore rurale du XVIIIe siècle, vers 1740 », en faisant abstraction de ce qui s'est passé à la fin du siècle, on doit constater que les similitudes avec la France frappent davantage que les différences, que celle-ci est en avance sur de nombreux points, notamment techniques, que les structures politiques et institutionnelles y ont évolué de façon favorable, que la population urbaine y est plus nombreuse au total, que le commerce extérieur, la production industrielle et la production agricole s'y sont développés plus rapidement... Bref qu'on ne peut constater une supériorité très marquée de l'économie anglaise. Cependant vers la fin du siècle, en 1788, son avance est nette en ce qui concerne le revenu par habitant, le taux d'urbanisation, les caractéristiques monétaires ou l'éducation, mais le poids de l'économie française reste beaucoup plus important (voir le tableau 7 ci-dessous). En tout cas, les contemporains auraient été bien étonnés d'apprendre que les rapports de puissance seraient inversés en quelques décennies et que la puissance dominante au XVIIIe, la France, serait largement dépassée au XIXe... En conséquence le rôle du hasard semble avoir été négligé dans l'explication de cet événement unique, la révolution industrielle. La course n'a eu lieu qu'une fois entre les deux pays, elle a été gagnée par la Grande-Bretagne, mais l'inverse aurait pu aussi bien se produire. Faute d'une répétition de cette course, on ne peut appliquer les outils de l'analyse statistique pour juger des probabilités de réussite de l'un ou l'autre pays.

 

Tableau 7  Comparaison des économies française et britannique en 1788

 

Grande-Bretagne

France

Produit total, millions de £

135

291

Revenu par tête en £

14,4

10,9

Taux d’alphab. Hommes %

60

47

Taux d’urb. (+10 000 hab.) %

18,6

8,1

Monnaie fiduciaire % PIB

11,2

1,4

Impôts directs % PIB

1

3,3

Sources : Crafts, 1995 ; Weir, 1989 ; Cressy, 1980 ; De Vries, 1984 ; Cameron, 1967 ; Mathias et O ‘Brien, 1976

 

La Grande-Bretagne a réalisé la première, et sans doute par hasard, les inventions décisives dans le filage du coton, et cela lui a permis de dominer le marché mondial des cotonnades. Celles-ci vont remplacer le blé comme principale recette d'exportation du pays entre 1750 et 1830. La révolution industrielle est enclenchée avec le coton comme industrie motrice et les marchés intérieurs et extérieurs pour débouchés. Quels en sont les résultats ?

 

 

Les conséquences économiques et sociales de la révolution industrielle

 

Les cliométriciens (Crafts, 1985, 1994, Lee, 1986) ont réévalué à la baisse les performances économiques de la Grande-Bretagne pendant la révolution industrielle. L’industrialisation semble avoir été très progressive et l’année 1780 n’est plus le tournant capital, la rupture historique, qui aurait vu une accélération marquée de la production (voir tableau 8). Le taux de croissance industriel notamment n’a augmenté que faiblement pendant la période, de 0,7 % au début du siècle à 2,8 % dans les premières décennies du suivant. Cela s’explique avant tout par l’augmentation limitée de la productivité (+0,1 % par an seulement entre 1760 et 1801), du fait que les nouveaux secteurs n’ont encore qu’un impact réduit dans une économie restée largement traditionnelle. L’industrie du coton par exemple peut être décrite comme « une activité moderne flottant dans un océan de tradition » (Hudson, 1992).

La décomposition du taux de croissance effectuée par Crafts (1985) fait apparaître l’importance du capital par rapport au travail et le faible rôle du progrès technique qui ne prend de l’importance qu’après 1800. Les conditions particulières de la première révolution industrielle expliquent que la performance économique n’ait rien d’impressionnant en termes macroéconomiques, comparée aux résultats de nombreux pays par la suite. L’Angleterre ne peut guère utiliser de raccourcis comme les latecomers pourront le faire. Étant la première, elle doit compter seulement sur ses propres ressources : capital et inventions. Il n’y a ni impulsion de l’État, ni réservoir technologique disponible, et surtout le but à atteindre n’est pas connu. Il faut « apprendre à jouer du violon en même temps qu’on donne le concert… » (Mathias). En outre, les guerres au tournant du siècle ont freiné l’activité économique : « la guerre a formé le pire des environnements possibles pour les changements industriels et sociaux alors en progrès rapide » (Trevelyan, 1942). Toutefois elles n’ont pas arrêté le processus et la croissance industrielle a repris un rythme plus rapide au XIXe siècle, plus rapide en tout cas que celle de la production agricole, et l’industrie devient le premier secteur d’activité en Grande-Bretagne vers 1840.

 

Tableau 8  Sources de la croissance pendant la révolution industrielle en Grande-Bretagne

 

Taux de croiss. moyen annuel produit total %

Part du capital dans la croissance

Part du travail dans la croissance

Productivité des facteurs

1700 à 1760

0,7

0,35  (50 %)

0,15   (21 %)

0,2    (29 %)

1760 à 1801

1

0,5    (50 %)

0,4     (40 %)

0,1    (10 %)

1801 à 1831

1,9

0,85  (45 %)

0,7     (37 %)

0,35   (18 %)

Source : Crafts, 1994

 

Au plan social, la révolution industrielle permet à long terme une hausse sans précédent des niveaux de vie. La plupart des biens manufacturés voient leur prix baisser au XIXe et la rareté générale fait place à une abondance relative. Adam Smith rapporte que des produits aussi simples que les clous étaient si recherchés en Écosse à la fin du XVIIIe siècle qu’ils étaient utilisés comme monnaie… Avant l’extension de la révolution industrielle, les conditions sont uniformément misérables et le sous-emploi permanent, comme dans les PVD les plus pauvres aujourd’hui. On ne saurait juger des conditions de l’époque avec nos yeux du XXIe siècle, mais par rapport à la situation antérieure. Mathias (1983) rappelle que « les plus humanistes et philanthropes des esprits du XVIIIe siècle considéraient le travail des femmes et des enfants comme un des progrès les plus importants dans la lutte éternelle contre la pauvreté », alors qu’ils nous semblent, aux conditions du temps, comme une tare épouvantable. Un siècle après, vers 1880, le niveau moyen des consommations a partout augmenté en Europe de l’Ouest sous l’effet de l’industrialisation. On ne peut avoir une croissance économique à long terme sans que les niveaux de vie suivent. La production doit bien être consommée et ne peut l’être indéfiniment par une élite, d’autant que la révolution industrielle se caractérise par la production de masse de biens courants, et non par une production limitée de biens de luxe.

Cependant les conditions sociales restent désastreuses dans la période 1780-1820 et jusque vers le milieu du XIXe siècle. Tout d'abord les circonstances sont défavorables à une hausse des niveaux de vie : les guerres avec la France se traduisent en privations, en ralentissement de la production industrielle et des échanges, et par une hausse des impôts. La mécanisation jette à la rue certaines catégories d'artisans, comme les tisserands qui se révoltent, ainsi qu’on l’a vu. Une suite de mauvaises récoltes renchérissent le prix du blé tandis que les importations sont plus difficiles du fait du blocus continental. Enfin la période se caractérise par une forte croissance démographique qui pèse sur les revenus par tête, et elle se termine, une fois la victoire acquise sur Napoléon, par une dépression dans les années 1816-1830.

Le tableau 9 retrace l'évolution des salaires réels entre 1750 et 1910. Le calcul du trend permet d'établir qu'après une période de stagnation, de 1750 à 1813, il y a eu une croissance de 1,2 % par an pour le reste du XIXe siècle (Crafts & Mills, 1994). Cependant, la crise économique du début du siècle entraîne une augmentation du chômage qui explique que les revenus moyens des ménages ouvriers aient pu continuer à stagner ou même baisser dans cette période malgré la hausse des rémunérations individuelles (Lindert, 1994). La perte d'un emploi dans une famille se traduit en baisse du revenu, même si l'unique salaire qui continue à rentrer augmente. Les années 1840 voient un basculement à partir duquel les salaires augmentent régulièrement. La rareté croissante de la main d'œuvre due aux terribles famines en Irlande en 1845-47 est une des explications de cette hausse : « la destruction de la classe ouvrière irlandaise par la Grande Famine marque le début d'une hausse sans précédent des salaires réels en Grande-Bretagne » (Mokyr, 1985).

Les contemporains ont des idées très différentes sur l'effet du niveau des salaires : Arthur Young résume le point de vue conservateur lorsqu'il affirme en 1771 que « tout le monde sauf les imbéciles se rend bien compte que les classes inférieures doivent être maintenues pauvres pour rester laborieuses. » Mais Smith a une vision plus progressiste dans la Richesse des Nations (1776) : « Là où les salaires sont élevés, on trouvera toujours des travailleurs plus actifs, plus diligents et plus rapides que là où ils sont faibles » (cités par Deane, 1979).

 

Tableau 9  Indice des salaires réels ouvriers en Angleterre, 1900 = 100

1750

1770

1790

1810

1820

1830

1840

1850

1870

1890

1910

42

38

34

33

42

44

44

60

67

89

102

Source : Crafts & Mills, 1994

 

La durée moyenne du travail quotidien semble s'être accrue avec le factory system (12 à 16h à la fin du XVIIIe siècle dans les fabriques textiles, 14 à 18h dans les mines vers 1830 – six jours par semaine), mais les comparaisons sont difficiles avec les temps de travail plus libres du système domestique (Lindert, 1994). Il est évident cependant que les contraintes imposées par la discipline de l'usine représentent une détérioration dans la qualité de vie des ouvriers. En outre la difficulté des transports, les conditions sanitaires désastreuses des logements, la pollution, la laideur et la surpopulation des villes dans les slums tristement célèbres[35], la destruction du cadre familial traditionnel, les traumatismes liés aux mutations (vie rurale/vie urbaine, activité manuelle/activité mécanisée, travail salarié/travail indépendant), sont autant de facteurs qui y ont contribué. Le nouveau monde qui se forme perd stabilité et sécurité, caractéristiques des relations anciennes, où la société change peu, où l'homme est assuré d'un emploi dans un cadre paternaliste et inchangé toute sa vie, même si le revenu est mince, pour entrer dans un univers de plus grande liberté, de mutation continue et d'adaptation permanente, mais où les chances de gain et les revenus sont supérieurs ; en bref, plus de richesses, mais au prix de plus grands risques. La précarité de l'emploi par exemple est extrême au XIXe siècle, les employés sont embauchés et renvoyés à volonté : Floud (1994) rapporte ainsi que des ouvriers hautement qualifiés dans l'industrie mécanique pouvaient être licenciés sans avertissement à la pause du repas... Cependant, malgré ces conditions très dures et l'aspect rebutant du travail en usine par rapport au travail à domicile (horaires fixes, perte du choix du travail, quasi-emprisonnement, surveillance, etc.), les entrepreneurs n'ont pas eu de difficulté à trouver de la main d'œuvre. Il semble que les salaires proposés étaient bien au-dessus des rémunérations rurales du système domestique, et que la différence ait suffit à compenser les inconvénients du nouveau mode de production.

Il faut se garder cependant de la vision d'un basculement brutal, cette évolution a été progressive et les changements n'ont concerné pendant la première révolution industrielle qu'une part réduite de la population ; la plupart des activités traditionnelles se maintiennent jusqu'en 1850 et même au-delà, et beaucoup d'industries restent rurales. Les grandes concentrations urbaines et les transformations majeures ne viendront que dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

Les indicateurs sociaux ne vont pas tous dans le même sens : l'éducation tend bien à s'améliorer, provoquant la baisse de l'analphabétisme ; les données sur la santé indiquent une réduction de la mortalité infantile (cf. Lindert, 1994) et une hausse de l'espérance de vie, même si les gains bénéficient au début surtout aux riches[36]. Les changements sont assez lents entre 1800 et 1860, mais on assiste à une accélération des progrès sociaux dans les dernières décennies du siècle (cf. Floud, 1994).

 

Tableau 10  Espérance de vie en Angleterre

1688

1760

1810

1820-1850

1911

33 ans

35

38

40

53

Source : Wrigley et Schofield, 1981, Jackson, 1994

 

Le nombre de démunis complets diminue régulièrement (cf. Lindert et Williamson (1982) : ils passent de 20 % de la population vers 1800 à 15 % en 1812, et seulement 6 % en 1867. Un autre indicateur, la taille moyenne de la population, donne des résultats contradictoires, et bien qu'elle soit liée à l'alimentation et donc au revenu, elle ne varie pas toujours comme les salaires réels. Les travaux de Komlos (1993) montrent qu’elle aurait baissé en Angleterre entre 1760 et 1800, augmenté légèrement jusqu'en 1820 ...et diminué ensuite, ce qui entre en contradiction avec la hausse des niveaux de vie constatée plus haut. Là aussi, les inégalités de classe sont évidentes : Floud rapporte que « l'ouvrier moyen, adulte ou enfant, était plus petit de plusieurs pouces que quelqu'un du même âge issu des classes moyennes ou supérieures. » Johnson & Nicholas (1995) à partir de données sur la population carcérale, représentative de la situation des plus pauvres, aboutissent aux mêmes conclusions d'une baisse de la taille des hommes et des femmes entre la fin des guerres napoléoniennes et 1850[37]. Ils concluent à une détérioration des conditions de vie populaires, dans la nutrition, le travail en usine[38], l'environnement, pour la première partie du siècle. Ces résultats sont naturellement plus conformes avec la misère ouvrière décrite par tous les auteurs de l'époque, qu'avec les données de Crafts sur les salaires. Les classiques comme Smith, Malthus, Ricardo, Mill, et naturellement les socialistes, sans parler des écrivains comme Charles Dickens, pensaient que le sort des travailleurs se détériorait à leur époque. Malthus était même persuadé qu'il s'était aggravé depuis le XVe siècle !

Les inégalités de revenu et de richesse semblent avoir augmenté pendant la révolution industrielle, comme le montrent les données du tableau 11. L'évolution au XIXe siècle est cependant discutée, Feinstein (1988) et Jackson (1994) contestent l'aggravation en 1867 et concluent plutôt à une stabilité des inégalités dans la période, la réduction rapide n'intervenant qu'après 1913.

 

Tableau 11  Inégalité des revenus en Angleterre (coefficient de Gini[39])

1688

1759

1803

1867

1913

0,47

0,49

0,52

0,55

0,50

Source : Lindert & Williamson (1983)

 

Cette inégalité croissante pendant la phase de décollage correspond au schéma bien connu constaté dans les PVD au XXe siècle (Kuznets, 1966). Elle s'explique simplement par une situation « plate » de misère universelle au départ où des « pics » de modernisation et d'enrichissement apparaissent tout à coup. La croissance des secteurs industriels modernes et des régions qui en sont le théâtre provoque des fortunes rapides, tandis que les secteurs traditionnels et les régions non affectées par la révolution industrielle, qui concernent la grande masse de la population, restent en arrière et voient leurs revenus stagner. Les innovateurs et entrepreneurs qui réussissent, comme Arkwright ou Watt, Boulton ou Wilkinson, et bien d'autres au XIXe siècle, font des fortunes rapides ; les occasions de gain n'ont jamais paru aussi grandes que lors de la révolution industrielle. Cet état d'esprit optimiste est reflété par la formule de Samuel Smiles souvent citée : « Quiconque se consacrait corps et âme à faire de l'argent, ne pouvait manquer de devenir riche ; peu d'intelligence suffisait. » Point de vue caricatural bien sûr, mais qu'il faut interpréter par rapport aux époques précédentes où sortir de sa condition était une impossibilité absolue dans des sociétés socialement figées et techniquement stagnantes.

Un fossé social croissant n'est pas en contradiction avec le point relevé plus haut de salaires réels en augmentation après 1813. On peut avoir à la fois une hausse du niveau des faibles revenus et une aggravation des inégalités, si les revenus élevés progressent encore plus vite. C'est le cas semble-t-il dans la nouvelle société qui émerge des temps préindustriels, temps qui étaient peut-être plus égalitaires, mais où il y avait d'un côté une pauvreté générale dans une certaine similitude des conditions de vie pour la masse des gens, et de l'autre côté une infime minorité de riches, aristocrates ou bourgeois. Cette élite était moins apparente parce qu'il s'agissait justement d'une élite. Au XIXe siècle, la bourgeoisie n'est plus seulement une bourgeoisie commerciale, elle est aussi industrielle et financière, elle s'étoffe, devient plus nombreuse, plus visible, et les écarts sociaux sont ainsi non seulement plus marqués mais aussi plus perceptibles.

En outre, il semble que l'Angleterre victorienne était encore plus inégale que les autres pays, notamment ceux qui, comme la France ou les États-Unis, étaient passés par des révolutions. La concentration des terres, des revenus et des pouvoirs aux mains de l'aristocratie terrienne, qui tient toujours le haut du pavé malgré l'ascension de la bourgeoisie, a fait comparer le pays aux situations latifundiaires sud-américaines ! Les 5 % les plus nantis contrôlaient 79 % des terres en 1873, tandis que 5 % des ménages les plus riches détenaient 41 % des revenus en 1867, soit beaucoup plus que sur le continent ou aux États-Unis (Lindert, 1994). L'opposition entre le faste aristocrate et bourgeois d'un côté et la misère ouvrière de l'autre est restée le symbole de cette époque, et en tout cas elle était flagrante et scandaleuse pour les contemporains comme Thomas Carlyle[40] : « La richesse s'est accrue de plus en plus, et en même temps elle s'est de plus en plus concentrée, altérant de façon étrange les anciennes relations, et augmentant les distances entre les riches et les pauvres. » Si malgré ces écarts sociaux flagrants l'Angleterre a évité les soubresauts révolutionnaires, à la différence des pays du continent, ce n'est pas à cause du respect particulier des Anglais pour leurs institutions (comme les troubles du XVIIe siècle l'ont bien montré), mais probablement parce que la révolution industrielle y a permis à la longue une augmentation plus rapide des niveaux de vie absolus, même parmi les catégories populaires.

 

Le tableau qui se dégage de ces données parfois contradictoires est celui d'une détérioration des conditions sociales du peuple jusqu'aux alentours de 1850, confirmée par les études de l'époque (Villermé, 1840, Engels, 1845), même si les salaires réels ont commencé à augmenter après 1810. Il est probable qu'en l'absence d'une révolution industrielle la situation aurait été encore pire, et les effets des circonstances politiques, démographiques, ainsi que les mauvaises récoltes de la période 1780-1820, beaucoup plus graves. On aborde ici le type d'hypothèse contrefactuelle chère aux cliométriciens : que se serait-il passé si l'industrialisation ne s'était pas produite ? Il suffit pour l'imaginer de regarder le sort des pays qui n'ont pas connu de révolution industrielle à cette époque, comme l'Irlande, où de terribles famines éliminent un bon tiers de la population dans la première moitié du XIXe siècle, et bien sûr le cas de tous les pays qui devront attendre le XXe siècle ou ceux qui attendent toujours... C'est Ashton le premier qui a développé ce point en 1948 en s'élevant contre la vision traditionnelle des horreurs mécanisées liées à l'industrialisation ; pour lui les horreurs non mécanisées d'avant la révolution industrielle, ou des pays asiatiques de son époque (les famines en Inde et en Chine dans les années 40), et de tous les pays qui ne sont pas passés par une révolution industrielle, étaient bien pires encore. La même idée est exprimée par Friedrich Hayek (1954) à propos de la plus grande abomination de la révolution industrielle, le travail des enfants, dès l'âge de cinq ans au fond des mines et sur les métiers, dans les conditions que l'on sait. Le prix Nobel évoque la situation encore plus effroyable qui précédait la période de l’industrialisation, dans le putting-out system : « Combien il aurait été plus plaisant de voir ces enfants gambader librement sur les collines, ou dans de vertes prairies pailletées de boutons d'or et de pâquerettes, avec le chant des oiseaux et le bourdonnement des abeilles... Mais nous avons plutôt connu des enfants en train de périr tout simplement de faim, dans la boue de leurs taudis ou dans les bas-côtés et les fossés des routes. » Après 1850, en Grande-Bretagne comme dans les pays voisins, l'amélioration des conditions de vie est confirmée à la fois par l'évolution des revenus réels et par celle des indicateurs sociaux. Le déclin de l'assistance aux pauvres va en outre inciter les travailleurs à s'organiser : le mouvement syndical naît à cette époque et son rôle croissant n'est pas étranger à une situation qui devient progressivement plus favorable pour les ouvriers.

 

 

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Paru dans Économies & Sociétés, n° 31, juin 2004

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[1] The First Industrial Nation, Routledge, 1983.

[2] Oncle homonyme et posthume du grand historien des civilisations, mort jeune contrairement à son neveu : Arnold Toynbee (1852-1883), Lectures on the Industrial Revolution in England, 1884 ; Arnold Toynbee (1889-1975), A Study of History, 12 volumes, Oxford U. Press, 1934-1961. Voir l’appréciation d’Alfred Marshall sur le premier: “On Arnold Toynbee”, introduced and edited by John K. Whitaker, Marshall Studies Bulletin 6 (1996): 45-48.

[3] Melancholia, Les Contemplations.

[4] Ainsi le mot spinster qui vient du verbe to spin (filer) désigne à l'origine la fileuse, puis toute jeune fille, avant de prendre son sens actuel de vieille fille.

[5] Voir Deyon et Mendels, 1981, Margairaz, 1992, Verley, 1985, Hudson, 1992, et Coleman pour une critique de l'utilité du concept de protoindustrialisation, 1983.

[6] Polanyi parle « d'une révolution des riches contre les pauvres » à propos des enclosures.

[7] Titre de son ouvrage de 1973, avec R.T. Thomas, The Rise of the Western World, a New Economic History.

[8] Parmi ceux-ci la France et l'Espagne figurent en bonne place, les non-classés, selon la terminologie de l'auteur, les also-rans comme l’Espagne ou la France (ont aussi couru, mais n'ont pas été classés !).

[9] Un acre est égal à 40 ares ou 4000m2 (0,4 ha).

[10] Le boisseau ou bushel est une mesure de volume de l'Ancien Régime qui représente environ un décalitre.

[11] La culture du blé se répand grâce à l'amélioration des terres, au détriment du seigle, orge, avoine, et le pain blanc raffiné, consommation de luxe jusque là, remplace les pains noirs et les pains complets, sans doute aux dépens de la santé des Anglais, « mais c'était une preuve de l'efficacité de la nouvelle agriculture capitaliste » (Trevelyan).

[12] En trois étapes, 1736, 1745, 1749, invention pour laquelle il reçut la plus haute distinction de la Royal Society, la médaille Copley. Nombre de naufrages seront ainsi évités, du fait de la précision du calcul de la position, impossible auparavant.

[13] Le traité garantit aux Portugais que les tarifs imposés sur leurs vins ne seront pas supérieurs aux 2/3 des tarifs à l'encontre des Français (des droits prohibitifs aboutissaient à multiplier les prix du vin français ordinaire jusqu'à plus de cinquante).

[14] La révolution française aboutit à l'élimination des deux principaux concurrents des Anglais, sur les mers et dans le grand commerce, la France et la Hollande. Cette dernière parce qu'elle tombe sous la dépendance de la République puis de l'Empire français et sera victime du blocus maritime anglais comme le reste de l'empire napoléonien. La France parce que la Royale perd ses officiers aristocrates qui émigrent, et ne pourra plus jamais faire face à la Navy. Celle-ci aura le contrôle total des mers après les défaites françaises d'Aboukir (1798) et de Trafalgar (1805). Hobsbawm note « le manque d'officiers de marine français compétents, catégorie d'hommes que la Révolution avait décimés, car ils sortaient surtout de la petite noblesse royaliste de Normandie et de Bretagne », et Tulard affirme sans ambages que « la destruction de la marine française est l'œuvre de la révolution ».

[15] Institut de science économique appliquée ; ISMEA depuis 1974 (sciences mathématiques et économiques appliquées).

[16] Jusqu'à aujourd'hui la conception d'une perversion toute française (gallic perverseness) qui pousserait l'Etat à toujours intervenir là où il n'a rien à faire, est présente à travers les pages des journaux et revues anglaises et américaines, comme par exemple The Economist.

[17] La Première Guerre mondiale constitue bien sûr une exception. Mais outre que la victoire est payée d'un prix exorbitant et rend le pays exsangue, elle est obtenue par une vaste alliance qui dépasse largement les forces de la France.

[18] Comme le note Crouzet (1966), Gregory King fait cette observation dès 1688 et place le revenu par tête en France à 20 % au dessous de celui de son pays. Defoe soutient vers 1715 que la Grande Bretagne est devenue « le pays le plus prospère et opulent dans le monde » (ibid.). Maddison (1981) estime les écarts de produits par habitant pour les trois pays à 100 (en France), 108 (GB) et 160 (NL) en 1700, contre 100 (F), 120 (GB) et 106 (NL) en 1820.

[19] En 1788, le produit global est estimé à 135 millions de livres en Grande Bretagne contre 291 en France, et le produit par tête à 14,4 £ pour 10,9. Landes (1994) donne une autre indication des différences de revenus entre les deux pays : les salaires à la journée se comptaient en France en sols ou sous (un sol est un vingtième de livre), et en shillings et pence en Angleterre (une pound contient 20 shillings et un shilling 12 pence). Mais les unités de compte entre les deux pays étaient totalement différentes et la livre anglaise (pound) valait 25 livres françaises. Il estime l'écart de 1 à 2 « ou plus » en faveur des travailleurs britanniques.

[20] Le taux d'urbanisation (villes de plus de 10 000 habitants) atteint 18,6 % en Angleterre en moyenne entre 1750 et 1800 et seulement 8,1 % en France (de Vries, cité par Crafts, 1995. Woods (1989) estime ces taux à 24 % et 10,5 % pour la même période. Bairoch (1989) calcule des taux d'urbanisation (villes de + de 5 000 habitants) de 20,8 % (GB) et 12,9 % (F), pour 34,1 % aux Pays- Bas.

[21] En France au contraire le marché intérieur reste compartimenté, les provinces séparées par des douanes intérieures. Cependant Crouzet note que cet argument classique perd de sa validité lorsqu'on sait que « la principale des unités douanières françaises... réunissait une population de l'ordre de celle de la Grande Bretagne »! Roehl (1976) va encore plus loin ; il prend une position inverse en affirmant qu'en Angleterre, « le marché intérieur était trop limité, le niveau de la demande globale interne était incapable de produire spontanément et de maintenir une révolution industrielle. La France était un pays beaucoup plus vaste. La demande intérieure y était suffisante pour les besoins d'une telle révolution, et le pays n'avait pas à reposer sur le marché mondial pour compléter la demande domestique. »

[22] « En Grande Bretagne, la rareté croissante du travail a été un puissant stimulant à la recherche de substituts mécaniques à la force et l'habileté humaines » (Landes, 1994).

[23] Voir François Furet, Histoire de France, tome IV, La Révolution, 1770-1880, Hachette, 1998.

[24] Ainsi Lavoisier est guillotiné en 1793, avec pour seule oraison funèbre de la Convention l'affirmation que « la République n'a pas besoin de savants ».

[25] La révocation de l'édit de Nantes en 1685 et la Révolution peuvent être considérés comme les deux facteurs politiques majeurs qui expliquent le retard de la France dans le développement économique et l'industrialisation. Sur le premier aspect, voir Scoville, 1960.

[26] À propos du méthodisme et de son rôle en Angleterre, voir Élie Halévy (1906, rééd. 1995).

[27] Sir John Josiah Guest est un industriel, banquier et membre du Parlement, libéral et libre-échangiste de la première moitié du XIXe siècle; il contrôle la banque London & Westminster et la première entreprise sidérurgique du pays, la fonderie Dowlais à Merthyr Tydfill au Pays de Galles, près de Cardiff, qui produit 20 000 tonnes de fonte, 70 000 tonnes de fer par an et emploie plus de 6000 ouvriers.

[28]  Cette thèse d'une « élite ouverte » a cependant été contestée par Stone (1984 et Annales ESC, 1985), par Milward et Saul (1973) et aussi par les tenants du gentlemanly capitalism (Cain et Hopkins, 1986). Voir également Crouzet (1966) qui défend l'esprit d'entreprise de la noblesse en France.

[29] Ses membres se réunissaient tous les soirs de pleine lune (voir R. Marx, 1992, Verley, 1985). Réunissant des scientifiques comme Joseph Priestley, des inventeurs comme Watt et des entrepreneurs comme Wedgwood ou Boulton, elle est l'archétype de ces sociétés qui permettent « un fructueux dialogue entre savants et industriels » (Verley).

[30] Voir sur Francis Bacon (1561-1626) la biographie de Daphné du Maurier, L'escalier en colimaçon (The winding stair), Albin Michel, 1978.

[31] À la fois parce qu'elles en profitent parfois directement, étant intéressées financièrement dans les forges ou les fabriques, et aussi pour éviter, dans cette période de guerres, que les innovateurs quittent le pays et fassent bénéficier les voisins du fruit de leur ingéniosité.

[32] Avec 12 000 hommes, soit plus qu'il n'en avait débarqué au Portugal pour lutter contre Napoléon !

[33] « La France a été la première puissance industrielle du monde, pas seulement au XVIIIe siècle, mais même au début du XIXe siècle. » T. Markovitch, 1966.

[34] Bairoch, 1989.

[35] Hyppolite Taine parle du « dernier cercle de l'enfer » pour décrire les taudis peuplés d'Irlandais des villes industrielles anglaises encore en 1870. Tocqueville décrit la source de la nouvelle richesse de la Grande-Bretagne dans la misère et la saleté des cités surpeuplées et chaotiques.

[36] En 1700, riches ou pauvres avaient à peu près la même espérance de vie autour de 35 ans, mais en 1850 les classes supérieures ont une durée de vie de 54 ans alors que la moyenne nationale est d'environ 40 ans (Lindert, 1994). L'évolution exacte de la durée de vie pour les travailleurs industriels reste une inconnue entre 1750 et 1850.

[37] Après 1850, et bien sûr au XXe siècle, la tendance à l'augmentation de la taille moyenne est générale en Europe. Fogel (1993) note à cet égard que « la simple amélioration nutritionnelle a contribué pour un tiers à l'amélioration de la productivité du travail en Grande-Bretagne au cours des 200 dernières années... Au début du XIXe siècle, 20 % des gens au travail n'avaient tout simplement pas la force physique suffisante pour faire autre chose que de flâner quelques heures. C'est la seule raison pour laquelle ces gens étaient des mendiants. Ils n'avaient pas la force de faire autre chose... En France, durant la Révolution, les gens étaient très petits. Ceux qui ont pris la Bastille ne mesuraient pas plus de 1,60 m et pesaient au maximum 50 kg. »

[38] Encore en 1835, 61 % de la main d'œuvre des usines textiles est composé de femmes, et d'enfants de moins de 13 ans, exploités dans des conditions épouvantables (cf. R. Marx, 1992). Les enfants sont embauchés par les fabriques à partir de l'âge de quatre à cinq ans ! La charge que les inactifs imposaient à la société n'était pas trop lourde...

[39] Le coefficient de Gini, compris entre 0 et 1, a la valeur zéro quand la répartition du revenu total est complètement égalitaire ; la valeur 1 quand un seul ménage perçoit la totalité du RN et les autres rien. Des valeurs proches de 0 indiquent donc moins d'inégalité et plus proches de 1 une plus forte inégalité.

[40] Signs of the Times, 1829.