Une approche historique du développement économique de la Réunion

 

 

 

 

Le développement de la Réunion dans le contexte colonial et postcolonial de l'océan Indien

 

L'île de la Réunion comme tout territoire économiquement dépendant[1] présente les caractères d’une économie-reflet[2] dont les phases de prospérité et de crise ne font que renvoyer l’image du centre et des flux économiques avec celui-ci (demande de produits primaires et injection de capitaux dans l’économie locale). Cet état est encore accentué par la faible dimension de l’économie insulaire et la limitation de ses ressources. Le développement économique de l’île peut être caractérisé  par une suite de cycles[3] qui se chevauchent avec des périodes d’ascension et de dépression (voir schéma) : le premier est le cyle du café au début du XVIIIe siècle, suivi de celui des épices à la fin du même siècle ; les cycles du sucre commencent au XIXe pour se poursuivre au jusqu’à maintenant ; un cycle de la vanille et des plantes à parfum débute vers 1890, tandis qu’un cycle social correspond à la départementalisation de la deuxième moitié du XXe siècle. Ce dernier cycle fait de la Réunion une économie de transferts (Rochoux, 1990) caractérisée par des apports massifs de capitaux extérieurs ; il est toujours dans sa phase ascensionnelle, mais connaît actuellement des difficultés croissantes qui tiennent un mot, l’emploi (voir Tchibozo, 1995).

 

XVIIe siècle

XVIIIe siècle

XIXe siècle

XXe siècle

Premières

implantations humaines

1725 Cycle du café

ì                   î 1806

1815 ì      Cycle du

sucre î                 ì

 

   1750  ì Cycle

      des épices î 1806

1890

Cycle vanille et

plantes à parfum ì

 

 

 

1946 ì Cycle social

 

À l’intérieur de cette première grille de lecture de l’évolution historique de l’économie réunionnaise, on peut en établir une deuxième. Il existe un parallèle inversé avec la situation des îles voisines, et particulièrement à Madagascar, en ce qui concerne les phases de prospérité ou de dépression économique. Les périodes de marasme dans la grande île correspondent en effet à des périodes de développement pour la Réunion, et inversement. Par exemple, l’échec de la tentative d’implantation à Fort-Dauphin au XVIIe siècle correspond aux débuts de la colonisation de l’île Bourbon. Le même type de lien existe avec Maurice : en 1815 lorsque le congrès de Vienne fait de l’île de France une possession anglaise, la Réunion va bénéficier du fait qu’elle reste la seule colonie de la France dans la région. Plus tard cependant, lorsque Madagascar reçoit les capitaux français après la conquête de 1895, elle est délaissée, après avoir connu une relative prospérité tant que la grande île restait inaccessible aux Européens. Lorsque celle-ci devient indépendante, puis coupe les liens avec l’Occident en 1972-1975, la Réunion bénéficie du déplacement des activités et des investissements qui jusque là favorisaient le grand pays voisin.

Une sorte de mouvement de balancier économique va donc de Madagascar à l’ancienne île Bourbon, et le développement de cette dernière s’explique en partie par ces facteurs politiques et diplomatiques. Si la Réunion appartenait par exemple à l’archipel indonésien ou philippin, elle ne serait qu’une tache de plus sur les atlas, parmi des dizaine d’autres de taille comparable, oubliée de tous et sous-développée. Mais cela n’est pas le cas, sa position stratégique dans l’histoire et son statut de colonie d’une grande puissance européenne ont favorisé un développement économique de type dépendant. Naturellement ce mouvement de balancier tenait seulement au fait que la région se partageait une même manne venue d’Europe. Avec un développement autonome reposant sur la production locale, comme c’est le cas à Maurice depuis l’indépendance de 1968, et non sur des apports venus de l’extérieur, la croissance dans une île ne peut qu’entraîner celle des autres. C’est justement le but de la Commission de l’océan Indien (COI) de favoriser les échanges et la coopération régionale afin que ces effets favorables de propagation jouent à plein.

 

 

Les cycles du développement économique réunionnais

 

Les premiers temps

L’île a été découverte dès le Xe siècle par les navigateurs arabes, qui l’appellent Dina Margabim ou île de l’ouest (Maurice étant l’île de l’est, cf. Mémorial, 1979), et elle aurait été décrite par le géographe musulman Edresi. Les portulans portugais portent encore le nom arabe aux XVe-XVIe siècles. Elle est reconnue par Diego Fernandes Pereira en 1507 ou par Pedro Mascarenhas en 1512, alors que les Portugais entament leur conquête de l’océan Indien et de ses voies commerciales. Ils la nomment Santa Apollinia, d’après le jour de leur découverte.

Après avoir été oubliée pendant plus d’un siècle, faute d’épices ou autres richesses, sauf comme escale pour des navires hollandais ou anglais, elle est finalement l’objet de la « possession » française en 1638 pour le compte de Louis XIII. La France, qui arrive en retard dans la course aux épices, face à la domination écrasante des Hollandais au XVIIe siècle en Insulinde, en Inde et en Extrême-Orient, va s’installer dans cette partie de l’océan Indien, à Madagascar et à Mascarin (nom donné alors à la Réunion), pour tenter les premières colonisations et le développement sur place de cultures dont le commerce lui est fermé.

 

Le XVIIIe siècle

La Réunion doit son premier essor économique et son premier cycle de prospérité à la culture du café introduit en 1725 par la Compagnie des Indes orientale, créée par Colbert en 1664 (cf. Ho, 1995b), et qui détient le monopole du commerce avec l’île. Cette plante est à la mode en Europe depuis le XVIIe siècle : le café arrive à Venise en 1644 venant d’Arabie, et de là sa consommation gagne peu à peu tous les pays du continent. La production à la Réunion est multipliée par dix en moins de vingt ans (125 tonnes en 1727,1250 en 1744) et la population de colons passe de 507 personnes en 1708, à 6464 en 1779. On fait venir aussi une main d’œuvre servile pour exploiter le café, depuis Madagascar, les Indes, l’Afrique de l’Est, et même de l’Ouest puisque des navires arrivent aussi de Gorée : 268 esclaves au total en 1708 et 22611 en 1779, ce qui en moins d’un siècle les fait passer d’un tiers de la population à plus des trois quarts. Ils travaillent dans les plantations, mais s’enfuient aussi en grand nombre vers les Hauts (notamment les Malgaches, ce qui explique les appellations actuelles de lieux tels Cilaos[4]). Là se forment des communautés libres d’esclaves marrons, comme en Amérique du Sud et aux Antilles, sévèrement réprimées par les expéditions punitives des colons auxquels répondent leurs raids vers les villes.

Les propriétaires vont s’opposer à la première tentative d’abolition de l’esclavage décrétée par la Convention sous l’influence de Danton le 16 pluviôse an II (4 février 1794), allant jusqu’à déclencher à la Réunion un projet d’indépendance en 1798 pour contrer les décisions de Paris. L’esclavage sera rétabli par le Premier Consul en 1802 et la traite des esclaves interdite après 1815 par les clauses du traité de Vienne, mesure appliquée par la France en 1817. Quant à l’abolition de l’esclavage lui-même, elle devra finalement attendre la révolution de février 1848 et le 27 avril[5] en France. La période de 1817 à 1848 est donc une sorte de transition paradoxale, où le commerce des esclaves est interdit par les lois internationales (et les navires négriers pourchassés par la Royal Navy, alors totalement maîtresse des mers), et la pratique de l’esclavage légale dans les colonies, à l’exception des possessions britanniques[6]. Une main d’œuvre sous contrat (engagée) va remplacer l’apport des esclaves à la Réunion après 1848, elle vient des Indes et du sud-est asiatique pour travailler dans les plantations des engagistes.

Les épices comme le poivre, le girofle et la muscade ont aussi été introduites au XVIIIe siècle grâce à Pierre Poivre et Joseph Hubert, mais les cyclones politiques (guerres révolutionnaires de la fin du siècle) et météorologiques (1806 et 1807), ainsi que la difficulté de leur culture, en font échouer le développement et elles s’éteindront au XIXe. Pendant le grand conflit franco-anglais pour les Indes (1742-1763), l’île Bourbon devient également le grenier à céréales (blé, riz, maïs) et légumes secs de la région, chargé d’alimenter la place navale stratégique de l’île de France voisine (ancienne et future île Maurice[7]).

 

Le XIXe siècle et le début du XXe siècle

La colonie de


 
 

 

 

Paru dans Actes du colloque sur le cinquantenaire de la départementalisation, Université de la Réunion

 

 

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[1] L’école dépendantiste en Amérique latine est à l’origine du concept. Theotonio dos Santos définit la dépendance dans un article de l’American Economic Review (« The Structure of Dependence », mai 1970) de la façon suivante : “Dependence is a condioning situation in which the economies of one group of countries are conditioned by the development and expansion of others. A relationship of interindependence between two or more economies or between such economies and the world trading system becomes a dependent relationship when some countries can expend through self-impulsion while others, being in a dependent position, can only expand as a reflection of the dominant countries, which may have positive or negative effects on their immediate development” (p. 289-290).

[2] L’expression est due à l’économiste brésilien Celso Furtado (1972) qui l’utilise à propos de la situation de son pays avant les années trente lorsque la croissance est dépendante du commerce extérieur et de la demande des pays capitalistes développés en Europe et en Amérique du Nord. Du fait de la crise de 29, les échanges étant interrompus avec le Centre, le pays s’engage dans une croissance vers le marché interne et non plus vers l’extérieur, avec le processus de remplacement progressif des importations par la production nationale (ISI ou industrialisation par substitution d’importations). Possible pour un pays de la taille du Brésil, cette voie est naturellement fermée pour des économies de faible dimension comme la Réunion ou Maurice qui continueront à dépendre de l’extérieur, soit par l’apport de capitaux, soit par le commerce international.

[3] On utilise ici cette expression dans un sens très différent de celui qui est habituel en économie. Le cycle économique étudié dans les économies capitalistes industrielles à partir du XIXe siècle, par des auteurs comme Juglar, Kondratief, Kitchin, Schumpeter, qui leur ont chacun laissé un nom, présente une régularité, une fréquence, une répétition des phases d’expansion et de crise. L’acception retenue ici est beaucoup plus vaste, le mot est pris au sens de phase ou de période dans l’évolution historique, qui peut être unique. Là encore, la référence est l’histoire économique du Brésil (voir Furtado, 1972) où l’expression est utilisée pour désigner des époques caractérisées par le fait que toute l’économie repose sur l’essor d’un seul produit, s’effondre ensuite lorsque ce produit disparaît ou voit son prix baisser, puis reprend lorsque ce produit est remplacé par un autre : cycle du bois rouge – couleur de braise, qui donne son nom au pays (XVIe-XVIIe), cycle du sucre au XVIIIe siècle, cycle du café au XIXe et jusqu’en 1960, cycle du caoutchouc, éphémère et local, en Amazonie autour de Manaus (1880-1910).

[4] Tsilaosy : « Là où les Noirs marrons sont en sécurité ». Bien d’autres termes malgaches se retrouvent, comme Barasoa, « la bonne ouverture » ou « le bon mouillage », qui donne bien sûr le Barachois. Le nom de Plaine des Cafres illustre également le fait que les Hauts servaient de refuge aux esclaves.

[5] C’est seulement le 20 décembre 1848 que l’envoyé de la République, le commissaire général Sarda Garriga rendra l’émancipation effective à la Réunion.

[6] La traite est interdite pour toutes les colonies anglaises en 1807 ; quant à l’abolition de l’esclavage, elle date de 1833 avec le Bill d’émancipation, appliqué en 1835.

[7] Elle doit son nom à Maurice de Nassau, stathouder des Provinces Unies de 1584 à 1625, alors qu’elle est possession hollandaise, avant de devenir française de 1715 à 1815.